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Jusqu'ici, la notion de version a été introduite à titre d'hypothèse. La manière dont cette dernière est déterminée par diérents paramètres  l'enseignement suivi par l'agent, les autres connaissances dont il dispose, ses préférences et talents personnels, etc.  n'est pas, en tant que telle, accessible au philosophe et à l'historien, et n'a été, dans ce qui précède, que l'objet de suppositions. Les versions elles-mêmes, en tant que représentations mentales, ne peuvent être étudiées que par la manière dont elles se manifestent.

La première voie par laquelle se manifeste  et se construit  la version d'un individu est sa pratique de la théorie, c'est-à-dire la manière dont il utilise ses dié- rentes hypothèses pour résoudre des problèmes particuliers et pour répondre à des demandes d'explication.6 Cette pratique se caractérise souvent par la construction

la mécanique à l'aide de la notion d'explicitation [making explicit] empruntée à Robert Brandom (2000).

6On peut décrire les expériences de psychologie qui portent sur la manière dont les agents,

experts ou profanes, résolvent des problèmes de mécanique comme des enquêtes visant à expliciter leurs versions de cette théorie (voir par exemple Larkin et al., 1980; White, 1983; Larkin, 1983). Dans certains cas, ces enquêtes portent sur ce que l'on appelle la  physique naïve , c'est-à-dire la manière dont les sujets ignorants de la mécanique  la plupart du temps, de jeunes enfants  se représentent les phénomènes du mouvement. On ne peut pas, dans ce cas, parler de versions de la mécanique. Cependant, certaines expériences portent aussi sur la compréhension que des sujets profanes ont des principes de la mécanique qui leur sont enseignés et de la manière dont ils les utilisent, une fois confrontés à des problèmes. Ce qu'ils mettent en ÷uvre alors est bien une certaine

La notion de version 99 et la manipulation de représentations externes au moyen desquelles l'agent tire des inférences à propos des phénomènes représentés.

En eet, introduire l'hypothèse des versions  c'est-à-dire l'hypothèse selon la- quelle chaque utilisateur de la mécanique se forme un ensemble de représentations mentales associées à l'utilisation de cette théorie  ne revient pas à nier l'importance, pour les processus inférentiels des agents, des représentations externes. Décrire les raisonnements et les calculs à l'÷uvre dans l'activité théorique comme la construc- tion et la manipulation d'un ensemble de représentations mentales ne signie pas que ces processus soient indépendants du travail d'écriture et de manipulation de repré- sentations externes comme des équations ou des graphes. Autrement dit, je ne veux en aucun cas suggérer l'idée naïve selon laquelle les agents, qu'il s'agisse du débu- tant qui apprend ou de l'expert qui développe et invente, aurait  dans la tête  une certaine représentation, qu'il pourrait le cas échéant exprimer, après coup, à l'aide de traces écrites concrètes. Bien au contraire, comme il apparaîtra dans la suite de mon travail, la méthode que j'y mets en ÷uvre consiste à centrer mon analyse sur les représentations externes construites et manipulées par les agents.7

À la limite, comme on vient de le voir, tout individu, qu'il s'agisse de Newton, de Lagrange, de Hamilton, de Hertz, de Mach, de l'auteur d'un manuel de méca- nique, d'un géomètre non physicien, d'un spécialiste de la théorie quantique, d'un enseignant, d'un ingénieur, d'un étudiant ou encore d'un philosophe des sciences, a sa propre version de la mécanique. Elle est, selon les cas, plus ou moins confuse, développée, complète et robuste. La mécanique  comme n'importe quelle théorie  fait donc l'objet d'autant de versions qu'il y a d'individus qui l'utilisent et la com- prennent, partiellement ou totalement.

Cependant, parmi cette multitude de versions possibles, la plupart sont des pers- pectives plus ou moins complètes sur un corps de connaissances qui a déjà été établi et présenté de manière explicite : quand j'étudie la mécanique, j'apprends à me servir de représentations externes que je trouve dans des manuels, et je m'eorce de suivre les démonstrations et les déductions qui ont été faites par d'autres que moi. Dans

version de la mécanique, certes très pauvre et parfois incohérente, parce qu'entâchée de croyances fausses.

7L'interaction entre les représentations mentales des agents et les représentations externes qu'ils

utilisent est sans doute beaucoup plus complexe que l'image naïve mentionnée ci-dessus ne le laisse entendre. De nombreux travaux en sciences cognitives, en particulier ceux qui portent sur la cognition distribuée (voir par exemple Hutchins, 1995; Clark, 1997), cherchent aujourd'hui à approfondir l'analyse de la relation entre représentations mentales et représentations externes, supposant en particulier que ces dernières ne sont pas de simples supports pour le raisonnement que les agents opèrent au moyen de représentations mentales, mais sont constitutives de ce raisonnement, qui se ferait à la fois  dans  et  hors de la tête  des agents.

100 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions certains cas, les agents  théoriciens, philosophes, mais aussi auteurs de manuels  rendent leur version explicite au moyen d'une présentation publique de la mécanique. C'est là la seconde voie par laquelle les versions de certains agents sont accessibles à l'analyste, et c'est celle que j'entends exploiter dans la suite de ce chapitre : je me propose en eet de considérer les traces écrites des travaux des savants qui ont contribué à l'histoire de la mécanique, qu'il s'agisse de la Mécanique analytique de Lagrange (1788), des articles de Hamilton (1834), de l' exposé historique et cri- tique  du développement de la mécanique par Mach (1883), ou encore des Principes de la mécanique de Hertz (1894), comme une expression (au moins partielle) de leur version  et le seul accès que nous y ayons.

On retrouvera, au cours de l'analyse des sections 3 et 4, le lien entre les versions de ces individus et les diérents déterminants que j'ai mentionnés dans la présente section. Auparavant, il convient de dire un mot de la manière dont la notion de version permet d'éclairer les diérences conceptuelles entre les formulations de la mécanique, pointées à la section 1.