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Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit

I. Du Discours sur l’inégalité au Contrat social (1762)

Cette guérison ne s’effectuera pas, à proprement parler, en empruntant la voie d’un retour à l’état de nature259. Dans la longue note IX du Discours sur l’inégalité, Rousseau, anticipant qu’on lui prêterait cette intention, se défendait déjà de recommander l’anéantissement du « tien » et du « mien » pour aller « vivre dans les forêts avec les ours260 ». Pour unir (ou réunir) la condition de fait des hommes à la norme qui devrait la régler, Rousseau propose plutôt de tirer « du mal même261 » le remède susceptible de le guérir; il faut soigner l’homme par la société. Pour celui qui garde en tête que la philosophie rousseauiste se réduit à la proposition selon laquelle la société corrompt l’homme, la cohérence de cette proposition risque de poser problème, puisque cette vision simpliste comporte le défaut majeur de rendre inintelligibles les

255 Dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau a, selon ses propres mots, suivi « la généalogie » des vices du cœur

humain. Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936.

256 Nous laisserons par exemple de côté l’important problème que pose le gouvernement dans la doctrine

rousseauiste.

257 Fragments politiques, p. 479. 258 Idem.

259 Rousseau n’emprunte pas cette voie, du moins, dans le Contrat social. 260 Discours sur l’inégalité, p. 207.

raisons qui amènent Rousseau à formuler les thèses majeures du Contrat social. On y voit en effet défendue l’idée selon laquelle un don complet de l’individu à la société politique doit rendre possible son bonheur et lui garantir l’exercice (sous une forme civile) des droits qui lui sont dévolus par la nature. Paradoxalement, par une socialisation intégrale de son existence, l’individu serait pour ainsi dire rendu à lui-même. Pour réellement comprendre comment on peut passer d’un discours essentiellement critique sur le social à un discours le présentant comme une planche de salut, passer de la doctrine du Discours sur l’inégalité à celle du Contrat social, il s’avère nécessaire de recourir à une compréhension plus fine de la pensée rousseauiste. On verra alors se dessiner entre les deux œuvres un lien de filiation direct.

Parce que Rousseau fait dériver toutes les passions de l’amour de soi, il est amené à attribuer une importance cruciale à la façon dont s’agencent les relations entre les individus. La force de la sensibilité « active et morale », écrit-il dans le deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean- Jacques, « est en raison des rapports que nous sentons entre nous et les autres êtres, et, selon la nature de ces rapports elle agit tantôt positivement par attraction, tantôt négativement par répulsion262 ». C’est la même intuition qui est exprimée dans l’un des Fragments politiques : « L’état moral d’un peuple résulte moins de l’état absolu de ses membres que de leurs rapports entre eux263 ». Le Discours sur l’inégalité constitue en quelque sorte l’illustration de cette idée : s’il y a corruption de la bonté naturelle de l’homme au cours du temps, ce n’est pas tellement parce que celui-ci perd sans retour une existence solitaire pour acquérir une existence sociale; c’est plutôt parce qu’à travers l’histoire se substitue graduellement, au fil des révolutions, une sociabilité basée sur le besoin à une sociabilité basée sur les passions aimantes264, et que du rapprochement des hommes par le besoin résulte une division non moins forte entre eux, fomentée par la naissance des passions irascibles et haineuses.

Le concept de « société » se scinde alors chez Rousseau en deux faces opposées : à côté de la société effective, constituée de telle manière qu’elle corrompt ceux qui la composent, il existe, en tant que virtualité, une société instituée de telle sorte qu’elle permette le déploiement du

262 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 805. 263 Fragments politiques, p. 311.

264 Tel qu’exposé précédemment, la force des liens sociaux noués par le besoin mutuel s’avère pour Rousseau

inversement proportionnelle à celle des liens sociaux noués par les passions aimantes. « On ne peut resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant », lit-on dans la Préface au Narcisse (p. 968). Rousseau formule autrement cette idée dans le Discours sur l’inégalité (p. 202), lorsqu’il avance que la société « porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent ».

potentiel social de la nature humaine. C’est pourquoi Rousseau propose de remédier au vice de notre condition sociale par l’instauration d’une « constitution de choses mieux entendues265 », c’est-à-dire par l’institution d’un agencement nouveau de nos relations, imaginé à partir d’une connaissance approfondie de notre nature et des causes de sa corruption. C’est à ce réarrangement des sociétés qu’il songe lorsque, dans les lignes inaugurales du Contrat social, il dit vouloir exposer une « règle d’administration légitime et sûre », qui marie « ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que justice et utilité ne se trouvent point divisées266 ». Et comme Rousseau avait identifié, dans son Discours sur l’inégalité, la perte progressive de la liberté première267 de l’homme comme responsable d’une corruption de sa bonté, il sera par conséquent amené, dans son Contrat social, à faire de la réalisation d’un pacte réfléchi en fonction de l’inaliénabilité de la liberté la pierre d’assise de sa solution.

À l’aide de ces considérations, nous sommes en mesure de comprendre les raisons profondes derrière la solution politique avancée dans le Contrat social. Pour illustrer cette dernière, adaptons une belle image de Tocqueville268, et comparons la société politique structurée par l’inégalité à une longue chaine de dépendance, où, de haut en bas, chaque anneau se trouve lié aux autres. La proposition de Rousseau consisterait alors, par une convention nouvelle, à détacher chaque anneau de la chaine, et à les placer individuellement les uns à côté des autres sans que ceux-ci ne se touchent. Ils seraient ainsi disposés les uns vis-à-vis des autres d’une manière qui rappelle la configuration de l’état de nature – celle du « pur » état de nature, mais aussi et peut-être surtout celle du début du « second » état de nature. Autrement dit, en proposant l’institution d’un pacte par lequel « chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même269 », Rousseau cherche à délier les hommes de leur dépendance mutuelle, et ainsi à fonder leurs relations sociales sur la base d’un équivalent civil de leur indépendance naturelle. Or en vertu de sa compréhension du cœur humain, il deviendrait alors possible de sceller leur

265 Fragments politiques, p. 479. 266 Contrat social, p. 351.

267 Nous avons montré que ce mot était susceptible de s’entendre selon plusieurs acceptions chez Rousseau. Ici, le

mot « liberté » signifie surtout « indépendance ». Brahami écrit en ce sens : « La pensée proprement politique de Rousseau, sa doctrine des institutions, est (…) tout entière centrée autour d’un unique problème, celui des conditions dans lesquelles je puis vivre en société sans me rendre dépendant de personne ». Cf. Frédéric Brahami,

La raison du peuple: un héritage de la Révolution française (1789-1848), Les Belles Lettres, coll. « Les Belles

Lettres/essais », Paris, 2016, p. 156.

268 Cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, dans Œuvres complètes, t. II, édition publiée sous la

direction d’André Jardin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1992, pp. 613-614 (II, II, II).

union par l’activité des passions aimantes. Il s’agit alors de mettre au point un type de société civile reproduisant les traits capitaux du doux « commerce indépendant270 » de la société familiale.

Mais pour la constitution d’un ordre politique analogue, mutatis mutandis, à l’ordre naturel, il s’avère paradoxalement nécessaire de dénaturer l’homme davantage encore. C’est ici que Rousseau, par le manque de rigueur dans l’emploi des termes clés de sa philosophie, peut dérouter ses interprètes. Le chapitre du Contrat social dédié au législateur oppose ainsi l’homme naturel et le citoyen : pour produire un ordre social conforme au droit politique, il faut, écrit-il, parvenir à changer « la nature humaine », à « transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être271 ». Le premier livre de l’Émile présente encore plus nettement cette opposition :

L’homme naturel est tout pour lui : il est l’unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout272.

Soulignons que s’il y a dans ces pages une opposition si marquée entre l’homme naturel et le citoyen, c’est vraisemblablement parce que Rousseau songe à l’homme nu et solitaire de la première partie du Discours sur l’inégalité. Or, comme nous l’avons vu, la nature de l’homme ne se dévoile pas entièrement à l’état de nature. Si l’homme n’est pas originellement social, il est en revanche « fait pour le devenir273 ». Le processus de « dénaturation » décrit ici par Rousseau ne peut donc pas simplement être compris comme l’acquisition d’un mode d’existence contraire à la nature.

L’idée, encore une fois, est plus complexe. Les institutions créées par un législateur adroit se doivent certes de dénaturer l’homme, au sens où elles doivent l’éloigner radicalement de sa nature originelle, mais elles doivent cependant le faire en suivant une voie ouverte par le processus naturel de vieillissement de son espèce. Il s’agit, plus précisément, de tirer avantage

270 Discours sur l’inégalité, p. 171. 271 Contrat social, p. 381. 272 Émile, p. 249.

de la perfectibilité de l’homme, et ce, en faisant émerger sa sociabilité de sa disposition passionnelle (et naturelle) à se sentir exister dans ses semblables. Ainsi, la sociabilité du citoyen se fonde bien en nature. Cependant, une éducation civique digne de ce nom se doit aussi de conduire le potentiel social de la nature de l’homme à un tel achèvement que le souci que celui- ci éprouve pour l’intérêt commun prime sur celui qu’il éprouve pour son intérêt particulier. On doit bien qualifier d’artificielle cette inversion de « l’ordre naturel »274 des priorités dans l’âme humaine, car elle n’est aucunement susceptible de se produire selon le cours normal des choses. En d’autres mots, parce que l’amour de soi constitue la passion originaire de l’âme humaine et le principe de toutes les autres, la disposition à faire passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier ne peut être que le produit d’un art politique raffiné dont l’éducation civique s’avère la plus délicate et la plus haute partie.

C’est ainsi qu’indépendants les uns des autres, les citoyens du pacte social se révèleraient pourtant « civils par leur nature et citoyens par leurs inclinations275 ». On ne peut qu’apprécier le caractère esthétique de ce rapprochement de termes contraires dans la solution politique rousseauiste ; très succinctement, il s’agit donc de dissoudre des relations sociales qui isolent et divisent les hommes, et ce, par une déliaison individualiste permettant de réaliser dans sa plénitude leur nature sociale.