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Une version contemporaine : Cornelius Lanczos (1970), The

Pour nir, et avant de dresser le bilan des versions examinées dans cette section, je propose de présenter brièvement celle qui ressort d'un des manuels de référence en mécanique aujourd'hui.76 Le but de ce dernier examen est double. En premier

lieu, le manuel de Lanczos étant une des sources de la connaissance en mécanique de beaucoup de physiciens théoriciens d'aujourd'hui, on peut le considérer comme l'expression d'une version de la mécanique assez largement partagée par les experts. En second lieu, la présentation de Lanczos me permet de renforcer encore le constat de la grande diversité des versions possibles, en particulier par le statut qu'elle accorde au principe de d'Alembert et par le  découpage  des formulations de la mécanique qui en résulte.

J'ai principalement opposé, dans ce qui précède, une mécanique de la force et une mécanique de l'énergie. Le principe de d'Alembert, comme on l'a vu, s'il permet à Lagrange de déduire des équations qui prégurent les équations lagrangiennes d'au- jourd'hui, est presque toujours rangé, dans les versions que j'ai présentées jusqu'ici,  du côté  de la mécanique newtonienne, dans la mesure où il ne fait pas intervenir de concept nouveau. En outre, on a vu que le maintien de ce principe au fondement de la mécanique analytique s'explique en partie, chez Lagrange, par le fait que ce dernier ne dispose pas du principe de moindre action sous une forme assez générale. En raison même de l'inter-déductibilité des principes de la mécanique, le principe de d'Alembert n'est pas indispensable à la déduction des équations de la mécanique analytique : comme on l'a vu, il est possible d'obtenir les équations lagrangiennes

76La première publication de l'ouvrage de Lanczos date de 1949. Il a été régulièrement réédité

148 Chap. 3. Architecture des principes et versions du mouvement à partir d'un principe variationnel comme le principe de Hamilton.77

Cependant, la plupart des manuels de mécanique qui procèdent à un examen appro- fondi de la structure de la mécanique, et cherchent à mettre en lumière l'articulation logique des principes, introduisent le principe de d'Alembert. L'ordre d'exposition du chapitre 2 du présent travail suit sur ce point celui du manuel de Lanczos (1970).78Ce

manuel commence ainsi par présenter le principe de d'Alembert pour en déduire les équations du mouvement, ainsi que d'autres principes comme celui de la conservation de l'énergie, avant d'introduire les principes variationnels proprement dits.

Plusieurs raisons peuvent justier un tel choix. Dans une perspective pédagogique visant à faciliter la compréhension, il est probable que la présentation du principe de d'Alembert comme une reformulation de la loi de Newton soit un premier pas plus facile à franchir avant de passer à la déduction des principes variationnels. Derrière ce que cette suggestion a de trivial, on peut voir l'idée plus profonde selon laquelle, quelle qu'en soit la raison (habitudes d'enseignement, aspect élémentaire des forma- lismes, ou encore aspect plus intuitif du concept de force), il est plus facile, pour comprendre la mécanique analytique, d'y entrer par la  fenêtre  newtonienne. En outre, mettre en évidence l'inter-déductibilité des diérents principes permet d'en- richir notre compréhension des diérents liens logiques entre les principes. C'est ce que suggère Jeremy Buttereld (2004), citant John Bell (1987, p. 77), à propos de l'enseignement de la relativité spéciale :  la route la plus longue donne parfois une plus grande familiarité avec le pays .

Le principe de d'Alembert n'a cependant pas, dans la version de Lanczos, un statut simplement pédagogique. L'ouvrage de Lanczos est destiné à l'étude de la mé- canique variationnelle, dont il souligne dès l'introduction les diérences importantes qui la sépare de la mécanique vectorielle. Il fait ainsi remonter l'opposition entre les deux méthodes à celle entre Newton et Leibniz, le concept de vis viva de ce dernier

77Certaines présentations de la mécanique, uniquement destinées à introduire les formalismes la-

grangien ou hamiltonien en vue de l'étude d'autres théories qui en font usage, se passent souvent de l'exposé du principe de d'Alembert. C'est le cas, par exemple, du cours de Jean-Michel Raimond (2000), qui expose la formulation lagrangienne en guise d'introduction à la théorie de la relativité. Sans démontrer comment l'on peut, à partir du principe fondamental de Newton, obtenir les équa- tions de Lagrange, il part du principe de Hamilton, en déduit les équations de Lagrange, dont il montre l'équivalence avec les équations newtoniennes pour des cas où elles sont toutes les deux ap- plicables. En outre, dès l'introduction du cours, il arme que le formalisme analytique n'ajoute rien de  conceptuellement nouveau . On peut aussi déduire directement les équations de Lagrange à partir des principes newtoniens. Voir, par exemple, (Woodhouse, 1987, pp. 31-34, 41-47) et (Johns, 2005, chap. 2-2, 2-7). Dans (Desloge, 1982, pp. 522-523, 542-545, 554-557, 564-565), on passe pro- gressivement de systèmes de moins en moins simples aux contraintes d'abord holonomes, puis non holonomes.

Versions de la mécanique lagrangienne 149 étant considéré comme l'ancêtre de l'énergie. Grand admirateur de la méthode va- riationnelle, Lanczos insiste, dans son introduction, sur le caractère remarquable de l'équivalence des deux méthodes et de la possibilité même de représenter un phé- nomène  dirigé  comme le mouvement au moyen de quantités scalaires (Lanczos, 1970, p. xxi). Son but est ainsi de présenter la méthode variationnelle, fondée sur un principe de minimum et sur le concept d'énergie. Autrement dit, l'ouvrage entier se présente comme une version de la mécanique variationnelle, et non de la mécanique newtonienne, qu'on ne retrouve qu'à titre de corollaire.

Or, bien que le principe de d'Alembert ne soit pas, en tant que tel, un principe variationnel, et malgré le fait qu'il soit initialement formulé au moyen du concept de force et non de celui d'énergie, Lanczos lui accorde un statut fondamental pour la mécanique variationnelle.

L'importance de l'équation [F + I = 0] réside dans le fait qu'elle est plus qu'une reformulation de l'équation de Newton. Elle est l'expression d'un principe. Nous savons que l'annulation d'une force en mécanique newtonienne signie l'équi- libre. Donc l'équation [F + I = 0] dit que l'addition de la force d'inertie aux autres forces agissantes produit l'équilibre. Mais cela signie que si nous avons un critère pour l'équilibre d'un système mécanique, nous pouvons immédiate- ment étendre ce critère à un système qui est en mouvement. Tout ce que nous avons à faire est d'ajouter la nouvelle  force d'inertie  aux autres forces. Par cette méthode la dynamique est réduite à la statique. (Lanczos, 1970, p. 89)

Cette signication supplémentaire qu'apporte le principe de d'Alembert à la mé- canique, Lanczos arme qu'elle est déjà contenue dans la restriction qui se trouve au fondement de l'énoncé du principe du travail virtuel et du principe de d'Alem- bert (voir ci-dessus, chapitre 2, page 54). Comme je l'ai signalé (chapitre 2, note 35 page 55), Lanczos appelle cette restriction le  postulat A  :

Nous pouvons demander quelle est la signication physique du principe de d'Alembert. De la dénition de la  force eective  par l'équation [Fe

k=Fk+Ik]

il suit que cette force est nulle dans le cas d'une particule libre, et égale à la force négative de réaction si la particule est sujette à des contraintes. Donc l'ap- plication du principe du travail virtuel aux forces eectives Feest équivalente à

l'hypothèse selon laquelle  le travail virtuel des forces de réaction est nul pour tout déplacement virtuel en harmonie avec les contraintes . Nous sommes donc renvoyés au même  Postulat A  que nous avons rencontré précédemment [...]. Le principe de d'Alembert généralise ce postulat du champ de la statique au champ de la dynamique, sans aucune altération. (Lanczos, 1970, p. 91)

En élevant cette restriction au rang de postulat, Lanczos arme que tous les principes de la mécanique variationnelle, en tant qu'ils ne sont que des reformulations du principe de d'Alembert, en découlent :

150 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions

Ce postulat n'est pas restreint au royaume de la statique. Il s'applique égale- ment à la dynamique, quand le principe du travail virtuel est convenablement généralisé au moyen du principe de d'Alembert. Puisque tous les principes varia- tionnels fondamentaux de la mécanique, les principes d'Euler, Lagrange, Jacobi, Hamilton, ne sont que des formulations mathématiques diverses du principe de d'Alembert79, le Postulat A est en fait le seul80 postulat de la mécanique ana-

lytique, et est par conséquent d'une importance fondamentale. [Lanczos ajoute en note : Ces scientiques qui prétendent que la mécanique analytique n'est rien d'autre qu'une formulation mathématique diérente des lois de Newton doivent supposer que le Postulat A est déductible des lois du mouvement de Newton. L'auteur ne voit pas comment cela peut être fait. La troisième loi du mouvement,  l'action égale la réaction , n'est certainement pas assez large pour remplacer le Postulat A.]  (Lanczos, 1970, pp. 76-77)

Ainsi, Lanczos arme bien que la mécanique variationnelle dit quelque chose de plus que la mécanique newtonienne, que son contenu est modié par l'introduction des principes variationnels, mais il considère que la vraie nouveauté réside dans le postulat sur lequel repose le principe de d'Alembert et ses reformulations variationnelles ; tout ce que dit la mécanique variationnelle en plus de la mécanique newtonienne est contenu dans ce postulat.

On a vu dans ce qui précède plusieurs manières d'apprécier le travail de Lagrange et de comprendre la mécanique analytique. Dans presque tous les cas, le principe de d'Alembert est considéré comme une reformulation du principe de Newton, sans signi- cation nouvelle. Lanczos fait du principe de d'Alembert le principe fondamental de la mécanique variationnelle, dont l'introduction résulte en un changement conceptuel au sein de la mécanique. Pour lui, si les principes variationnels sont conceptuelle- ment diérents de ceux de la mécanique vectorielle, ce n'est pas seulement en raison de l'introduction du concept d'énergie ni de la modication de l'architecture globale de la mécanique, mais parce qu'ils sont la conséquence d'une armation nouvelle  le postulat A , que d'autres, comme Buttereld (2004)81, traitent comme une

restriction.

Après ce tour d'horizon de quelques versions possibles de la mécanique classique, je propose, à la section suivante, d'en dresser le bilan. J'en examinerai quelques conséquences pour l'analyse de la relation entre changement formel et changement conceptuel.

79Je souligne. 80Italiques d'origine. 81Voir chapitre 2, page 54.

Différences conceptuelles et différences formelles 151

5 Bilan de l'analyse des versions : diérences concep-

tuelles et diérences formelles

J'ai fait l'hypothèse, dans ce chapitre, que les utilisateurs d'une théorie se forment, au cours de leur apprentissage et de leur pratique, un ensemble de représentations mentales au moyen desquelles ils développent et appliquent cette théorie pour prédire et expliquer les phénomènes. Cette hypothèse, destinée à rendre compte de l'activité théorique, s'accompagne de la conviction selon laquelle les théories, en tant qu'elles sont des outils de représentation et d'inférence, ne sont pas indépendantes des rai- sonnements des agents et ne fonctionnent qu'en tant qu'elles sont comprises.

Cela implique que le contenu même d'une théorie ainsi conçue n'est pas identi- able indépendamment des versions de ses utilisateurs. Étudier diérentes présenta- tions de la mécanique comme les expressions d'autant de versions m'a ainsi permis de mettre en évidence deux choses, sur lesquelles je souhaite revenir dans cette dernière section. En premier lieu, la grande diversité de ces versions permet de montrer que, selon la manière dont elle est présentée, la mécanique n'a pas exactement la même si- gnication. Autrement dit, j'ai montré qu'il existe des diérences conceptuelles entre les versions de la mécanique  et les présentations qui les expriment. En second lieu, certains jugements explicites exprimés par les auteurs étudiés permettent de mettre en évidence que l'identication et l'évaluation de ces diérences conceptuelles dé- pendent elles-mêmes de la manière dont chacun utilise et comprend la théorie et ses diérentes formulations.

Dans un premier temps (section 5.1), je reviens sur le statut des diérents facteurs dont j'ai supposé qu'ils déterminent, au moins partiellement, les versions des agents. Je propose ensuite (section 5.2) un aperçu récapitulatif des principales diérences identiées entre les versions examinées. Cela va me permettre, enn (section 5.3), de revenir sur la question de la distinction entre une diérence conceptuelle (ou un changement conceptuel) et une diérence formelle (ou un changement formel).