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Les équations de la mécanique comme outils de représentation

En premier lieu, supposons que l'on adopte la thèse du réalisme structural, c'est-à- dire la forme du réalisme scientique qui consiste à armer que les structures décrites par nos théories représentent (ou visent à représenter) les structures réelles du monde physique. C'est une option assez largement partagée par les philosophes des sciences, et qui correspond assez bien au type d'engagement réaliste dont font souvent preuve les scientiques.77 Elle est en eet considérée comme la meilleure manière de rendre

compte du succès empirique de la science tout en évitant les objections classiques majeures au réalisme.78 Dans une telle perspective, il semble bien que les diérentes

formulations de la mécanique ne disent pas la même chose de la structure du monde ; il n'en résulte aucune diérence empirique, puisque le comportement des systèmes

76Cela appelle une remarque à propos de la notion même de généralité, qui semble relative à l'usage

que l'on fait d'une formulation. En eet, on vient de voir que la formulation hamiltonienne assigne une structure plus générale à l'espace des états que les formulations lagrangienne et newtonienne ; cependant, quand on se place dans le cadre de la théorie de la relativité, on arme que la formulation lagrangienne est plus générale.

77On attribue cette position à Poincaré, ainsi qu'à Duhem. Certains propos de Feynman (1965),

quoique ambigus sur ce point, révèlent une certaine forme de réalisme structural.

En quel sens parler d'équivalence ? 79 physiques est le même quelle que soit la formulation adoptée, mais la structure géo- métrique sous-jacente du monde n'est pas la même. Ce constat conduit d'ailleurs Jill North (2009b, p. 26) à armer que, quand bien même cela n'implique pas la possi- bilité de les départager empiriquement, les trois formulations de la mécanique  ne sont même pas authentiquement équivalentes empiriquement. 79

En outre, sans même s'engager en faveur du réalisme structural  ou de la ver- sion peut-être trop grossière que j'en décris ici80 , c'est-à-dire sans armer que la

structure géométrique de l'espace dans lequel la mécanique décrit les systèmes vise à représenter la structure géométrique du monde, prendre conscience des contraintes géométriques associées à chaque interprétation permet d'explorer le contenu spéci- quement géométrique de la théorie. Si l'on conçoit la mécanique non pas seulement comme la science du mouvement dans l'espace et le temps, mais comme la théo- rie de l'espace et du temps en tant qu'ils contraignent les mouvements, cela prend toute son importance : les diérentes formulations, en décrivant les phénomènes du mouvement à diérents niveaux de généralité, n'en donnent pas la même image, et ne les expliquent pas de la même manière. Cela permet d'armer que l'identité des diérentes formulations de la mécanique  la question de savoir si elles expriment, ou non, le même contenu  dépend en partie de ce que ses utilisateurs considèrent être son objet ; or, sur ce point, plusieurs positions sont défendables.

Je développerai ce dernier argument au chapitre 5 (section 3.3), consacré à un approfondissement de ma critique des approches visant à identier formellement le contenu des théories. Pour l'heure, admettons que l'on peut légitimement répondre à l'argument qui précède en armant que la structure géométrique de l'espace sous- jacent à la description des mouvements est inessentielle au contenu de la mécanique, et que seul compte ce que les équations permettent de déduire quant au mouvement des systèmes. De ce point de vue, le contenu géométrique des diérentes formulations ne fait pas partie du contenu de la théorie, qui n'arme rien quant à la structure géométrique du monde ; il n'est que le cadre dans lequel les mouvements des systèmes sont représentés, cadre certes intéressant à étudier quand on cherche à analyser les relations des mathématiques et de la physique, mais qui ne nous apprend rien du monde. Outre qu'une telle réponse implique l'adoption d'une thèse philosophique sur la nature de la physique mathématique que l'on peut discuter  ce que je ne ferai pas , elle repose, comme je vais le montrer, sur une conception insatisfaisante du

79Comme le remarque Olivier Darrigol (communication personnelle), cela montre que le réalisme

structural n'est pas à dénir en référence à la structure mathématique de l'appareil formel d'une théorie (ce que Poincaré, selon Olivier Darrigol, comprend très bien dans la mesure contestable où il est un réaliste structural).

80 Chap. 2. Formulations : principes et pratique contenu des théories.

En eet, en faisant abstraction de la manière dont les diérentes formulations de la mécanique représentent les phénomènes  en ne prenant pas en compte la forme des équations, liée au choix d'un système de coordonnées  cette conception dissocie tout à fait les fonctions représentative et inférentielle des théories. J'ai montré, dans ce qui précède, que les diérences pratiques liées à l'utilisation de l'une ou l'autre formulation sont le corollaire des diérentes représentations mathématiques de l'état dynamique des systèmes. Ainsi, les diérents types d'inférences que les agents doivent faire pour prédire et expliquer les phénomènes ont une contrepartie dans la struc- ture même de l'espace géométrique dans lequel les diérentes formes d'équations représentent les phénomènes.81 Refuser de prendre cela en considération dans une

dénition du contenu d'une théorie, c'est se condamner à ne pas comprendre com- ment, en exprimant des hypothèses à propos des phénomènes, cette théorie permet de les prédire et de les expliquer.

Il y a, certes, quelque chose comme un contenu de la mécanique, identiable à l'ensemble de ses conséquences déductives en principe, puisque ses principes sont inter-déductibles. Cependant, armer que la mécanique est entièrement identiable à ce contenu, abstraction faite de la manière dont elle exprime les hypothèses desquelles peut en principe être déduit cet  ensemble de conséquences  et, corrélativement, de la manière dont on y accède, revient à en faire une entité abstraite qui n'est ni outil de représentation ni outil d'inférence.

Un tel contenu désincarné n'est pas l'objet de l'activité théorique, qui consiste à construire, développer et manipuler des représentations pour tirer des inférences. Qu'il s'agisse de l'application des diérents principes de la mécanique pour résoudre des problèmes concrets ou du développement même de la théorie  l'invention de nouvelles formulations et la découverte de nouvelles conséquences , une telle activité est incompréhensible si l'on dénit la théorie comme un tout, identiable à un petit nombre de principes duquel est censé pouvoir être déduit tout son contenu.

En critiquant la notion de théorie qui sous-tend l'armation selon laquelle les for- mulations de la mécanique expriment une seule et même théorie, je ne prétends pas en donner une autre dénition, qui permettrait de rendre compte de la multiplicité des formulations de la mécanique classique comme autant de théories. Cela revien- drait simplement à modier les critères d'identication des théories et à déplacer les frontières qui les séparent les unes des autres. Or, en soulignant les diérences entre

81Ce constat rejoint la manière dont Jeremy Buttereld (2004, p. 29) décrit les diérences entre

mécanique lagrangienne et mécanique newtonienne : la formulation lagrangienne fournit un schème pour résoudre des problèmes ; cela s'accompagne du fait qu'elle ne nous donne pas la même image du monde.

En quel sens parler d'équivalence ? 81 les formulations de la mécanique, je ne prétends pas armer qu'elles sont des théories diérentes, mais que ces diérences sont des diérences théoriques qui méritent d'être prises en compte et étudiées en tant que telles.

Signalons d'ailleurs que le constat de ces diérences entre les formulations de la mécanique, s'il remet sérieusement en question l'identité de son contenu, n'implique aucunement la nécessité d'opérer un choix entre ces formulations. Bien au contraire, cette multiplicité de formulations possibles, plus ou moins adaptées aux diérents problèmes à résoudre, est une des forces de la théorie, puisqu'elle contribue non seulement à en augmenter l'ecacité prédictive, mais encore à faciliter des dévelop- pements théoriques dans d'autres domaines de la physique. Le choix d'utiliser l'une ou l'autre formulation est dicté, en pratique, par le type de problème à résoudre ou par les généralisations que l'on cherche à opérer, mais il n'est en aucun cas question d'en choisir une comme étant la  meilleure , quel que soit le critère présidant à un tel jugement.82

Plutôt que de proposer une autre dénition de la notion de théorie, je suggère que cette notion, quand on cherche à l'identier à un ensemble d'hypothèses, quel que soit le critère de cette identication, ne permet pas de rendre compte de la double dimension représentationnelle et inférentielle de l'activité théorique qui lui est pourtant essentielle. Il convient dès lors de se tourner vers d'autres unités d'analyse, et de développer d'autres notions qui permettent de rendre compte de cette double dimension.83

Une telle approche devra en particulier prêter attention aux utilisateurs des théo- ries, et à la forme des représentations qu'ils manipulent. On a vu, dans ce qui précède, à quel point la question de l'utilisation des formulations pour résoudre des problèmes et les diérences de représentation mathématique qui les caractérisent sont liées. Une fois que l'on a pris acte de l'importance de la forme même des représentations utili- sées, et que l'on renonce à faire des théories des  touts  abstraits dans ce que Paul Humphreys (2004, p. 77) appelle une perspective  sans propriétaire , le point de vue des agents devient primordial.

82C'est une des raisons pour lesquelles Kuhn, comme on le verra au chapitre 6 (section 3.1.2, en

particulier page 336), accorde peu d'attention au cas des diérentes formulations de la mécanique classique :  elles ont coexisté sans être considérées incompatibles  (Kuhn, 1976, p. 198, note 10 ; 2000, p. 188, note 18).

83Jeremy Buttereld (2004) suggère ainsi, dans son analyse de la mécanique lagrangienne, que les

notions classiques de  lois  et de  modèles  ne sont pas susantes à une étude approfondie de la manière dont les théories permettent de résoudre des problèmes. La notion de  gabarit , proposée par Paul Humphreys (2004), vise aussi à permettre une analyse plus ne des procédures de calcul mises en ÷uvre dans l'application des théories ; j'exposerai ses propos sur la notion de gabarit au chapitre 6, section 3.2.

82 Chap. 2. Formulations : principes et pratique Pour nir, notons qu'une telle perspective invite, comme le suggère Paul Hum- phreys (2004, pp. 67-70), à repenser la cartographie même des disciplines scientiques et des champs de l'activité théorique. En eet,  une même théorie   traditionnel- lement identiée à son domaine de phénomènes et à l'ensemble des choses qu'elle en dit en principe  peut être utilisée au moyen de diérents types de représentation et, inversement, certains types de représentations se retrouvent dans d'autres domaines théoriques (le formalisme lagrangien en théorie des champs et en relativité générale, et le formalisme hamiltonien en mécanique quantique et statistique).84 En parallèle

d'une cartographie fondée sur le domaine des phénomènes étudiés et sur les condi- tions de vérité en principe, on peut envisager de tracer des frontières d'un autre type, qui tiendraient compte des types de représentations utilisés, et des raisonnements et pratiques qui leur sont associés.85

Conclusion

Les trois formulations de la mécanique  newtonienne, lagrangienne et hamilto- nienne  orent une représentation diérente des phénomènes du mouvement ; leurs hypothèses sont exprimées par des principes qui ne sont pas fondés sur les mêmes concepts, et qui sont formulés dans des langages mathématiques diérents (calcul diérentiel et calcul variationnel). La forme même des équations qui en découlent, exprimées dans des systèmes de coordonnées diérents, a d'importantes conséquences sur la manière dont, en pratique, on les utilise pour résoudre des problèmes de mé- canique.

J'ai montré, par une analyse du lien qui unit les diérences de représentation mathématique aux diérences pratiques liées à l'utilisation de l'une ou l'autre formu- lation, qu'une attention exclusive à la notion de théorie, identiée à l'ensemble de ses conséquences déductives en principe, ne permet pas de rendre compte de la double

84Dans une perspective toutefois diérente de la mienne, Olivier Darrigol (2008) propose la notion

de  module  pour rendre compte des similitudes inter-théoriques et des diérences intra-théoriques dont les analyses classiques des théories et des relations inter-théoriques ne rendent pas compte. Il dénit les modules comme des  composants essentiels  des théories  qui sont eux-mêmes des théo- ries avec diérents domaines d'application , et qui jouent un rôle fondamental dans l'application, la compréhension, la construction et la communication des théories. Son but, à la diérence du mien, n'est pas tant d'insister sur la forme des représentations utilisées dans la pratique scientique que sur la complexité des relations structurelles entre diérentes théories (et modules). Il remet toutefois en question, comme je cherche à le faire, la pertinence des dénitions classiques des théories et de l'unité (ou de la division) des sciences pour une analyse de l'activité théorique.

85On retrouvera cette idée dans la deuxième partie de ce travail, au chapitre 6 (section 3.2.2). Elle

Conclusion 83 dimension représentationnelle et inférentielle de l'activité théorique. Les diérences mathématiques entre les formulations, qui sont objectives au sens où on peut les identier sans faire référence aux opérations inférentielles des agents, mais qui n'af- fectent pas son contenu empirique en principe, ont une contrepartie pratique. Une fois l'importance de ces diérences reconnues, on n'est plus justié à ignorer l'utilisation des théories par les agents. J'ai nalement suggéré qu'une analyse de cette double dimension gagnerait à développer d'autres notions que celle de théorie, en adoptant la perspective des agents et en prêtant une attention particulière aux formes des représentations utilisées dans la pratique scientique et aux raisonnements que leur utilisation met en jeu.

La suite de ce travail est destinée à élaborer et à mettre en ÷uvre cette approche. Le chapitre 3, au moyen de la notion de version, va approfondir les diérences concep- tuelles que l'on trouve au sein de la mécanique classique, d'un double point de vue diachronique et synchronique ; ce faisant il montrera, je l'espère, la fécondité d'une approche qui adopte la perspective des agents. Après un chapitre consacré à une cri- tique des approches visant à dénir formellement le contenu des théories (chapitre 5), les chapitres 6 et 7 seront consacrés à élaborer des outils permettant d'analyser l'in- teraction cognitive des agents avec les représentations qu'ils utilisent. La troisième partie de ce travail (chapitres 8 et 9) les mettra en ÷uvre dans une seconde étude de cas.

Chapitre 3

Architecture conceptuelle

et versions de la mécanique

classique

Louis-Joseph Lagrange. Gravure italienne du début du xixesiècle. Bibliothèque de l'Académie des Sciences.

86 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions Le chapitre 2 a montré que la notion de théorie, dénie comme un ensemble d'hypothèses jointes à la totalité de leur conséquences déductives, ne permet pas de rendre compte de l'activité théorique, en tant qu'elle implique des agents utilisant diérentes représentations pour tirer des inférences à propos des phénomènes qu'ils étudient. J'ai suggéré, en conséquence, que l'on gagnerait à prêter une attention plus grande aux agents, et aux représentations au moyen desquelles ils raisonnent quand ils apprennent, développent, et appliquent une théorie. Dans ce chapitre, je poursuis l'analyse de l'exemple de la mécanique classique en adoptant résolument la perspective des agents. Pour cela, j'introduis la notion de version : je propose d'appeler  version  la manière dont un agent, profane ou expert, comprend et utilise une théorie. Ce chapitre vise à préciser la dénition de cette notion et à en montrer la fécondité. Ce faisant, j'aborderai plusieurs problèmes identiés au chapitre 1.

 En premier lieu, j'approfondirai l'analyse des diérences conceptuelles entre les formulations de la mécanique, que j'ai momentanément laissées de côté dans le chapitre 2. Les formulations de la mécanique, telles qu'on les enseigne aujourd'hui, se distinguent en eet non seulement par la forme des équations au moyen desquelles elles permettent de décrire le comportement des systèmes physiques (problème étudié au chapitre 2), mais aussi par les concepts qu'elles mettent en jeu et par l'architecture des principes au moyen desquels elles expriment leurs hypothèses. Ces diérences, quoique gommées par l'identication du contenu de la mécanique à ses conséquences déductives en principe, sont toutefois objectives, au sens où elles sont identiables sans qu'il soit nécessaire de faire référence aux agents qui utilisent la théorie. Un des buts de ce chapitre est cependant de montrer que la prise en compte des agents individuels  et de leurs versions  permet de mener une analyse plus ne de ces diérences.

 Ce premier problème, synchronique, se double d'un second problème, diachro- nique. Comme je l'ai signalé au chapitre 1, les diérentes formulations de la méca- nique, aujourd'hui, sont le résultat d'un développement historique, que les catégories au moyen desquelles on étudie habituellement le changement scientique (incom- mensurabilité ou réduction inter-théorique) ne permettent pas de décrire. En eet, contrairement à ce qui est le cas, par exemple, dans le passage de la mécanique newtonienne à la mécanique einsteinienne, les développements de la mécanique par Lagrange (1788) et Hamilton (1834), entre autres, ne consistent pas en une modi- cation logique de la dénition des concepts de Newton (1687), laquelle impliquerait une modication des conséquences déductives en principe de la théorie. Analyser les présentations successives de la mécanique comme l'expression de versions diérentes me permettra de rendre compte de la dimension conceptuelle de ces changements.

Introduction 87 problèmes permet de jeter un éclairage nouveau sur un troisième problème, d'ordre historiographique. Comme je l'ai signalé au chapitre 1, les formulations newtonienne, lagrangienne et hamiltonienne de la mécanique, telles qu'on les présente aujourd'hui, ne correspondent pas aux présentations de Newton (1687), Lagrange (1788) et Ha- milton (1834). Pour autant, armer que les noms que l'on donne aux formulations d'aujourd'hui reposent sur une erreur de jugement historique reviendrait à réécrire une histoire tout aussi grossière que celle qui consiste à assimiler sans examen les tra- vaux de Newton et de Lagrange aux formulations actuelles qui portent leurs noms. Comme je l'ai souligné au chapitre 1, évaluer les raisons qui permettent ou non d'at- tribuer, par exemple, le nom de Lagrange à la formulation lagrangienne d'aujourd'hui implique d'une part de préciser ce que l'on considère constituer le contenu de cette formulation et d'autre part d'identier le contenu de la présentation de la mécanique proposée par Lagrange (1788). En particulier, cela implique de savoir si les diérences (formelles et/ou conceptuelles) entre les formulations newtonienne et lagrangienne d'aujourd'hui sont le résultat des nouveautés (formelles et/ou conceptuelles) intro- duites par Lagrange. L'analyse de la version de Lagrange, telle qu'il l'exprime dans sa Mécanique analytique de 1788, suivie de celle de plusieurs autres versions de la