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Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit

II. Le règne de la loi

« La nature humaine ne rétrograde pas276 », lit-on dans le troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques. Or précisément parce qu’il s’agit de penser l’organisation d’une société politique en accord avec la nature seconde de l’homme, et non de ramener celui-ci à sa nature première, on ne peut agir sur ses désirs pour les rendre de nouveau équivalent à ses besoins physiques. L’indépendance première de l’homme, à proprement parler, doit être considérée comme perdue à jamais. Pour libérer les hommes civils de la dépendance qu’ils éprouvent envers leurs semblables, il faut donc y substituer une autre dépendance, qui évite les effets néfastes de la première. Car il y a deux sortes de dépendance, lit-on dans l’Émile :

Celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la société. La dépendance des choses n’ayant aucune moralité ne nuit point à la liberté et n’engendre

274 Cf. Contrat social, p. 401.

275 Fragments politiques, p. 510. 276 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 935.

point de vices. La dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maitre et l’esclave se dépravent mutuellement. S’il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société c’est de substituer la loi à l’homme, et d’armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait celle des choses, on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vice la moralité qui l’élève à la vertu277.

La dépendance des hommes est « désordonnée ». Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, elle conduit par intérêt les uns à appliquer sur leurs semblables un pouvoir qui ne les asservit pas moins qu’eux, et par lequel tous se dépravent. En revanche, la dépendance que nous éprouvons envers la nature préserve la liberté et ne produit aucun vice, parce que les limitations qu’elle nous impose possèdent un caractère impersonnel et fixe. Or il s’avère possible de produire en société un pouvoir politique qui imite ces traits. Pour cela, il faut « substituer la loi à l’homme », comme l’avance ce passage, ou plutôt « mettre la loi au-dessus de l’homme278 ».

Comment comprendre cependant que Rousseau recommande de donner à la loi une autorité surpassant celle de quiconque, alors même que dans certains passages cités au chapitre précédent279, Rousseau la dénonçait comme l’instrument principal de l’oppression des pauvres par les riches? Il convient de faire remarquer que s’esquisse dans ces lignes une compréhension inédite de la nature et du rôle de la loi. La suggestion de hisser la loi « au-dessus de l’homme » implique en fait la nécessité de redéfinir le terme de « loi ». En effet, c’est en fonction de l’inégalité des conditions qu’on définissait la loi avant Rousseau, y compris parmi les théoriciens du droit naturel. Aussi Rousseau reproche-t-il à ses prédécesseurs de mal raisonner en établissant le droit par le fait. Selon Pufendorf, par exemple, une loi constitue la « volonté d’un supérieur, par laquelle il impose à ceux qui dépendent de lui l’obligation d’agir d’une certaine manière qu’il leur

277 Émile, p. 311.

278 Lettre au marquis de Mirabeau, 26 juillet 1767, dans Jean-Jacques Rousseau, Lettres philosophiques, édition établie,

présentée et annotée par Jean-François Perrin, Librairie Générale Française, coll. « Classiques », 2003, p. 358. Voir aussi Lettres écrites de la montagne, p. 811.

prescrit280 ». Insatisfait de la définition des jurisconsultes, Rousseau écrit que « la définition de la loi est encore à faire281 ».

Dès le Discours sur l’économie politique, Rousseau semblait utiliser le terme « loi » selon une acception nouvelle. Il évitait en effet déjà de la rapporter à la volonté d’un supérieur; la loi représentait au contraire ce par quoi les hommes pouvaient instaurer une forme d’obéissance qui dispense d’une personnification de l’autorité par un particulier : « Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d’assujettir les hommes pour les rendre libres ? (…) Comment se peut-il faire qu’ils obéissent et que personne ne commande, qu’ils servent et n’aient point de maître ; d’autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d’un autre ? Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi282». La loi ne relève donc nullement d’un commandement d’un homme à un autre ; en tant qu’ « organe salutaire de la volonté de tous283 », elle permet au contraire de retirer aux particuliers le pouvoir de contraindre leurs semblables à l’obéissance, et de placer chacun sous la dépendance d’un souverain abstrait, le corps social lui-même, rétablissant ainsi « dans le droit l’égalité naturelle entre les hommes284 ».

Bien qu’il ne contienne pas de définition rigoureuse de la loi, le Discours sur l’économie politique l’anticipe, puisqu’on y retrouve l’exigence de sa double généralité : lorsqu’elle est conforme au droit politique, c’est-à-dire lorsqu’elle est conforme à son essence, la loi est dictée par la volonté générale, et s’applique sans distinction à tous les membres du corps social. C’est précisément de cette façon que Rousseau la définit dans le Contrat social : « Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui la statue. C’est cet acte que j’appelle une loi285 ». Une loi se définit comme un « acte

280 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, liv. I, chap VI, § 4. Voir sur ce point Robert Derathé, Le rationalisme de

Jean-Jacques Rousseau [1948], Slatkine reprints, Genève, 2011, p. 86.

281 Émile, p. 842. Voir aussi le Contrat social, p. 378.

282 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Manuscrit de Genève, p. 310. 283 Idem.

284 Idem.

authentique de la volonté générale286 », et ce, parce que sa forme épouse parfaitement la sienne. La volonté générale, en effet, constitue une volonté présente de manière « constante » chez « tous les membres de l’État287 », et qui « oblige ou favorise également288 » chacun d’eux. Pour qu’une volonté puisse être dite « générale », elle doit autrement dit l’être à la fois « dans son objet ainsi que dans son essence », elle doit partir « de tous pour s’appliquer à tous289 ». Or la loi, à son tour, réunit « l’universalité de la volonté et celle de l’objet290 »; en tant que « convention du corps avec chacun de ses membres291 », elle émane du corps social dans son ensemble pour embrasser ensuite l’ensemble du corps social. Accepter de se soumettre à la volonté générale du corps social ne signifie donc rien d’autre que d’accepter de se soumettre, stricto sensu, à ses lois.