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Perfection formelle et intelligibilité de la mécanique

4.2 Heinrich Hertz (1894), Les Principes de la mécanique

4.2.3 Perfection formelle et intelligibilité de la mécanique

Les Principes de Hertz orent en eet l'exemple remarquable d'une présentation où l'exigence de simplicité et la dénition de l'intelligibilité qui l'accompagne entrent en conit avec une autre forme d'intelligibilité de la théorie : non seulement il n'est pas évident que les  liaisons cachées  soient plus faciles à concevoir que les forces, mais encore, comme le dit Mach,

Lorsque l'on ne veut pas simplement accepter d'une façon générale l'hypothèse des masses et des mouvements cachés, mais que l'on cherche au contraire à l'uti- liser pratiquement dans les problèmes particuliers, on doit, au moins dans l'état présent de nos connaissances physiques, en arriver à des ctions si extraordi- naires et souvent si inimaginables, que l'emploi des accélérations données en devient de loin préférable. [...] Comme programme idéal, la mécanique de Hertz est plus belle et d'une plus grande unité que la mécanique ordinaire, mais celle-ci

142 Chap. 3. Architecture des principes et versions

l'emporte dans les applications [...]. (Mach, 1883, p. 255-256)66

Notons, d'ailleurs, que cette appréciation de Mach s'accorde avec les buts achés par Hertz :

Dans les détails, je n'ai en eet rien à exposer qui soit nouveau ou qui ne puisse être trouvé dans de nombreux livres. Ce qui, je l'espère, est nouveau, et la seule chose à laquelle j'attribue quelque valeur, est l'ordonnancement et l'agencement du tout, c'est-à-dire le côté logique, ou si l'on veut philosophique de la chose. Mon travail a atteint ou manqué son but selon que quelque chose a été ou non gagné dans cette direction.  (Hertz, 1894, p. 66).

Je voudrais, pour nir, souligner une véritable tension au sein même de l'entreprise de Hertz : d'une part, il défend une Bildtheorie et reconnaît le caractère idiosyncra- tique des théories, et, d'autre part, il cherche à proposer, au delà des présentations existantes, une méta-présentation débarrassée de tout eet de perspective67, au point

de la rendre inintelligible  au sens où elle n'a plus aucun ancrage dans l'expérience sensible  et inapplicable. Cela apparaît assez nettement dans la manière dont il re- vient, à la n de l'introduction des Principes, sur l'idée de l' appropriation  (voir ci-dessus, page 136) au nom de laquelle il a évalué les trois images :

nous n'avons jamais parlé d'appropriation que dans un sens particulier, à savoir au sens d'un esprit qui, sans égard pour la place fortuite de l'homme dans la nature, cherche à embrasser objectivement et à présenter de façon simple la tota- lité de notre connaissance physique ; mais [...] nous n'avons absolument pas parlé d'appropriation au sens de l'application pratique et des besoins humains. En ce qui les concerne, il n'est pas nécessaire que la présentation ordinaire de la méca- nique, qui a été expressément imaginée pour eux, soit jamais remplacée par une présentation plus appropriée. La présentation que nous introduisons ici entre- tient un peu le même rapport à la présentation ordinaire que celui qu'entretient la grammaire systématique d'une langue à une grammaire qui doit permettre aux débutants de se mettre au fait des nécessités de la vie quotidienne68 aussi

vite que possible. On connaît l'étendue des diérences entre les exigences qui pèsent sur l'une et l'autre ainsi qu'entre les agencements qui doivent être les

66Duhem (1903b, 167) porte un jugement similaire, armant que la mécanique de Hertz, en raison

même du fait que la mort lui a interdit de la mener à bien, est plus  le programme d'une doctrine  qu'une doctrine proprement dite. Il lui manque, pour être applicable et, de ce fait, susceptible de montrer sa fécondité ou sa stérilité, d'être  accompagnée de l'indication d'une méthode . Voir (Mulligan, 1998) pour un examen de la réception des Principes de Hertz par ses contemporains.

67C'est, de ce point de vue, l'ancêtre des approches formelles des théories que j'étudie au cha-

pitre 5 : pourvus d'outils logiques et mathématiques dont Hertz ne disposait pas, les philosophes du Cercle de Vienne et leurs héritiers donnent comme critère de scienticité la possibilité, au moins en principe, de présenter les théories sous une forme axiomatique formelle rigoureuse.

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leurs, à l'une et à l'autre, si l'une comme l'autre doivent correspondre à leur but de façon aussi précise que possible. (Hertz, 1894, p. 112)69

Comme on vient de le voir, le but que Hertz arme poursuivre ici entre en conit avec au moins deux autres vertus que l'on peut exiger de la présentation d'une théorie : la rendre intelligible et la rendre utilisable.70

Concluons cet exposé en comparant rapidement la position de Hertz à celle de Mach : alors que ce dernier, en cherchant à fonder la signication de la mécanique sur les expériences sensibles des agents, arme que ces diérentes expériences  et les diérentes manières de les formuler  sont fondamentalement équivalentes, Hertz établit une véritable distinction conceptuelle entre deux manières de présenter la mé- canique, sans pour autant renoncer à l'idéal d'une présentation formellement parfaite. Ce sont donc deux conceptions très diérentes des théories, aussi bien du point de vue normatif visant à caractériser la méthode et les buts que doit poursuivre l'entreprise scientique que du point de vue descriptif de la nature même de la connaissance qui en résulte, qui donnent lieu à des versions ainsi qu'à des jugements méta-scientiques et historiques diérents. Je reviendrai sur les conclusions que l'on peut tirer de cette comparaison à la section 5, après avoir examiné deux autres versions.

4.3 Pierre Duhem (1903b), L'évolution de la mécanique

Pierre Duhem s'intéresse aux développements historiques de la mécanique éner- gétique71et de la thermodynamique dans le cadre d'une entreprise de fondation de la

physique entière sur une conception énergétiste du monde. Il développe par ailleurs (Duhem, 1914) une philosophie instrumentaliste, selon laquelle les théories ne doivent en aucun cas viser à fournir une explication des phénomènes en faisant l'hypothèse d'une quelconque réalité inobservable ; elles sont selon lui des représentations symbo- liques commodes résultant d'un double processus d'abstraction et de généralisation

69La présentation de Hertz n'est pas non plus destinée à être un traité pédagogique ou un manuel

à l'usage de ceux qui voudraient résoudre des problèmes de mécanique :  Pour diverses raisons, ce livre n'est pas, à vrai dire, tout à fait adapté comme première introduction ; mais c'est avec d'autant plus de conviction qu'il s'ore comme guide à qui connaît déjà, dans une certaine mesure, le contenu de la mécanique sous sa présentation ordinaire. Il espère pouvoir proposer à ce lecteur un point de vue qui ore au regard, en toute clarté, la signication physique, la parenté interne et la portée des principes de la mécanique ; un point de vue depuis lequel, en outre, le concept de force de même que les autres concepts fondamentaux de la mécanique apparaissent dépouillés de leurs derniers restes d'obscurité.  (Hertz, 1894, p. 64)

70Je reviendrai sur cette tension au chapitre 4.

71Le terme  mécanique  dans le titre L'évolution de la mécanique désigne, comme le remarque

144 Chap. 3. Architecture des principes et versions à partir des phénomènes.72 Dans ce qui suit, je me concentre sur quelques aspects

de sa version de la mécanique lagrangienne telle qu'elle apparaît dans L'évolution de la mécanique (Duhem, 1903b) mais aussi dans sa critique de l'ouvrage de Mach (Duhem, 1903a). Comme il le souligne lui-même, et comme la lecture de leur ÷uvre respective ne tarde pas à le montrer, Duhem partage lui aussi avec Mach un grand nombre de convictions sur le but visé par une théorie scientique, et notamment l'idéal d'économie73, ainsi que le rejet des explications métaphysiques en science.74

Cependant, la version de la mécanique de Duhem est en désaccord profond avec celle de Mach ; qui plus est, il ne s'accorde pas sur la manière de comprendre l'÷uvre de Lagrange elle-même. Contre Mach, Duhem considère que la mécanique de la force, celle de Newton, mais aussi de Laplace et de Poisson, qui consiste à regarder  les corps comme formés de masses très petites isolées les unes des autres  n'est pas équivalente à la mécanique énergétique, qui traite  les corps comme des milieux continus dont les diverses parties se gênent les unes les autres en leurs divers mouve- ments et constituent des liaisons les unes pour les autres.  (Duhem, 1903a, p. 453) Mais, à la diérence de Hertz, qui reconnaît aussi, on l'a vu, l'existence de plusieurs images diérentes des phénomènes mécaniques, il ne range pas Lagrange du côté de la mécanique newtonienne.

Contrairement à Mach, qui  ne dissimule d'ailleurs pas ses préférences pour la méthode de Laplace et Poisson, qu'il nomme méthode de Newton , Duhem choisit résolument la voie énergétique. Ce qui dénit selon lui cette méthode n'est pas en premier lieu de prendre le concept d'énergie comme fondamental, mais de représenter les corps et leurs mouvements d'une manière diérente de la méthode newtonienne ; cela permet de se passer d'un certain nombre de suppositions qui rendent selon Duhem les explications fournies par la mécanique de la force aussi suspectes que celles des scolastiques faisant appel à des qualités et vertus occultes.75

72Pour une analyse de la philosophie des sciences de Duhem, voir (Brenner, 2000).

73 En tout domaine, le progrès de la Science a pour but de faire tenir le plus de réalité possible en

une forme réduite le plus possible ; l'essence de ce progrès est une économie de plus en plus grande de la pensée.  (Duhem, 1903a, p. 445)

74On va voir dans ce qui suit que l'accusation de sombrer dans la métaphysique est une arme que

diérents  camps  utilisent, et qui n'a pas toujours le même sens.

75 Que l'on traite les attractions et les répulsions réciproques des points matériels comme des

réalités irréductibles à la gure et au mouvement ; qu'on les considère, au contraire, comme les eets de mouvements, cachés encore à nos investigations ; il n'en reste pas moins que le physicien peut et doit invoquer dans ses raisonnements, non seulement des gures et des mouvements explicites, mais encore des forces, actuellement hétérogènes aux notions de la Géométrie et de la Cinématique. Par là, les mots : Expliquer un phénomène physique prennent un sens tout diérent de celui que leur attribuaient les philosophes cartésiens ou atomistes ; l'explication qui s'arrête à la force, prise

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Certes, la Physique dont Newton a tracé le plan et posé les bases, dont Bos- covitch a analysé la complète structure, est déjà admirable par la simplicité et l'ampleur de ses principes ; cependant, à côté de l'hypothèse fondamentale qu'il y a dans le monde : temps, étendue, masse et force, cette Physique n'admet-elle pas d'autres suppositions que l'on pourrait éliminer ? Au lieu de réduire la ma- tière à un ensemble de points inétendus et isolés les uns des autres, ne pourrait-on y concevoir des corps étendus, variables de gure, capables de se toucher ? Au lieu de regarder toutes les forces comme des attractions et des répulsions réci- proques, fonctions de la seule distance qui sépare les points qu'elles sollicitent, ne pourrait-on leur laisser une entière détermination, en accouplant seulement à chaque action une réaction égale directement opposée ? N'amènerait-on pas ainsi les principes de la Mécanique au plus haut degré de généralité qui se puisse concevoir ?

À cette construction de la Mécanique rationnelle, les plus grands géomètres du xviiiesiècle contribuent ; Daniel Bernoulli, d'Alembert, Euler, pour ne citer que

les plus illustres, attachent leur nom à quelque part de l'édice ; mais à Lagrange on doit son complet achèvement. (Duhem, 1903b, p. 43)

Ce qui distingue la méthode de Bernoulli, d'Alembert, Euler et Lagrange  qui étaient rangés par Hertz, rappelons-le, dans la première image des phénomènes mé- caniques  de celle de Newton n'est pas un remplacement du concept de force par un autre, ni un changement dans l'ordre des principes, mais l'introduction d'une nou- velle manière de représenter les systèmes physiques. Duhem note bien que  comme Leibniz, Lagrange regarde la notion de force comme une des notions premières de la Mécanique ; s'il invoque le mouvement, ce n'est pas pour expliquer la force, c'est seulement pour faire correspondre à cette idée, transcendante à la Géométrie, un symbole numérique capable de gurer dans les formules.  (Duhem, 1903b, p. 45). C'est le fait d'avoir  restitu[é] aux corps leur étendue, leur gure, la possibilité de glisser ou de rouler les uns sur les autres, voire de se déformer  (Duhem, 1903b, p. 45) qui conduit Lagrange, comme on l'a vu, à formuler le principe des vitesses virtuelles et le principe de d'Alembert en prenant en compte les liaisons des systèmes étudiés et à les représenter au moyen de coordonnées généralisées ; à partir de là, il  importe donc peu de connaître par le détail chacune des forces appliquées aux divers corps d'un système, son point d'application, sa grandeur, sa direction  (Duhem, 1903b, p. 49).

Poussons plus loin : Nous pouvons, si nous le voulons, ne considérer en Méca- nique que des groupes de corps entièrement isolés dans l'espace ; il nous sut, pour cela, de comprendre en un seul ensemble et le système particulier que nous

comme élément réellement ou provisoirement simple, a de l'analogie avec l'explication scolastique par les qualités et les vertus occultes.  (Duhem, 1903b, p. 42)

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voulons étudier, et les corps dont l'inuence sur ce système ne nous paraît pas négligeable. Alors nous n'aurons plus aaire qu'à des forces mutuelles s'exerçant entre les divers corps d'un même système ; ces forces intérieures sont supposées dépendre d'un potentiel, dont la connaissance rend inutile la connaissance des forces mêmes. Ainsi, la notion de force, après s'être fondue dans une notion plus ample, celle de force généralisée, perd, pour ainsi dire, son caractère premier et irréductible et apparaît comme une simple dérivation de la notion de potentiel ; telle est la conséquence naturelle des principes posés par Lagrange, conséquence qui s'accorde pleinement avec les vues profondes de Leibniz. (Duhem, 1903b, pp. 53-54)

Ainsi, Lagrange, selon Duhem, tout en acceptant le concept de force, propose une nouvelle manière de représenter les systèmes mécaniques, qui conduit progressivement à reléguer au second plan le concept de force, au prot des concepts énergétiques. C'est sur ce point que sa mécanique se distingue de celle de Newton, reprise par Laplace et Poisson.

Pour Duhem, on est en présence de deux théories ou manières générales de se représenter les corps et les phénomènes, non seulement pas équivalentes, mais même incompatibles. Après avoir cité Mach, à propos de l'équivalence des principes newto- niens et de ceux de la mécanique analytique, il arme :

Nous ne souscririons pas entièrement à ces jugements du professeur de Vienne ; nous ne croyons pas qu'il y ait toujours équivalence entre la méthode de Lagrange et la méthode que Laplace et Poisson ont tirée des principes de Newton ; nous pensons que l'extrême économie intellectuelle qui a présidé à la constitution de cette dernière méthode l'a trop appauvrie pour qu'elle puisse fournir une représentation satisfaisante de tous les phénomènes d'équilibre et de mouvement. (Duhem, 1903a, p. 455)

Cette diérence de jugement entre Mach et Duhem à propos de l'équivalence ou non des méthodes newtonienne et lagrangienne repose sur le fait qu'ils ne tracent pas la frontière au même endroit. Plus précisément, Mach s'intéresse à la forme mathéma- tique des principes et aux méthodes mises en ÷uvre, quand Duhem considère l'image du monde sous-jacente à ces méthodes. De ce point de vue, Lagrange passe, pour ainsi dire, dans l'autre camp. Alors que, pour Mach, la mécanique lagrangienne est une mécanique newtonienne, pour Duhem, la méthode analytique mise en ÷uvre par Lagrange en fait le père de la nouvelle mécanique, qui se distingue de la mécanique newtonienne en considérant les corps non plus comme composés de particules mais comme des milieux continus. Lagrange, dont on a vu précédemment qu'on pouvait dire qu'il avait conrmé les principes newtoniens en leur donnant des armes mathé- matiques très puissantes, sans rien changer à la signication de la théorie (aussi bien aux yeux de Lagrange lui-même, qu'à ceux de Mach et de Hertz), se trouve être,

Versions de la mécanique lagrangienne 147 dans la version que Duhem propose de l'histoire de la mécanique, le fer de lance des adversaires de la mécanique newtonienne.

La volonté d'unier la physique sur la base des concepts énergétiques conduit ainsi Duhem à opérer un découpage nouveau des diérentes représentations possibles des phénomènes du mouvement ; selon ce découpage, Lagrange ne se trouve pas du même côté que Newton. Pour dénir le contenu d'une théorie, ce qui l'intéresse au premier chef n'est pas la forme mathématique des principes en tant que telle, mais la manière dont les corps eux-mêmes sont représentés et conçus. Ce faisant, il exprime une préférence nette en faveur des concepts énergétiques, que l'on peut raisonnable- ment critiquer comme une option métaphysique parmi d'autres possibles, consistant à armer la supériorité d'un standard d'intelligibilité sur un autre.

4.4 Une version contemporaine : Cornelius Lanczos (1970), The