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L'architecture logique de la Mécanique analytique (1788)

Avant d'examiner la place que le principe de moindre action occupe dans la Mé- canique analytique, il convient de dire un mot des travaux de Lagrange sur le calcul variationnel. Toute une partie de son ÷uvre vise en eet à développer ce qu'Amy Dahan-Dalmedico (1988, 1990) appelle un  style de mathématisation , en l'occur- rence le formalisme variationnel, dans lequel il voit le moyen de résoudre tout un ensemble de problèmes physiques.

La n de la décennie 1750 est ainsi consacrée au développement de la méthode va- riationnelle et à son application à diérents problèmes physiques.16 À cette époque,

14Pour la formulation du principe de moindre action par Euler (1744) et pour l'inuence de ce

dernier sur les travaux de Lagrange, voir (Pulte, 1989; Pegny, 2005).

15Mis à part les quelques passages originaux de Lagrange que je cite, le matériau historique de

cette analyse est presque entièrement emprunté aux sources secondaires que je mentionnerai au cours de l'exposé.

108 Chap. 3. Architecture des principes et versions le très jeune Lagrange place un grand espoir dans le principe de moindre action, duquel il montre que l'on peut déduire un ensemble d'équations diérentielles équi- valentes aux équations newtoniennes. Comme en témoigne ce passage d'une lettre à Euler du 19 mai 1756, il envisage initialement d'en faire le principe fondamental de la mécanique :

Au sujet du principe de moindre quantité d'action, je pense pour ma part qu'on peut le considérer comme la clé universelle de tous les problèmes, tant statiques que dynamiques, pour les questions relevant soit du mouvement des corps  quel que soit leur nombre et quelle que soit la manière dont ils sont liés entre eux , soit de l'équilibre et du mouvement des uides quelconques : le fait me paraît évident, si l'on rajoute aux remarquables résultats concernant son application à la mécanique, que vous avez déjà publiés en maints endroits, ceux assez peu nombreux, que je vous ai en partie communiqués, gardant le reste par devers moi. (Cité dans Pegny, 2005, p. 69)

Pourtant, ce jugement enthousiaste du jeune mathématicien va progressivement être contrebalancé par une appréciation assez diérente du principe de moindre action et de son statut dans l'architecture globale de la mécanique : dès les Recherches sur la libration de la Lune (Lagrange, 1764), ce principe est présenté comme une simple conséquence du principe de d'Alembert et cesse d'occuper la place centrale qui lui avait initialement été attribuée. Finalement, un regard sur l'architecture logique de la Mécanique analytique (voir ci-dessous, gure 8 page 121, la table des matières de l'ouvrage), ainsi que sur les jugements explicites que Lagrange y porte sur l'ordre et le statut des diérents principes, ébranle fortement l'idée selon laquelle il aurait conçu la mécanique comme fondée sur un principe variationnel. Les deux parties de l'ouvrage, statique et dynamique, sont en eet fondées sur des principes diérentiels, et non sur des principes variationnels.

La première moitié de l'ouvrage de 1788 est consacrée à la statique, c'est-à-dire aux principes qui gouvernent l'équilibre des systèmes mécaniques. Lagrange en expose les trois principes fondamentaux, à savoir ceux de l'équilibre du levier, de la compo- sition des mouvements, et enn des vitesses virtuelles.17 C'est ce dernier qu'il érige

ment du calcul variationnel et son application aux problèmes de mécanique : l'Essai sur une nouvelle méthode pour déterminer les maximas et les minimas des formules intégrales indénies (Lagrange, 1760b) et l'Application de la méthode proposée dans le mémoire précédent à la solution de diérents problèmes de mécanique (Lagrange, 1760a).

17Il énonce le principe des vitesses virtuelles comme suit :  Si un système quelconque de tant

de corps ou points que l'on veut tirés, chacun par des puissances quelconques, est en équilibre, et qu'on donne à ce système un petit mouvement quelconque, en vertu duquel chaque point parcoure un espace inniment petit qui exprimera sa vitesse virtuelle ; la somme des puissances, multipliées chacune par l'espace que le point où elle est appliquée, parcourt suivant la direction de cette même

La version de Lagrange 109 au rang de principe fondamental, qu'on peut  regarder comme une espèce d'axiome de mécanique  (Lagrange, 1788, p. 12), insistant sur sa simplicité et sa généralité :

Soit qu'on regarde le Principe des vitesses virtuelles comme une propriété gé- nérale de l'équilibre, ainsi que l'a fait Galilée ; soit qu'on veuille le prendre avec Descartes et Wallis pour la vraie cause de l'équilibre, il faut avouer qu'il a toute la simplicité qu'on peut désirer dans un principe fondamental ; et nous verrons plus bas combien ce principe est recommandable par sa généralité. [...]

Et en général je crois pouvoir avancer que tous les principes généraux qu'on pourrait peut-être encore découvrir dans la science de l'équilibre, ne seront que le même principe des vitesses virtuelles, envisagé diéremment, et dont ils ne diéreront que dans l'expression.

Au reste, ce principe est non seulement en lui-même très simple et très général ; il a de plus l'avantage précieux et unique de pouvoir se traduire en une formule générale qui renferme tous les problèmes qu'on peut proposer sur l'équilibre des corps. Nous allons exposer cette formule dans toute son étendue ; nous tâcherons même de la présenter d'une manière encore plus générale qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, et d'en donner des applications nouvelles. (Lagrange, 1788, pp. 10-12)

Dans la seconde section de la statique, intitulée  Formule générale pour l'équilibre d'un système quelconque de forces ; avec la manière de faire usage de cette formule , il montre comment  réduire ce principe en formule  (Lagrange, 1788, p. 12), c'est- à-dire comment transformer l'énoncé du principe en une équation permettant de résoudre les problèmes de statique.

En quoi consiste l'innovation de Lagrange ici ? Il invente une méthode permet- tant, à partir d'un principe connu, auquel il ne semble ajouter aucune signication nouvelle, d'obtenir une formule générale de laquelle on peut déduire les équations qui gouvernent la statique des systèmes mécaniques. Cette méthode, en termes mo- dernes, consiste à représenter l'état d'un système à l'aide de coordonnées généralisées, et donc à exprimer le principe des vitesses virtuelles en fonction des contraintes du système. Lagrange n'ajoute donc aucun principe nouveau, mais propose une nouvelle méthode mathématique plus ecace.

La seconde moitié de l'ouvrage est consacrée à la dynamique, dont Lagrange considère qu'elle doit être fondée sur la statique. Le principe premier de la dyna- mique, dans ce cadre, est donc l'extension du principe des vitesses virtuelles aux cas dynamiques, c'est-à-dire le principe de d'Alembert.

Le traité de Dynamique de M. d'Alembert qui parut en 1743, mit n à ces

puissance, sera toujours égale à zéro, en regardant comme positifs les petits espaces parcourus dans le sens des puissances, et comme négatifs les espaces parcourus dans un sens opposé.  (Lagrange, 1788, pp. 10-11, italiques originales)

110 Chap. 3. Architecture des principes et versions

espèces de dés18, en orant une méthode directe et générale pour résoudre, ou

du moins pour mettre en équations tous les problèmes de dynamique que l'on peut imaginer. Cette méthode réduit toutes les lois du mouvement des corps à celles de leur équilibre, et ramène ainsi la dynamique à la statique. (Lagrange, 1788, p. 179)

Cependant, tel quel,

[c]e principe ne fournit pas immédiatement les équations nécessaires pour la so- lution des diérents problèmes de dynamique, mais il apprend à les déduire des conditions de l'équilibre. Ainsi en combinant ce principe avec les principes ordi- naires de l'équilibre du levier, ou de la composition des forces, on peut toujours trouver les équations de chaque problème à l'aide de quelques constructions plus ou moins compliquées. (Lagrange, 1788, p. 180)

Tout comme il avait traduit le principe des vitesses virtuelles en une formule analy- tique permettant de résoudre les problèmes de statique, en combinant le principe des vitesses virtuelles exposé dans la statique avec le principe de d'Alembert, Lagrange obtient  une méthode semblable pour les problèmes de dynamique, et qui [a] les mêmes avantages  (Lagrange, 1788, p. 181).

De cette manière on pourra exprimer analytiquement les termes dont il s'agit, et l'on aura une formule générale pour le mouvement des corps, laquelle renfermera la solution de tous les problèmes de dynamique, et dont le simple développement donnera les équations nécessaires pour chaque problème, [...]. (Lagrange, 1788, p. 182)

Le principe de d'Alembert, une fois exprimé en fonction des contraintes du système, permet bien, comme on l'a vu au chapitre 2, d'obtenir les équations du mouvement. Jusqu'ici, pas de trace d'un principe de minimum, ni d'un concept énergétique.19

18Les dés en question sont les problèmes de dynamique auxquels se sont attaqués Euler, les

Bernoulli, Clairaut, et auxquels ils ont répondu par des versions successives du principe qu' il était réservé à M. d'Alembert d'envisager [...] d'une manière générale, [en lui donnant] toute la simplicité et la fécondité dont il pouvait être susceptible. . Il énonce ce principe comme suit :  Si plusieurs corps tendent à se mouvoir avec des vitesses et des directions, qu'ils soient forcés de changer à cause de leur action mutuelle, on peut regarder ces mouvements comme composés de ceux que les corps prendront réellement, et d'autres mouvements qui sont détruits ; d'où il suit que ces derniers doivent être tels que les corps animés de ces seuls mouvements se fassent équilibre.  (Lagrange, 1788, p. 180) Pour une analyse de la formulation originale du principe par d'Alembert, voir (Fraser, 1985a; Darrigol, 2007).

19Le concept d'énergie n'existe pas en tant que tel à l'époque de Lagrange. Cependant, comme le

note Maël Pegny (2005), on distingue clairement de la force la vis viva et la vis potentialis, ancêtres respectifs de l'énergie cinétique et de l'énergie potentielle. Lagrange, donc,  aurait pu  leur donner un rôle central. C'est précisément le fait qu'il soit formulé au moyen de concepts énergétiques qui va permettre au principe de moindre action de devenir central dans d'autres domaines que celui de la seule mécanique, auquel la notion de force est limitée. Pour une histoire des concepts physiques

La version de Lagrange 111 Le principe de d'Alembert, institué en principe fondamental de la dynamique, peut être décrit comme une reformulation ingénieuse de la deuxième loi de Newton qui, jointe à la méthode analytique mise au point par le mathématicien Lagrange, ore un outil unique permettant d'obtenir toutes les équations du mouvement pour un sys- tème mécanique, même sujet à de nombreuses contraintes. Ce progrès considérable dans la simplicité et la généralité, comme le souligne à plusieurs reprises Lagrange, ne semble donc pas modier la signication physique de la mécanique : aucun principe, ni aucun concept authentiquement nouveau n'est ajouté à l'édice, qui a simple- ment gagné en élégance et rend possible la résolution de problèmes mécaniques plus nombreux.

Quelle est donc la place du principe de moindre action dans l'architectonique de la mécanique de Lagrange en 1788 ? Avant de déduire les équations du mouvement du principe de d'Alembert reformulé en termes de coordonnées généralisées, Lagrange examine plusieurs conséquences de ce principe. Parmi elles, au même titre que les principes de conservation, gure le  principe de la moindre quantité d'action  :

Mais un des plus grands avantages de cette formule, est d'orir immédiatement les équations générales qui renferment les principes, ou théorèmes connus sous les noms de conservation des forces vives, de conservation du mouvement du centre de gravité, de conservation du moment du mouvement de rotation, ou principe des aires, et de principe de la moindre quantité d'action. Ces principes doivent être regardés plutôt comme des résultats généraux20des lois de la dyna-

mique, que comme des principes primitifs21de cette science, mais étant souvent

employés comme tels22 dans la solution des problèmes, nous croyons devoir en

dire aussi un mot, en indiquant en quoi ils consistent, et à quels auteurs ils sont dus, pour ne rien laisser à désirer dans cette exposition préliminaire des principes de la dynamique. (Lagrange, 1788, p. 182)

Tout en insistant sur sa propre contribution à l'histoire de ce principe23, Lagrange

ajoute :

au xixe siècle, voir (Harman, 1982a; Darrigol, 2001). 20Je souligne.

21Je souligne. 22Je souligne.

23Lagrange énonce ainsi le principe de moindre action qu'il attribue à Euler (1744) :  dans les

trajectoires décrites par des forces centrales, l'intégrale de la vitesse multipliée par l'élément de la courbe, fait toujours un maximum ou un minimum. [...] Cette propriété que M. Euler n'avait reconnue que dans le mouvement des corps isolés, je l'ai étendue depuis au mouvement des corps qui agissent les uns sur les autres d'une manière quelconque, et il en a résulté ce nouveau principe général, que la somme des produits des masses par les intégrales des vitesses multipliées par les éléments des espaces parcourus, est constamment un maximum ou un minimum.  (Lagrange, 1788, pp. 188-189)

112 Chap. 3. Architecture des principes et versions

Tel est le principe auquel je donne ici, quoique improprement, le nom de moindre action, et que je regarde non comme un principe métaphysique, mais comme un résultat simple et général des lois de la mécanique. On peut voir dans le tome II des Mémoires de Turin, l'usage que j'en ai fait pour résoudre plusieurs problèmes diciles de dynamique. Ce principe combiné avec celui de la conser- vation des forces vives, et développé suivant les règles du calcul des variations, donne directement toutes les équations nécessaires pour la solution de chaque problème ; et de là naît une méthode également simple et générale pour traiter les questions qui concernent le mouvement des corps ; mais cette méthode n'est elle-même qu'un corollaire de celle qui fait l'objet de la seconde partie de cet ouvrage, et qui a en même temps l'avantage d'être tirée des premiers principes de la mécanique24. (Lagrange, 1788, p. 189)

Lagrange reconnaît donc bien la possibilité de fonder la dynamique sur le principe variationnel auquel il a lui-même donné une forme générale nouvelle, rendant possible la déduction des équations du mouvement. Son jugement, cependant, est sans équi- voque : ce principe n'est pas un principe primitif de la théorie, c'est une conséquence intéressante de la formule générale obtenue à partir du principe de d'Alembert, seul principe à mériter véritablement de gurer au fondement de l'édice de la dynamique. Cette préférence de Lagrange pour le principe de d'Alembert sur le principe de moindre action peut s'expliquer de plusieurs manières. La première raison en est que le principe de moindre action, tel qu'il est formulé par Lagrange, est moins général que celui de d'Alembert. Il ne permet pas de traiter les systèmes non holonomes (en termes modernes25), les forces non intégrables, et les chocs durs.26

Une fois que Hamilton aura levé cette restriction du principe en dénissant l'action d'un système en fonction des points initial et nal de la trajectoire et de l'énergie du système, le principe de moindre action orira une méthode encore plus  simple et générale , pour reprendre les termes de Lagrange, que celle fondée sur le principe de d'Alembert. Tant que ce n'est pas le cas, il n'y a aucune raison de le préférer à cette dernière méthode : l'édice de la mécanique n'en gagnerait pas en élégance ni en simplicité. En présentant ainsi la mécanique, on peut déduire tout ce qu'elle dit à partir d'un seul et unique principe.

Cette raison est, à elle seule, susante à Lagrange pour ne pas chercher à fonder la mécanique sur un principe nouveau. Un de ses buts est en eet, comme le souligne Amy Dahan-Dalmedico (1990), de donner  une synthèse vaste et générale, permet- tant d'obtenir a priori des méthodes, démonstrations et procédures uniformes . Je propose cependant, dans la section suivante, d'approfondir l'analyse des raisons qui

24Je souligne. 25Voir l'annexe A.5.

La version de Lagrange 113 poussent Lagrange à ne pas faire de sa mécanique analytique une mécanique varia- tionnelle proprement dite.