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3.2 Version de la mécanique et  idéal scientique  de Lagrange

4.1.2 Distinguer entre le contenu physique et la présenta-

La recherche d'un ancrage de la signication physique des principes dans une expérience sensible, jointe à l'exigence d' économie de la pensée 46, qu'il considère

comme la vertu suprême d'une théorie scientique, conduit Mach à distinguer clai- rement entre la signication ou le contenu physique de la mécanique, que l'enquête historique et critique permet de retrouver et de rendre intelligible, et sa présentation formelle, remarquable accomplissement de la science comme économie de la pensée, dont la contrepartie est cependant de nous rendre les principes moins intelligibles, parce que plus abstraits.

Son jugement sur la signication des diérents principes de la mécanique est sans équivoque : ils sont tous équivalents et se réduisent à la constatation d'une même catégorie de faits empiriques47, intégralement exprimés dans les principes newtoniens,

mais que les mathématiciens postérieurs à Newton ont contribué à résumer dans des formules plus générales, commodes et économiques :

La contribution de Newton au sujet qui nous intéresse ici est double. Premiè- rement, il a considérablement étendu le domaine de la mécanique physique en découvrant la gravitation universelle. Deuxièmement, il a achevé l'énoncé formel des principes de la mécanique tels qu'ils sont aujourd'hui généralement acceptés. Depuis Newton, aucun principe essentiellement nouveau n'a été énoncé. Tout ce qui a été accompli en mécanique depuis lors a consisté en un développement

46 La science elle-même peut [...] être considérée comme un problème de minimum, qui consiste

à présenter les faits de la façon la plus complète possible avec la moindre dépense intellectuelle.  (Mach, 1883, p. 586)

47 Ainsi, malgré toutes leurs diérences apparentes, les principes de la mécanique ont une identité

profonde. Ces principes ne sont pas les expressions de diérents faits, mais, en quelque sorte, les reets de diérents aspects du même fait.  (Mach, 1883, pp. 478-479)

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déductif, formel, et mathématique de la mécanique à partir des lois de Newton. (Mach, 1883, p. 226)

À eux seuls, les principes de Newton susent, sans qu'il soit nécessaire d'intro- duire de nouvelles lois, à explorer entièrement tous les phénomènes mécaniques que l'on peut rencontrer en pratique, que ce soit en statique ou en dynamique. Les dicultés qui se présentent dans ces problèmes sont invariablement d'un caractère mathématique (formel), et ne concernent en aucun cas les principes. (Mach, 1883, p. 344)

Non seulement, selon Mach, le développement formel dont la mécanique a fait l'objet depuis Newton ne modie aucunement le contenu physique de la théorie, mais encore il se distingue nettement de ce que Mach appelle la  période déductive  de l'histoire de la théorie. Il est le signe d'une science arrivée à maturité, pour laquelle on est en possession de tous les principes et théorèmes qui en constituent le contenu :

Une fois que les faits les plus importants d'une science de la nature ont été établis par l'observation, son développement entre dans une nouvelle période  la pé- riode déductive [...]. Au cours de cette période, on peut reproduire mentalement ces faits sans avoir constamment recours à l'observation. On se représente, par la pensée, les cas les plus généraux et compliqués, comme composés d'éléments plus simples et familiers de l'observation. Cependant, même après que l'on a déduit, de l'expression des faits les plus élémentaires (les principes) l'expression des faits plus communs et compliqués (les théorèmes) et que l'on a découvert, dans tous les phénomènes, les mêmes éléments, le développement de la science n'est pas achevé. Le développement déductif de la science est suivi de son déve- loppement formel. Il s'agit alors de présenter sous une forme claire et concise, c'est-à-dire sous la forme d'un système, les faits qu'il s'agit de reproduire, de telle sorte que chacun d'entre eux puisse être atteint et représenté mentalement avec le moindre eort intellectuel. (Mach, 1883, p. 516)

Il est tentant, ici, de reprendre la distinction suggestive de Feynman entre physicien et mathématicien (voir page 114), et d'armer que le travail déductif, qui consiste à mener une enquête systématique dans les conséquences physiques de la théorie et à chercher la signication empirique de chacun des théorèmes que l'on peut déduire des principes généraux, est typiquement celui du physicien, quand le développement formel est l'÷uvre du mathématicien.

Or, la mécanique analytique, qu'il dénit comme une  mécanique algébrique , par opposition à la mécanique de Newton, qui est  purement géométrique  (Mach, 1883, pp. 560-561), est, à ses yeux, un des exemples les plus remarquables que l'his- toire des sciences ore du développement formel d'une science :

C'est Lagrange qui a porté la mécanique analytique à son plus haut degré de perfection. Le but de Lagrange, dans sa Mécanique analytique (1788), était de se débarrasser, une fois pour toutes, de tous les raisonnements nécessaires pour

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résoudre des problèmes mécaniques, en les réduisant autant que possible à une seule et unique formule. Il y est parvenu. Tous les cas susceptibles de se pré- senter peuvent désormais être traités en suivant un schéma simple, hautement symétrique et clair, et tous les raisonnements qui restent sont eectués par des calculs purement mécaniques. La mécanique de Lagrange est une contribution prodigieuse à l'économie de la pensée. (Mach, 1883, pp. 561-562)

Mais ce travail est clairement distinct de celui qui consiste à enquêter sur la signi- cation physique des principes :

Il ne faut pas attendre de cette branche de la mécanique des éclaircissements de principe. Au contraire, la connaissance des principes doit être essentiellement achevée avant que l'on puisse envisager d'élaborer une mécanique analytique ; le seul but de cette dernière est une maîtrise pratique parfaite des problèmes. Si l'on n'est pas conscient de cela, on ne peut pas comprendre l'importante contribution de Lagrange, qui est, ici aussi, essentiellement économique. (Mach, 1883, p. 575)

On a ici la preuve que l'armation de Pulte (page 119), selon laquelle la méca- nique de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle ne peut pas être une mécanique de la force, est à nuancer : alors que Mach connaît le principe de moindre action sous sa forme hamiltonienne, il n'est pas question pour lui d'y voir un principe nouveau. Tous les principes de minimum sont équivalents, arme-t-il à plusieurs reprises :  on peut envisager de nombreuses autres expressions intégrales qui donnent, par varia- tion, les équations ordinaires du mouvement, sans que pour autant elles aient une signication physique particulière.  (Mach, 1883, p. 463)48 Ils sont, de plus, équi-

valents au principe de d'Alembert :  On déduit aisément le principe de Hamilton de celui de d'Alembert et, inversement, celui de d'Alembert à partir de celui de Ha- milton ; ces deux principes sont en fait identiques, et leurs diérences ne sont que formelles.  (Mach, 1883, p. 475)

L'analyse de ces propos de Mach invite donc à établir une distinction entre deux types de  principes premiers  : on peut très bien reconnaître qu'une certaine for- mule, comme le principe de Hamilton, est la plus économique de toutes celles dont on dispose, et la placer légitimement au fondement de l'édice formel de la méca- nique, sans pour autant considérer que c'est de cette formule que la théorie tire sa signication physique.

Plus précisément, en vertu du fait que tous les principes diérentiels et intégraux de la mécanique ne sont, selon Mach, que des formes diérentes du principe fon- damental donné par Newton, on peut indiéremment choisir l'un ou l'autre comme

48Voir aussi (Mach, 1883, p. 475) :  On a remarqué, dans ce qui précède, que l'on peut proposer

plusieurs expressions telle que l'annulation de leur variation conduise aux équations ordinaires du mouvement. Le principe de Hamilton contient une expression de ce genre. 

132 Chap. 3. Architecture des principes et versions principe premier. Quelle que soit l'allure que prendra l'édice de la mécanique, sa signication en restera inchangée. Or, en ce qui concerne la présentation formelle, c'est l'exigence d'économie et de commodité qui préside :

La mécanique n'a [...] pas seulement sa n en elle-même ; elle doit aussi ré- soudre des problèmes pour des besoins pratiques et pour développer les autres sciences. Ces problèmes sont pour la plupart plus faciles à résoudre par d'autres méthodes que celles de Newton  des méthodes dont il a été prouvé qu'elles sont équivalentes à ces dernières. En conséquence, il serait vain et coûteux de dédaigner leurs avantages et d'insister toujours pour que l'on revienne aux idées newtoniennes élémentaires. Il est susant de s'être convaincu une fois que ce retour est toujours possible. Ajoutons cependant que les conceptions newto- niennes sont certainement les plus satisfaisantes et les plus claires [...]. (Mach, 1883, pp. 356-357)

Pour résoudre des problèmes de mécanique, le principe de d'Alembert s'avère d'une grande utilité. C'est un résultat remarquable du développement formel de la méca- nique, orienté par un idéal d'économie. Cependant, en raison même de cette exigence d'économie intellectuelle, les savants sont parfois conduits à faire usage de formules aveugles, dont la signication provient d'un principe dont elles sont une reformula- tion commode. C'est précisément le travail de l'histoire critique faite par Mach que de retrouver la signication physique des diérents principes, pour nous assurer que l'on peut continuer à faire usage du principe de d'Alembert et des principes de minimum qui lui sont équivalents49:

Le principe de d'Alembert ne nous apprend rien [...] que nous ne puissions ap- prendre par d'autres méthodes. Le principe remplit, au cours de la résolution des problèmes, la fonction d'un gabarit qui nous épargne, dans une certaine mesure, d'avoir à examiner chaque nouveau cas, en nous orant une méthode permet- tant d'utiliser des expériences connues et familières. Le principe ne nous ore pas tant une vue plus profonde des processus étudiés qu'une maîtrise pratique. La valeur de ce principe est d'ordre économique.

Quand on a résolu un problème au moyen du principe de d'Alembert, on peut se contenter de savoir que l'application de ce principe implique toutes les ex- périences concernant l'équilibre que l'on a faites auparavant. Cependant, si l'on veut appréhender clairement et complètement le phénomène, c'est-à-dire y re- trouver les éléments mécaniques les plus simples qui nous sont familiers, on est

49 La résolution de quelques problèmes au moyen du principe de d'Alembert sut à montrer

combien il est commode. Elle nous donne aussi la conviction qu'il est possible, dans tous les cas où cela semblera nécessaire, de résoudre directement et en toute clarté le même problème par la considération des processus mécaniques élémentaires, et de parvenir au même résultat. La conviction de la possibilité de cette opération en rend la réalisation inutile dans les cas où le seul but poursuivi est pratique.  (Mach, 1883, pp. 432-433)

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obligé de prolonger notre étude et de remplacer les expériences concernant l'équi- libre par les conceptions de Newton ou de Huyghens.50(Mach, 1883, pp. 430-431) Le principe de d'Alembert n'est donc, selon Mach, qu'un résumé d'expériences, qui ne donne en aucun cas une compréhension des phénomènes, mais qui permet à celui qui a compris une fois les raisons de sa validité, de faire l'économie de certains rai- sonnements. Ce principe ne dit rien par lui-même51, et ne nous apprend rien de plus

que ce que nous disent les principes newtoniens.

Pour résumer, tous les principes de la mécanique sont, selon Mach  comme, d'ailleurs, selon Lagrange  équivalents, les développements formels obéissant à un idéal d'économie qui ne change rien à l'ancrage empirique de la théorie. Mais cet ancrage lui-même, qui donne sa signication physique à la théorie, est susceptible d'être appréhendé de diérentes manières, en fonction de la tournure d'esprit de chacun (voir ci-dessus, page 129).

En distinguant nettement entre le principe premier du point de vue de la généralité et de l'économie, et le principe premier du point de vue de la signication physique, Mach prouve qu'il est possible de rester lagrangien (ou newtonien) après Hamilton : même une fois que le principe de moindre action a une forme susamment générale pour pouvoir gurer au fondement de l'édice formel de la mécanique, le contenu de cette dernière dépend des expériences sensibles qui lui donnent un sens.

Ici encore, la question de savoir ce qui, chez Mach, est déterminant et premier, d'un engagement inavoué en faveur des concepts newtoniens (en particulier celui de force), de sa méance vis-à-vis de tout principe susceptible d'appeler une interpréta- tion métaphysique, ou encore de la conception philosophique des théories scientiques qu'il défend et qui le conduit à distinguer nettement entre la signication physique des principes et leur exposé formel, n'est pas de celles que je cherche à résoudre. J'espère en revanche avoir mis en évidence, par cet examen, le caractère indissociable de ces diérents déterminants de ce que j'appelle la version d'un individu. D'autre part, l'analyse de la manière dont Mach traite la question de la signication physique d'une théorie et de la distinction entre le conceptuel et le formel me fournit un pre- mier élément, auquel vont s'ajouter les analyses des versions de Hertz et de Duhem, permettant de montrer que cette distinction même dépend de la version de celui qui l'établit.

50Voir ci-dessus, page 129.

51Selon Mach, on ne peut donc pas, à proprement parler, raisonner au moyen du principe de

d'Alembert, au sens où le raisonnement impliquerait la manipulation d'un contenu conceptuel. Le principe de d'Alembert ne peut faire l'objet que de ce que Leibniz aurait appelé une cogitatio caeca (voir Leibniz, 1765, II, xxi, p. 146).

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