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Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés

V. Vers une formulation juridique du problème à résoudre

Nous avons montré au point précédent que le Discours sur l’inégalité anticipait et développait le constat du mal inhérent aux sociétés politiques exposé dès l’ouverture du Contrat social. Il s’agit ici de montrer qu’il met aussi en évidence la forme du problème de droit politique auquel ce dernier prétend répondre. En ce sens, c’est en se penchant sur le volet juridique de la critique que Rousseau fait du pacte de soumission qu’on voit le plus clairement là où la doctrine du Discours sur l’inégalité préfigure celle du Contrat social.

service, et qu’il usurpe peu à peu la souveraineté du corps social. Mais il se rend par là lui aussi victime de la servilité que comporte la domination (cf. Émile, pp. 308-309).

242 Contrat social, p. 367.

243 Émile, p. 524. À ces passages s’ajoute aussi l’un des Fragments politiques (p. 496) : « Les lois et l’exercice de la

justice ne sont parmi nous que l’art de mettre le grand et le riche à l’abri des justes représailles du pauvre ».

244 Discours sur l’inégalité, p. 177.

245 En résumé, Rousseau pense que « la société » ne dut consister d’abord qu’en « quelques conventions générales

que tous les particuliers s’engageaient à observer, et dont la communauté se rendait garante envers chacun d’eux » (ibid., p. 180). Mais la faiblesse de cette constitution dut engendrer le viol répété des lois, de sorte qu’on dut, pour les exécuter et les faire respecter, instituer une magistrature élective. C’est avec le temps, croit Rousseau, que celles-ci durent devenir héréditaires (ibid., pp. 186-187).

Le pacte de soumission est en effet non seulement invraisemblable, mais aussi juridiquement aberrant, et ce, pour deux raisons principales. La première est que ce pacte n’en est pas un. Il serait difficile, écrit Rousseau, « de montrer la validité d’un contrat qui n’obligerait qu’une des parties, où l’on mettrait tout d’un côté et rien de l’autre, et qui ne tournerait qu’au préjudice de celui qui s’y engage247 ». Toute convention implique que soient pris de part et d’autre certains engagements, de sorte que les deux parties se retrouvent liées par leur promesse réciproque. Or il est pour Rousseau clair que le pacte par lequel on se soumet à une autorité absolue n’oblige que celui qui se soumet248. De plus, une convention ne saurait être légitime si elle ne favorise que l’une des parties et cause un préjudice irréparable à l’autre. La nature charge en effet chacun du soin de sa propre conservation249. Or priver l’homme de sa liberté revient à le priver du meilleur moyen de se conserver. Aucun bien, en ce sens, ne saurait compenser la perte de la liberté; comme la vie, elle est inaliénable250.

Mais la liberté n’est pas seulement inaliénable parce qu’elle représente la meilleure garantie de la préservation de la vie. Le second argument de Rousseau table sur l’analyse anthropologique déployée dans la première partie du Discours sur l’inégalité, et montre que l’inaliénabilité de la liberté vient de ce qu’elle s’avère étroitement unie à la nature même de l’homme; elle est ce par quoi un homme est un homme. Par le fait même, on ne saurait s’en départir par contrat de la façon dont on transfère un bien ou une chose à un tiers. « [Le] droit de propriété n’étant que de convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il possède : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la Nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir, et dont il est au moins douteux qu’on ait le droit de se dépouiller : en s’ôtant l’une on dégrade son être; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il

247 Ibid., pp. 182-183.

248 L’argument sera repris dans le Contrat social (p. 356) : « C’est une convention vaine, absurde, impossible, de

stipuler d’un côté une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans borne. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a le droit de tout exiger? Et cette seule condition, incompatible avec toute autre, n’entraîne-t-elle pas nécessairement la nullité de l’acte ? » Voir aussi Manuscrit de Genève, p. 302.

249 Le droit naturel à la vie constitue aussi, en un sens, le devoir de la conserver. La nature donne à chacun le désir

de se conserver et les moyens suffisants pour le faire ; d’un côté, en effet, elle incite l’homme à s’aimer et par le fait même à prendre plaisir à sa propre existence ; de l’autre, elle lui donne la faculté de juger des moyens permettant d’assurer celle-ci tout comme de la prolonger. Cf. Contrat social, p. 352 ; Émile, pp. 491-492.

250 Cf. Discours sur l’inégalité, p. 183 ; Contrat social, p. 356. C’est un argument que Rousseau emprunte à Locke. Voir

est en soi251 ». Le pacte de soumission est donc « incompatible avec la nature de l’homme252 »; renoncer à sa liberté, c’est renoncer « à sa qualité d’homme253 ».

Le problème à résoudre pour qui désire trouver le fondement juridique d’une société politique pleinement légitime prend donc une forme bien précise. Si, d’une part, ce fondement consiste essentiellement en une convention, qu’elle soit tacite ou explicite, et que, d’autre part, aucun être humain ne saurait, par une convention, se dépouiller de sa liberté, il en résulte que ce problème doit nécessairement s’énoncer de la manière suivante : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant254 ». Il s’agit là précisément du problème auquel le pacte proposé par Rousseau dans le Contrat social constitue une solution.

251 Discours sur l’inégalité, p. 184. 252 Contrat social, p. 356.

253 Idem. ; Discours sur l’inégalité, p. 184. 254 Contrat social, p. 360.