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Chapitre 4 : Le moment de l’institution

III. La tâche du législateur

On commence à le voir très clairement : le droit ne saurait à lui seul remédier aux maux de la condition sociale de l’homme. Le fait, comme rétif au droit, doit être soigneusement aménagé afin de pouvoir l’accueillir. Ce n’est qu’après avoir soigneusement sélectionné puis arrangé le terrain propice à l’institution que l’on peut ajouter une couche supplémentaire au réel, l’enrichir d’une dimension morale. L’autosuffisance de chaque individu trouvera ainsi une extension décisive ; elle constitue le socle sur lequel se déposeront la liberté et l’égalité civiles. Le moment de la fondation du corps politique se heurte cependant à un problème de taille, et qui tient au fond à la nature des peuples : ceux-ci ne semblent pas pour Rousseau dotés de l’intelligence nécessaire pour se doter de bonnes lois, et ce, bien que le droit politique leur attribue le pouvoir législatif :

Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société : mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ces volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit

433 Ibid., p. 366.

434 Cf. É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 70. 435 Contrat social, p. 367.

pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé437.

Certes la volonté générale est toujours droite, mais cela signifie seulement qu’elle tend vers ce qui lui apparait comme le bien de l’ensemble, non qu’elle en juge correctement. Le peuple a en ce sens besoin de « lumières publiques438 ». Or c’est justement sous la tutelle des lois qu’il les acquiert. En ce sens, le pouvoir souverain représente certes « la tête » du corps politique, mais les lois (et les coutumes qu’elles avalisent ou instaurent) en sont véritablement le « cerveau439 ». Cette idée, encore une fois si étonnamment en dissonance avec les principes du droit politique, fonde la nécessité pour le peuple de recourir à une aide externe : un sage législateur.

Grand lecteur des Vies parallèles440, Rousseau semble avoir confié à la figure du législateur une tâche qui synthétise les grandes réalisations que Plutarque attribue à Lycurgue, Solon et Numa441. L’esquisse de l’éducation du citoyen que nous avons brossée plus haut parait en effet inspirée de l’œuvre de Lycurgue, qui estimait que pour rendre une cité heureuse et vertueuse, il fallait que ses lois imprègnent, « par la nourriture, ès cueurs et es meurs des hommes, pour y demourer à jamais immuable : c’est la bonne voulunté, qui est un lien plus fort que toute autre contrainte que lon sçauroit donner aux hommes, et le ply qu’ilz prennent par la bonne institution de leur première enfance, qui fait que chascun d’eulx se sert de loy à soy mesme442 ». Suivant l’avis du Lycurgue de Plutarque, Rousseau estime que le législateur doit écrire « dans

437 Ibid., p. 380.

438 Idem.

439 Discours sur l’économie politique, p. 244.

440 Rousseau confie en effet dans ses Rêveries du promeneur solitaire (p. 1024) que la lecture de Plutarque lui a toujours

été chère : « Dans le petit nombre de livres que le lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m’attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse ; c’est presque le seul auteur que je n’ai jamais lu sans en tirer quelques fruits ». À ce passage des Rêveries s’ajoute un récit des Confessions (p. 9) et un autre du second dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques (p. 819).

441 Dans le Contrat social (pp. 372, 381, 382 et 385), Rousseau cite explicitement l’exemple des actions des grands

législateurs desquels Plutarque a raconté les vies. Aux noms de Lycurgue, Solon et Numa pourrait s’ajouter celui de Servius, qui, par d’habiles expédients politiques, équilibra l’influence des sociétés partielles dans l’État de manière à la neutraliser, et permit ainsi (selon Rousseau) à la volonté générale de régner sur le corps politique. Un chapitre entier du Contrat social est dédié à l’ensemble des mesures prises par Servius (ibid., pp. 444-453). Parce que cela nous éloignerait de notre sujet, nous ne développerons cependant pas ici sur cette figure.

442 Rousseau lisait Plutarque à travers la traduction d’Amyot ; pour cette raison, nous avons cru bon de nous y

rapporter. Cf. Jacques Amyot, Les vies des hommes illustres de Plutarque, t. I, Lutetia-Nelson, Paris, 1933, p. 229. Selon ce qu’écrit Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (p. 957), Lycurgue parvint à accomplir une telle entreprise en montrant sans cesse au peuple de Sparte « la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins. Il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul, et de cette continuelle contrainte, anoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt l’unique passion des Spartiates ».

les cœurs des citoyens443 » en éduquant leurs mœurs, de manière à ce que leur volonté consente d’elle-même aux lois du corps social, c’est-à-dire aux déclarations de la volonté générale. Ainsi chacun est rendu apte à la liberté, c’est-à-dire « à l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite444 ».

Mais les lois composées par le législateur ne sauraient influencer les mœurs des citoyens si elles n’y puisent leur force. Pour cette raison, il revient au législateur d’imiter aussi l’ouvrage de Solon, c’est-à-dire « d’approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait, et aux choses sur lesquels on y statue, que son exécution s’ensuite du seul concours de ces convenances », et d’offrir « moins les meilleures lois en elles-mêmes que les meilleures qu’il puisse comporter dans la situation donnée445 ». En d’autres mots, le législateur devra adapter son ouvrage au caractère propre du peuple à instituer, à sa situation géographique, à ses coutumes et à ce qu’il doit faire pour se conserver, de manière à lui proposer des lois qui épousent harmonieusement ses mœurs, et qui ne fassent que les « assurer », les « accompagner », et les « rectifier446 ». Autrement dit, le citoyen ne saurait se laisser imprégner par les lois que s’il s’y reconnaît intimement et, par suite, y adhère affectivement; c’est pourquoi celles-ci doivent dans une certaine mesure refléter ce qu’il est. En obéissant à des lois qui lui ressemblent, le citoyen, dans un sens tout à fait différent, ne fait encore une fois que s’obéir à lui-même. La tâche du législateur s’apparente en cela à celle du précepteur d’Émile : il lui faut savoir « l’art de sonder les cœurs tout en travaillant à les former447 ».

Mais la fondation exige aussi de rompre l’aporie auquel elle fait face : comment en effet un peuple, sans l’éducation civique conférée par les lois, pourrait de lui-même voir et vouloir le bien commun, c’est-à-dire se soumettre de plein gré à ce qu’exige de lui la volonté générale? « Pour qu’un peuple naissant puisse gouter les saines maximes de la politique et suivre les saines maximes de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même448 ». Il est exclu, d’une part, que le législateur contourne le problème en se dotant du pouvoir législatif; ce serait prendre ce qui appartient de droit à la volonté générale, et exposer son ouvrage aux déviations que pourrait lui

443 Contrat social, p. 394. 444 Ibid., p. 365,

445 Cf. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, p. 118. 446 Contrat social, p. 394.

447 Émile, p. 511 448 Contrat social, p. 383.

faire subir le souci de son intérêt personnel joint au pouvoir de le servir. Il est exclu, d’autre part, que le législateur tente de convaincre un peuple dans sa rusticité première des bienfaits des lois qu’il leur propose par la voie de la raison, car, dépourvu des lumières nécessaires pour composer un bon corps de lois, il manque aussi de l’intelligence requise pour apercevoir et comprendre les avantages des lois écrites pour lui. « Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée449 ». C’est pourquoi le législateur est contraint de recourir à un expédient utilisé habilement par Numa, le « véritable fondateur de Rome450 ». Cet expédient, c’est la ruse.

Ici, la doctrine du Contrat social pointe et rappelle celle du Discours sur l’inégalité. Dans ces deux écrits, Rousseau caractérise en effet par la duplicité le moment de l’institution de la société politique. Soulignons cependant que cette similitude recouvre quelques différences cruciales. L’imposture représente, selon le Discours sur l’inégalité, à la fois l’origine et l’essence de la société politique telle qu’elle existe. C’est ainsi par l’utilisation d’un discours truffé de « raisons spécieuses451 » que le riche y fonde un corps politique dont il s’accapare ensuite tous les avantages. Si la ruse doit dans ce cas être révélée puis dénoncée, c’est parce qu’elle constitue essentiellement une duperie. La doctrine du Contrat social, quant à elle, montre qu’une habile manipulation de l’apparence peut être utilisée de manière à engager le corps social dans la voie de la réalisation du droit politique. Le législateur institue ainsi une société dans laquelle il ne tient aucune charge, et dont il ne fait pas partie452. En mettant « ses décisions dans la bouche des immortels453 », en se faisant l’interprète des volontés divines, il manie dans l’intérêt du peuple sa tendance à la crédulité. C’est bien là reproduire l’intention derrière les mises en scène de Numa, qui, comme le rapporte Plutarque, « feinct d’avoir communication avec les dieux, atendu que ceste fiction estoit utile et salutaire à ceulx mesme à qui ilz le faisoyent à croire454 ». Le législateur rousseauiste entraine donc par le sentiment, parle plutôt au cœur qu’à la raison, et

449 Idem.

450 Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 957. 451 Discours sur l’inégalité, p. 177.

452 « Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est

pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution » (Contrat social, p. 382).

453 Ibid., p. 384.

cherche à « persuader sans convaincre455 ». En prenant ainsi en charge l’irrationalité du peuple, il l’amène à réaliser pour ainsi dire de lui-même et à son insu les fins rationnelles prescrites par le droit politique456. En un sens, on pourrait dire que la tâche du législateur consiste moins à mentir au peuple qu’à lui transmettre, à l’aide de la fiction, une opinion droite457 sur ce qui convient à sa conservation et à son intérêt supérieur.

« Quiconque se mêle d’instituer un peuple doit savoir dominer les opinions et par elles gouverner les passions des hommes458 », écrit Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne. L’action du législateur reflète parfaitement l’esprit de cette maxime. En enveloppant sa sagesse de l’autorité du divin, il frappe l’imaginaire de manière à créer le consentement à des lois qui assureront à la longue la prédominance de la volonté générale, et montreront à celle-ci dans certains objets précis ce bien commun qu’elle recherche. Dès lors, comme le remarque Knee, certes le « citoyen n'est soumis à la volonté de personne, mais sa propre volonté n'est constituée que par celle du Législateur. Il intériorise cette autorité par laquelle sa volonté prend forme, et c'est cette intériorisation qui le fait libre459 ». On peut cependant à bon droit se demander dans quelle mesure le décalage entre l’esprit général des principes du droit politique et celui de l’imaginaire nécessaire à leur réalisation pratique ne culmine pas ici dans la contradiction. Pour Rousseau, l’individu ne peut-il vivre selon la liberté prescrite par le droit que par l’intermédiaire de fictions qui la lui voilent? Ne peut-il vivre conformément aux

455 Contrat social, p. 383.

456 Voir à ce sujet P. Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », pp. 139-141.

457 Nous reprenons à dessein ici une expression platonicienne. Nous pensons utile, pour comprendre dans toutes

ses nuances la tâche du législateur, de nous référer à la République de Platon, « le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » selon Rousseau (Émile, p. 250). Dans les Vies qu’il a consacrées aux législateurs, Plutarque s’y réfère d’ailleurs constamment lui-même. À la fin du livre VI de la République (en 511d-e), Socrate montre à ses interlocuteurs grâce à l’analogie de la ligne qu’il existe même dans le domaine de l’opinion plusieurs degrés de rectitude. Autrement dit, certaines opinions se rapprochent plus du vrai que d’autres, et ce, même si elles ne constituent nullement des connaissances. Au livre II, Socrate avait d’ailleurs déjà montré qu’en certaines circonstances, on pouvait se servir des muthoi pour transmettre des opinions droites, et que celles-ci devenaient alors bénéfiques à ceux qui les recevaient : « De plus, dans l’invention d’histoires (muthologia) dont nous parlions à l’instant, du fait que l’on ne sait pas où est le vrai concernant les choses du passé, en rendant le faux le plus possible semblable au vrai, ne le rendons-nous pas utile ? » (382d). Le cas du noble mensonge du livre III fait quant à lui comprendre cette utilité en rapport avec l’œuvre de la loi. Grâce à un muthos générant chez les citoyens une puissante persuasion, on peut leur faire intérioriser le contenu de la loi, comme une tenture qu’on rendrait indélébile (430a). Il s’agit donc d’insuffler à ceux qui ne sont pas en mesure d’atteindre la sagesse du philosophe une doxa capable de leur faire voir où réside leur bien et celui des autres, de manière à orienter salutairement leurs actions et leurs décisions (Cf. Platon, La République, trad. Pierre Pachet, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 1993). Nous pensons que l’œuvre du législateur rousseauiste se révèle directement inspirée de cette doctrine de l’opinion droite.

458 Considérations sur le gouvernement de Pologne, pp. 965-966.

déclarations de la volonté générale qu’en les prenant pour des commandements imposés par Dieu?

Si tel était le cas, l’un des volets de la doctrine du Contrat social aurait pour effet de scier la branche sur laquelle l’autre est assis, et vice versa. Rousseau visait en effet par la publication de cet ouvrage à lancer dans la circulation une nouvelle définition de la loi; il voulait, comme nous l’avons vu, qu’on cesse de considérer la loi comme un impératif du supérieur à l’inférieur, mais plutôt comme une convention du corps avec chacun de ses membres. Le seul geste de promouvoir les principes du droit politique aurait alors paradoxalement pour effet de risquer de compromettre leur mise en pratique. Inversement, en faisant de la manipulation de l’irrationnel la clef de voûte de l’établissement et du respect du pacte social, on risque de masquer son fondement purement rationnel dans l’imaginaire des contractants, de manière à en pervertir la nature. On lui adjoint alors un fondement religieux avec lequel il s’avère difficilement compatible, et on risque par le fait même d’appauvrir le sens du terme clé de l’œuvre : celui de liberté460.

Deuxième partie :

La religion dans la cité du contrat