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J'ai proposé, à la section 1 du présent chapitre, de considérer les diérences archi- tectoniques entre les formulations actuelles de la mécanique comme d'authentiques diérences conceptuelles, et non pas seulement comme des diérences formelles. Cela revient à dire que les diérents principes et concepts de la mécanique n'ont pas la même signication selon la formulation que l'on utilise. Cela implique, comme je l'ai suggéré, l'adoption d'une conception de la signication qui prête attention au rôle que les diérentes représentations jouent dans les processus inférentiels des agents, et non pas seulement à leurs conditions de vérité.

C'est  entre autres  dans ce but que j'ai introduit la notion de version : on peut en eet considérer les diérentes formulations de la mécanique  qui ont les mêmes conditions de vérité en principe  comme l'expression d'autant de versions de cette théorie. En eet, bien que, comme je l'ai souligné au chapitre 2 (page 81), il ne soit pas question de choisir entre les diérentes formulations qui sont, selon les cas, plus ou moins adaptées à la résolution de problèmes, on peut, en un autre sens, les considérer comme des manières concurrentes de comprendre et d'utiliser la mécanique.

L'étudiant n'est certes pas sommé de choisir entre formulation newtonienne et formulations analytiques, et doit au contraire développer sa capacité à utiliser l'un et l'autre formalisme. Il n'en reste pas moins que, commençant par apprendre la mé- canique dans la perspective newtonienne, le débutant conservera probablement une version newtonienne de la mécanique jusqu'à devenir familier des équations lagran-

La notion de version 101 giennes ou hamiltoniennes au point de voir tout le contenu de la mécanique depuis cette nouvelle perspective.

De même, l'expertise se caractérise entre autres par la maîtrise des diérentes formulations et par la capacité à passer aisément de l'une à l'autre  et donc par la possession d'une version plus  globale  de la mécanique, qui en inclut les diérentes formulations possibles. Cependant, considérer les diérentes formulations comme les expressions de versions diérentes permet de rendre compte à la fois de l'intuition selon laquelle elles ne disent pas exactement la même chose des phénomènes et du fait qu'elles ne permettent pas de déduire les mêmes conséquences. Pour le dire de façon métaphorique, elles n'occupent pas la même place dans le réseau de nos repré- sentations mentales ; en conséquence, elles n'invitent pas à faire les mêmes inférences. C'est ce que semble suggérer Feynman à propos des diérentes formulations de la loi de gravitation (loi de Newton, méthode du champ local et principe de mini- mum), dont il dit qu'elles sont  scientiquement équivalentes , dans la mesure où  il est impossible de faire un choix, car il n'y a pas de manière de les départager expérimentalement puisque l'ensemble de leurs conséquences est identique  mais  psychologiquement diérentes, et cela en deux sens  :

Premièrement, vous pouvez les aimer ou non, pour des raisons philosophiques ; à cela, l'exercice est le seul remède. Deuxièmement, elles sont diérentes psy- chologiquement parce qu'elles ne sont pas du tout équivalentes quand il s'agit de découvrir de nouvelles lois.

Tant que la physique est incomplète, et que nous essayons de comprendre de nouvelles lois, les diérentes formulations possibles peuvent fournir des indices de ce qui pourrait se passer dans d'autres circonstances. Elles ne sont alors plus équivalentes, psychologiquement, dans la mesure où elles nous suggèrent des idées sur l'aspect que pourraient revêtir les lois dans une situation plus générale. (Feynman, 1965, p. 53)

Naturellement,  préférer  la formulation newtonienne ou la formulation hamil- tonienne ne signie pas que l'on s'interdise l'utilisation d'une autre formulation : il ne s'agit pas de choisir l'une ou l'autre formulation à l'exclusion des autres, puisque cha- cune d'entre elles permet de déduire les autres. Préférer la formulation newtonienne, c'est plutôt considérer que la mécanique dans son ensemble est d'abord fondée sur des principes newtoniens.

En outre, considérer les diérentes formulations de la mécanique comme l'ex- pression de diérentes versions ne doit pas nous faire oublier que chacune de ces formulations peut elle-même être comprise de diverses manières  faire l'objet de dif- férentes versions. Les versions ne sont pas des ensembles de représentations exclusifs et isolés des autres représentations mentales d'un agent. On peut ainsi raisonnable-

102 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions ment armer que chaque expert a une certaine version de la mécanique  qui lui fait préférer, par exemple, une représentation en termes d'énergie à une représentation en termes de force , dont dépend la manière dont il comprend et relie entre elles les diérentes formulations.

Cette approche permet de rendre compte des diérences entre les formulations comme d'authentiques diérences conceptuelles, sans pour autant armer qu'elles sont contradictoires, incompatibles ou incommensurables : en tant que l'utilisation et la compréhension d'une théorie est toujours située, un agent, même expert, se repré- sente toujours l'organisation des diérents principes et leur lien au monde empirique sous une certaine perspective. Cela explique, comme je l'ai suggéré, à la fois la ma- nière dont il utilise ces principes pour résoudre des problèmes et dont il les développe et les relie à d'autres domaines théoriques. Cela n'implique aucunement, cependant, de tracer une démarcation nette entre les formulations.

Bien au contraire, selon les diérences auxquelles on accorde le plus d'importance  diérences de langage mathématique, diérences architectoniques, etc. , on ne trace pas la même frontière entre les diérentes formulations. En eet, alors que le principe de d'Alembert, en tant qu'il repose sur la description des systèmes au moyen de coordonnées généralisées et qu'il permet de déduire les équations de Lagrange, gure à bon droit dans un exposé de la mécanique analytique aux côtés du principe de Hamilton, il gure  du côté  de la mécanique newtonienne si l'on considère que cette dernière est caractérisée, plutôt que par son usage de coordonnées cartésiennes, par le fait qu'elle repose sur un principe diérentiel exprimé au moyen du concept de force.8 En conséquence, selon ma version de la mécanique  et selon ma version de

chacune de ses formulations , je n'évalue pas leurs diérences de la même manière. C'est là un des points essentiels que l'analyse des versions des sections 3 et 4 vise à montrer.

Pour nir, armer que les formulations newtonienne, lagrangienne et hamilto- nienne d'aujourd'hui sont les expressions de diérentes versions permet d'aborder sous un jour nouveau le problème historiographique que j'ai mentionné en intro- duction. En eet, parmi les versions qui ont fait l'objet de présentations explicites au cours de l'histoire, certaines, dont j'ai dit qu'elles étaient  innovantes  (voir page 98), ont donné lieu à la formulation de nouveaux principes, à l'introduction de nouveaux concepts, et à une réorganisation de l'architecture déductive de la théorie, qui s'accompagne souvent du développement des mathématiques nécessaires à l'éta- blissement de ces nouveaux liens déductifs. Les formulations actuelles de la mécanique

8En eet, comme je l'ai souligné plusieurs fois, le principe de d'Alembert est lui-même un principe

La notion de version 103 portent le nom des auteurs de certaines de ces versions particulièrement innovantes. On peut considérer cela comme l'expression d'un jugement de la postérité selon lequel les formulations newtonienne, lagrangienne et hamiltonienne de la mécanique correspondent aux versions que Newton, Lagrange et Hamilton ont exprimées dans leurs présentations. Cela reviendrait à dire que les diérences entre la présentation des Principia de Newton (1687) et la formulation newtonienne actuelle, ou entre la présentation de la Mécanique analytique de Lagrange (1788) et la formulation lagrangienne actuelle, sont des diérences inessentielles au contenu de ces formula- tions. Autrement dit, cela signierait que les innovations introduites par ces diérents savants correspondent, diachroniquement, aux diérences synchroniques entre les for- mulations d'aujourd'hui.

Évaluer ce jugement implique deux choses : d'abord, analyser la version que ces diérents auteurs ont eectivement exprimée ; ensuite, identier, au sein des formula- tions actuelles, ce que l'on considère essentiel à leur contenu. C'est un des buts de la suite de ce chapitre (sections 3 et 4) ; la prochaine section vise à préciser la méthode que j'entends y suivre.