• Aucun résultat trouvé

La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social

Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés

III. La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social

Le problème s’aggrave encore lorsque l’on considère que l’imagination est susceptible de modifier la tonalité de l’amour de soi d’une tout autre façon, de manière à engendrer l’amour- propre. L’imagination peut en effet étendre le champ de la sensibilité de l’homme aux autres sans qu’il ne « transporte » son être en eux, sans qu’il ne s’identifie à eux. L’homme devient alors sensible à tout ce qui, chez les autres, caresse ou vexe l’amour qu’il se porte, et exige d’eux pour cette raison des démonstrations de reconnaissance, d’approbation et d’admiration. La dynamique ouverte par ce mode d’extension de la sensibilité engendre autrement dit le désir de recevoir d’autrui des signes de préférence168, ce pour quoi l’amour-propre se lie étroitement au problème de l’inégalité. Éprouver de l’amour-propre signifie en effet vouloir être préféré aux autres par les autres; cela signifie aussi souhaiter que les autres nous préfèrent à eux-mêmes, « ce qui est impossible169 », écrit Rousseau. L’amour-propre est le désir toujours insatisfait d’être reconnu comme supérieur, et ce, en quelque domaine que ce soit. Remarquons ici

166 Sur l’opposition de Rousseau à Montesquieu sur ce point, voir É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, pp.

92-93.

167 Préface au Narcisse, p. 968. Voir aussi sur ce point Constitution pour la Corse, p. 914. Du reste, Melzer a très bien

thématisé l’incompatibilité entre les liens de l’intérêt et ceux de l’affection. Voir A.M. Melzer, La bonté naturelle de

l’homme, pp. 138-140.

168 L’amour-propre est « un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences ».

Cf. Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 669.

l’importance nouvelle et considérable accordée au regard d’autrui. Lorsque l’amour de soi dégénère en amour-propre, il n’y a que par la médiation du regard imaginé de l’autre sur soi que l’homme peut espérer éprouver le sentiment de son existence170. S’il se jette alors « hors de lui », comme dans le cas de la pitié, c’est en revanche pour vivre « dans l’opinion des autres171 », et tâcher de se modeler sur le patron de ce que ces derniers considèrent aimable. Ce ressort passionnel par lequel le cœur humain s’attache à l’inégalité contient donc ce qu’il faut pour augmenter considérablement la dépendance personnelle, puisqu’il contraint l’homme à l’aliénation de sa propre personne pour être préféré aux autres. L’amour-propre s’avère au principe, pour reprendre l’expression célèbre de La Boétie, d’une servitude volontaire.

Parce que l’amour-propre est inséparable de l’insatisfaction, il se révèle la racine d’un ensemble de passions d’un autre genre, les passions « irascibles et haineuses172 », qui, loin d’être étouffées par l’opposition des intérêts, contribuent au contraire à l’approfondir. En cela, Grace peut avec raison le qualifier de « compassion’s dark twin173 ». Pour l’expliquer, rapportons-nous là-dessus encore à un passage du deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques : « aussitôt qu’on prend l’habitude de se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la première et la meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout174 ». L’amour-propre, désir d’être préféré et passion pour la supériorité, s’irrite de tout indice de mépris, s’offense de tout ce qui donne le sentiment de l’infériorité. Or comme ce désir d’occuper la « première et la meilleure place » occupe le cœur de tout homme éduqué dans le levain de la civilisation175, et que chacun ne peut obtenir des autres d’être préféré à eux-mêmes, il constitue le principe d’une dissension générale.

En résumé, l’état de société, tel qu’il s’est constitué historiquement, porte les hommes à « s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent176 ». La société rapproche les hommes en les divisant, elle les lie en les opposant. En effet, lorsque les intérêts des uns et des autres

170 Discours sur l’inégalité, p. 193. 171 Idem.

172 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 669 ; Émile, p. 493 ; Discours sur l’inégalité, p. 170. 173 E. Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », p. 175.

174 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 806 ; voir aussi ce passage très clair des Fragments politiques (p. 478) : « Sitôt qu’un

homme se compare aux autres, il devient aussitôt leur ennemi, car chacun voulant en son cœur être le plus puissant, le plus heureux, le plus riche, ne peut regarder que comme un ennemi secret quiconque ayant le même projet en soi-même lui devient un obstacle à l’exécuter ».

175 Discours sur l’inégalité, p. 203.

entrent en conflit, les passions aimantes issues de la pitié s’amenuisent et disparaissent, laissant les passions irascibles et haineuses dérivées de l’amour-propre gouverner le cours des relations humaines. La sensibilité devient ainsi « négative177 »; les passions n’agissent plus comme une force d’attraction, mais de répulsion, et ce, alors même qu’une profonde dépendance enchaine désormais les hommes les uns aux autres178. Un nouveau paradoxe s’ajoute à notre analyse : à mesure que s’affermit l’état de société, les hommes deviennent par le fait même moins capables d’une sociabilité naturelle, c’est-à-dire d’une sociabilité qui puise ses ressources dans la pitié. Le processus naturel de vieillissement du genre humain réprime le plein déploiement de la nature humaine; il la condamne à n’exister que sous forme de virtualité, de potentiel. Voilà, semble-t- il, la structure souterraine de la seconde partie du Discours sur l’inégalité.

Deuxième partie : Une histoire rythmée par les révolutions

Dans la première partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau a donc dressé le portrait détaillé de ce qu’il appelle le « pur » état de nature. Au début de la seconde partie du Discours commence le tracé d’une l’histoire hypothétique de la lente naissance de la société – et avec elle de l’inégalité. À strictement parler, l’expression « état de nature » englobe en revanche toute la période de l’histoire humaine précédant l’institution de la société politique par un pacte social. Après avoir dépeint le « pur » état de nature, dont l’existence ne demeure au mieux qu’une possibilité, Rousseau entreprend donc de décrire un « second » état de nature, qui a, celui-là, certainement existé, et dans lequel il s’avère possible qu’une sociabilité saine, nouée par les liens de l’affection mutuelle, ait existé. Il est rigoureusement certain, autrement dit, qu’ait existé une histoire humaine avant l’érection des sociétés politiques, comme en témoigne le mode de vie des hommes que découvrent les explorateurs européens. Mais le récit qu’en fera Rousseau ne demeure à ses yeux que vraisemblable; cette histoire aurait pu se passer autrement. Néanmoins, celle-ci demeure instructive. Si elle fut tissée à partir de conjectures, il semble cependant qu’elle puisse néanmoins nous permettre de tirer des conclusions certaines sur l’état social. Comme il l’écrit lui-même : « [Les] conséquences que je veux déduire [de mes conjectures] ne seront point pour cela conjecturales, puisque, sur les principes que je viens d’établir, on ne saurait

177 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805.

178 Ainsi s’éclaire un autre passage ouvrant le Manuscrit de Genève (p. 282) : « C’est ainsi que les mêmes causes qui

nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en nous dépravant ». Voir aussi là- dessus les remarques intéressantes de Manent et de Melzer. Cf. P. Manent, Naissances de la politique moderne, p. 200; A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 143-144.

former aucun autre système qui ne me fournisse les mêmes résultats, et dont je ne puisse tirer les mêmes conclusions179 ». Comme l’a bien remarqué Starobinski180, une série de révolutions ponctuent l’histoire racontée par Rousseau, de sorte qu’elle semble avancer par bonds successifs. Nous séparerons notre présentation selon les grandes étapes qu’il a identifiées. En ouverture de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile181 ». C’est que les grandes révolutions de l’histoire tracée juste ensuite à grands traits marquent toutes l’avancement d’une idée bien précise : celle du droit de propriété, que consolide la ratification du pacte social. En effet, l’idée de propriété, « dépendant de beaucoup d’idées antérieures », n’a pas pu selon Rousseau se former « tout d’un coup dans l’esprit humain182 ». Il ne croit son apparition possible que graduellement. L’histoire de la naissance de la société se noue donc étroitement à celle de l’apparition des notions de tien et de mien. Elle est aussi celle de la formation progressive des premières notions de droit et de justice, et ce, alors même que le comportement des hommes s’éloigne des prescriptions de la loi naturelle.