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4.2 Heinrich Hertz (1894), Les Principes de la mécanique

4.2.2 Les deux images de la mécanique et la version de

Quelles sont les deux images qui se dégagent, selon Hertz, de l'histoire de la mécanique, et par quoi se diérencient-elles ? La première image, la seule qui ait reçu un traitement systématique, est celle des présentations  ordinaires , fondées sur les concepts de force et de masse.

Une première image nous est fournie par la présentation ordinaire de la méca- nique. Nous entendons par là celle que l'on trouve  sous des versions diérentes dans le détail mais qui s'accordent sur l'essentiel  dans presque tous les ma- nuels traitant de l'ensemble de la mécanique et dans presque tous les exposés qui couvrent l'ensemble du contenu de cette science. Cette présentation constitue la voie royale et la grande allée triomphale qui conduit la légion des écoliers vers les profondeurs de la mécanique ; elle suit exactement la marche du développe- ment historique et de l'enchaînement des découvertes ; ses principales stations sont repérées par les noms d'Archimède, Galilée, Newton, Lagrange. Elle pose comme fondement, en tant que représentations données, les concepts d'espace, de force et de masse. La force y est introduite comme la cause du mouvement, qui lui préexiste et en est indépendante. (Hertz, 1894, p. 70)

La deuxième image,  d'origine beaucoup plus récente  (p. 82), ouvre la voie d'une  autre manière de penser  ; elle est fondée sur le concept d'énergie :

Inuencée par l'immense impression que lui a causée la découverte du principe de conservation de l'énergie, elle aime à traiter les phénomènes qui sont de son ressort comme des conversions de l'énergie en de nouvelles formes, et à considérer comme son but ultime de rapporter les phénomènes aux lois de transformation de l'énergie. Cette façon de procéder peut aussi être appliquée dès le départ aux processus élémentaires du mouvement eux-mêmes ; par là même, une nouvelle présentation de la mécanique voit le jour, diérente de la première, dans laquelle le concept de force s'eace d'emblée au prot du concept d'énergie. (Hertz, 1894, p. 82)

À la diérence de la première, cette deuxième image n'a fait l'objet d'aucune pré- sentation explicite et complète, et  il n'existe aucun manuel de mécanique qui se placerait dès le départ du point de vue de la théorie de l'énergie, et qui introduirait le concept d'énergie avant celui de force.  (Hertz, 1894, p. 82) Malgré cela, Hertz

Versions de la mécanique lagrangienne 139 arme que l'on est bien en présence de deux images diérentes, qu'un examen ra- tionnel permet de départager des trois points de vue de l'admissibilité logique, de la correction et de l'appropriation. Sans entrer dans le détail de la critique que Hertz fait de ces deux images, je me contenterai ici d'en mentionner quelques aspects, par- ticulièrement signicatifs pour mon analyse.

Notons d'abord le point suivant : Hertz range sans hésitation Lagrange du côté de la mécanique de la force ; cela signie que les progrès formels auxquels il a contribué ne changent pas, aux yeux de Hertz, l'image générale des processus mécaniques, qui consiste à les décrire et les expliquer au moyen du concept de force. Le  découpage  que Hertz opère entre les deux grandes manières de présenter la mécanique est donc guidé par une attention aux concepts qui donnent leur signication physique aux principes, ainsi qu'à l'ordre déductif des principes, et non à la forme des équations utilisées.63

Or le concept de force est au c÷ur de sa critique de la première image ; en premier lieu, il reproche à toutes les présentations existantes de la mécanique de la force de ne jamais en donner une dénition satisfaisante et claire. Il relève ainsi

la très grande diculté que l'on éprouve à exposer en particulier l'introduction de la mécanique à des auditeurs perspicaces sans éprouver soi-même un certain embarras, sans avoir le sentiment de devoir s'excuser ici ou là, et sans ressentir le désir de survoler les débuts pour en arriver assez rapidement aux exemples qui parlent d'eux-mêmes. Je suppose que Newton lui-même a dû ressentir cet embarras lorsqu'il dénit la masse de façon assez brutale comme le produit du volume par la densité. Je suppose que Thomson et Tait ont dû ressentir la même chose là où ils font remarquer qu'en réalité on a là une dénition de la densité plus que de la masse, mais s'en contentent pourtant comme dénition unique de la masse. Même Lagrange, je pense, doit avoir éprouvé cet embarras ainsi que le désir d'avancer à tout prix, lorsqu'il introduisit de but en blanc sa mécanique en expliquant qu'une force est une cause qui donne,  ou bien qui tend à donner , un mouvement à un corps ; il ne pouvait assurément pas ne pas sentir la diculté logique d'une telle double détermination. (Hertz, 1894, p.73)

Le diagnostic de Hertz n'est pas sévère au point d'armer que la mécanique ordinaire est incohérente ou contradictoire et il admet que son  contenu  est logiquement ad-

63 Le concept de principe de la mécanique n'est [...] aucunement xé de façon stricte. C'est

pourquoi quand nous désignerons individuellement ces énoncés, nous conserverons certes leur appel- lation d'origine ; mais lorsque nous parlerons tout simplement des principes de la mécanique, nous ne voudrons pas que l'on entende par là ces quelques énoncés concrets, mais bien tout choix parmi ces énoncés et d'autres semblables  choix libre au demeurant  qui satisfasse la condition suivante : que l'on puisse développer à partir de là l'ensemble de la mécanique de façon purement déductive, sans aucun autre recours à l'expérience.  (Hertz, 1894, p. 70)

140 Chap. 3. Architecture des principes et versions missible64; cependant, un exposé de ce contenu logiquement admissible devrait pou-

voir éviter ce genre de défaut.65Si la diculté est si grande de donner une dénition

précise du concept de force, alors même que le système est logiquement admissible, il faut envisager, selon Hertz, de s'en passer : non seulement ce concept n'est pas indispensable à l'exposé de la mécanique, mais encore il est responsable de ce qu'elle a d'insatisfaisant dans sa forme. C'est donc d'abord au nom de la simplicité et de l'appropriation que Hertz propose de se passer du concept de force.

Le but de Hertz, dans sa propre présentation des principes, est de n'introduire dans cette image que des termes qui correspondent à des quantités observables. Les seuls concepts qu'il juge admissibles sont donc ceux de temps, d'espace et de masse ; énergie et force sont exclues du système. Il propose de remplacer les forces, censées être les causes du mouvement, par l'hypothèse de masses et de mouvements cachés. Il n'y aurait ainsi dans la nature rien que l'on puisse appeler  force  ou  éner- gie , mais simplement des masses et des mouvements, dont certains nous seraient imperceptibles. Les mouvements apparents s'expliquent ainsi tous par le même type de cause : il n'y a en fait que des systèmes à liaison, dont certaines sont cachées, mais aucun corps n'est soumis à l'action d'une quelconque force extérieure. Quand on croit qu'un corps obéit à une force, c'est qu'il est lié à d'autres corps, qui nous sont invisibles. Quand un point matériel s'écarte du mouvement rectiligne uniforme, c'est qu'il est lié à d'autres points invisibles, et non pas soumis à une force. Une telle explication est, pour Hertz, plus simple, plus naturelle et plus  intelligible  (Hertz, 1894, p. 95) : elle explique tous les phénomènes du mouvement par un seul type de cause.

Une première remarque s'impose. C'est, on vient de le voir, au nom de la simplicité et de l'intelligibilité qui en découle que Hertz cherche à se débarrasser du concept de force. On peut cependant légitimement armer, avec Mach, que l'idéal auquel obéit la préférence de Hertz pour des masses et des mouvements cachés sur l'hypothèse des forces, est des plus discutables :  les forces sont décidément préférables [...] aux masses cachées et aux mouvements cachés. Considérons un morceau de fer posé sur une table : les deux forces en équilibre, le poids du fer et l'élasticité de la table, sont très faciles à mettre en évidence.  (Mach, 1883, p. 319) On peut raisonnablement

64 nous sommes nous-mêmes convaincus que les lacunes existantes ne concernent que la forme,

et que toutes les obscurités et incertitudes peuvent être évitées si on organise les dénitions et les désignations de façon idoine, et si on s'exprime en outre avec circonspection. En ce sens, nous reconnaissons comme tout le monde l'admissibilité logique du contenu de la mécanique.  (Hertz, 1894, pp. 75-76)

65 Dans une science logiquement parfaite, en mathématique pure, une divergence d'opinion sur

Versions de la mécanique lagrangienne 141 armer, avec Mach, que l'hypothèse des forces n'est pas moins simple et intelligible que celle de liaisons cachées.

Cependant, si Hertz voit dans la notion de force un défaut du point de vue de l'appropriation de l'image qu'elle sous-tend, ce n'est pas sur ce point qu'il arme que la  troisième  image, la sienne, présente son plus grand avantage. Le corps des Principes tend à montrer qu'elle tire sa supériorité d'une plus grande correction, c'est-à-dire d'une meilleure adéquation empirique ; si l'image reposant sur le concept de force s'était montrée plus correcte (une fois le test de l'admissibilité logique passé), on aurait pu s'en satisfaire. La perfection de sa propre image provient, selon Hertz, du principe unique qu'il place au fondement du système, et qui est une généralisation de la loi d'inertie aux mouvements cachés :

si le système pouvait un instant rompre ses attaches, ses masses se disperseraient selon un mouvement rectiligne uniforme, mais [...], une telle dissociation étant impossible, elles restent du moins aussi près que possible de ce mouvement auquel elles aspirent. Cette loi fondamentale est dans notre image le premier énoncé empirique de la mécanique au sens propre ; elle en est aussi le dernier. Jointe aux hypothèses déjà admises des masses cachées et de la légalité des rapports, elle nous permet de dériver le reste du contenu de la mécanique de façon purement déductive. (Hertz, 1894, p. 98)

Comme on va le voir, nombreux ont été les savants à saluer dans l'÷uvre de Hertz un accomplissement remarquable du point de vue de l'économie de la pensée et à reconnaître la beauté et l'économie de son système. Tous, cependant, s'accordent à armer que ce système, tout parfait soit-il, est pratiquement inutilisable et, en un certain sens, inintelligible.