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Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés

III. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie

Cette étape idyllique de l’histoire humaine, dans laquelle sociabilité et bonté naturelle existent simultanément, dure jusqu’à ce que disparaisse ce qui la rend possible : l’égale indépendance individuelle.

En un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut

194 Ibid., p. 170.

195 Ibid., p. 171. 196 Idem.

besoin du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons197.

Rousseau pense l’invention de l’agriculture et celle de la métallurgie responsables d’une « grande révolution » ayant bouleversé l’aspect des sociétés humaines, et dont les effets sont décrits ici en cascade. « Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain198 ». La pratique conjointe de ces deux arts introduit en effet dans le monde humain deux phénomènes inédits : la spécialisation des tâches et le partage des terres, qui, conjointement, détruiront l’indépendance naturelle de l’homme en approfondissant chez lui l’idée de propriété.

Avec l’invention de la hutte avait vu le jour une « sorte de propriété199 ». Le partage des terres consacre en revanche l’étape de la « propriété naissante200 » et donc d’un nouveau genre de droit. Le partage des terres ne peut en effet exister sans une reconnaissance du tien et du mien, et par conséquent sans quelques règles de justice posant ensemble les premiers jalons du droit de propriété. Rousseau emprunte, pour en retracer l’origine, les grandes lignes d’une idée lockéenne201 : « [On] ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme peut y mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fond, au moins jusqu’à la récolte, et ainsi d’année en année, ce qui faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété202. » L’idée de la propriété remonterait donc au droit de « premier occupant par le travail203 », qui en est pour ainsi dire l’embryon. Il convient cependant de souligner une différence de taille entre Locke et Rousseau. Pour Locke, le droit de propriété représente un droit naturel. Ce n’est nullement le cas pour Rousseau, pour qui il

197 Idem.

198 Idem. Le poète en question est vraisemblablement Lucrèce. 199 Ibid., p. 167.

200 Ibid., p. 173.

201 Rappelons ces quelques lignes du Second traité du gouvernement civil : « Autant d’arpents de terre qu’un homme

peut labourer, semer, cultiver, et dont il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous ». Cf. J. Locke, Traité du gouvernement civil, p. 166 (ch. V, §34).

202 Discours sur l’inégalité, p. 173. 203 Émile, p. 332.

constitue une « institution purement humaine204 ». Parce que le droit de propriété repose sur une reconnaissance mutuelle, et donc en définitive sur une convention, il s’agit au contraire pour lui d’un droit « différent de celui qui résulte de la loi naturelle205 », auquel il se surajoute. Cette reconnaissance par les pairs restant dans l’état de nature imparfaite et partielle, l’appropriation individuelle d’un arpent de terre y constitue davantage une usurpation de ce qui était originellement commun entre les hommes qu’un véritable droit206. Le droit de « premier occupant par le travail » représente donc l’origine historique vraisemblable du droit de propriété, et non son fondement juridique légitime. À proprement parler, la propriété ne reçoit la sanction du droit que par la ratification d’un pacte social, qui offre l’appui du consentement général aux possessions individuelles acquises à travers le temps par le travail, « changeant l’usurpation en véritable droit207 ». La propriété ne constitue donc pas un droit naturel de l’homme; c’est un droit du citoyen découlant du pacte social.

L’arrivée de la « propriété naissante » rend possible une croissance de l’inégalité entre les hommes. Les effets de l’inégalité restaient négligeables dans les étapes antérieures de l’histoire humaine. Ils commencent cette fois à peser fortement sur le sort des uns et des autres : « le plus fort faisait plus d’ouvrage; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux trouvait des moyens d’abréger le travail; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, l’un gagnait beaucoup tandis que l’autre avait peine à vivre208 ». En résumé, la propriété rend possible une traduction graduelle de l’inégalité naturelle en une inégalité des fortunes209.

Ces transformations sociales engendrent à leur tour de profondes conséquences morales. L’amour-propre peut désormais suggérer à l’homme d’obtenir les préférences qu’il souhaite en le poussant à se hisser au sommet de cette inégalité d’un genre nouveau. Le cœur de l’homme se remplit ainsi de l’ « ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres210 ». Par voie de conséquence, les passions issues de

204 Discours sur l’inégalité, p. 184. 205 Ibid., p. 174.

206 Ibid., p. 164.

207 Contrat social, pp. 366-367. 208 Discours sur l’inégalité, p. 174.

209 À ce stade, l’inégalité « morale », c’est-à-dire l’inégalité des fortunes et des rangs, est proportionnelle à l’inégalité

naturelle, parce que les différences physiques et intellectuelles expliquent son apparition. Il n’en sera pas de même dans les étapes ultérieures de l’histoire humaine.

l’amour-propre augmentent presque indéfiniment la portée des désirs de l’homme, resserrant par le fait-même la dépendance qu’il éprouve envers ses semblables. Cette interdépendance nouvelle n’est cependant pas synonyme de solidarité, puisque l’activité de l’amour-propre injecte simultanément rivalité et concurrence au sein des relations humaines. Il ne suffit donc pas de dire que l’invention de l’agriculture et celle de la métallurgie signifient la fin de l’indépendance individuelle, et le déclin de la force des passions issues de la pitié. Il faut aussi ajouter qu’elles permettent le déchainement des passions issues de l’amour-propre, et la montée d’un antagonisme général des intérêts. Un « désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui211 » envahit alors le cœur humain.

Mais ce désir reste bien un désir « caché »; il demeure recouvert par le jeu complexe du paraître, qui s’est détaché de l’être au cours de ce processus212. L’amour-propre ne pousse pas seulement l’homme à accroitre ses propriétés, mais encore à se parer des signes extérieurs et visibles de la richesse, de sorte que ses désirs s’enflamment pour la possession du superflu. C’est ainsi que le « faste imposant213 » résulte des demandes de l’amour-propre. Cependant, pour être en mesure de se doter des signes de la richesse, il s’avère nécessaire pour l’homme de disposer du concours de ses semblables, ou du moins des fruits de leur travail. Or pour obtenir d’eux qu’ils acceptent de favoriser son intérêt, il lui faut prétendre travailler pour le leur, car ils sont tout autant que lui motivés par leur bien propre. Il lui faut, en d’autres mots, feindre un désintéressement qui cache ses motivations égoïstes214 : « [Ce] n’est que pour nous préférer aux autres plus à coup sûr que nous feignons de les préférer à nous215 ». C’est ainsi que l’homme doit conformer son apparence aux exigences de ses semblables, de manière à flatter l’amour que ceux-ci se portent. « Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien216 ». La « ruse trompeuse217 » résulte donc à son tour des nécessités engendrées par la dépendance aux autres.

211 Ibid., p. 175.

212 « Il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses

tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège » (Ibid., p. 174).

213 Idem.

214 Le thème du désintéressement égoïste a très bien été traité par Melzer. Voir A. M. Melzer, La bonté naturelle de

l’homme, p. 136.

215 Fragments politiques, p. 478. 216 Discours sur l’inégalité, p. 175. 217 Ibid., p. 174.

Le jeu de l’apparence s’avère par le fait même double et pour ainsi dire contradictoire. D’un côté, celui-ci représente pour l’homme le moyen de faire briller les signes de cette supériorité tant désirée par son amour-propre; mais de l’autre, il constitue le relais d’un assujettissement nouveau aux autres, puisque c’est des autres que l’on obtient ce par quoi se distinguer d’eux. La soif d’obtenir des préférences, qui se traduit par celle de projeter une image de supériorité, induit la nécessité d’obtenir des autres qu’ils se comportent selon nos souhaits, induit, autrement dit, la nécessité d’exercer sur eux une forme de pouvoir218. Or l’exercice de ce pouvoir asservit, précisément parce qu’il se fonde sur des démonstrations factices et éternellement renouvelées de dévouement, de politesse et de bienveillance qui ont pour but de manipuler l’opinion qu’ils entretiennent de nous219. La division de l’être et du paraitre prend alors une forme bien précise : la société porte les hommes à « se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables220 ».

C’est ainsi que la condition sociale du genre humain devient synonyme d’assujettissement lorsque comparée à sa condition naturelle. « [De] libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvres, il a besoin de leurs secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux221 ». C’est par le constat de ce problème, rappelons-le, que s’ouvre le Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux222 ». Tout homme né au sein de la société, en résumé, est asservi à la fois à ses besoins et à ses semblables. Il est asservi « à ses

218 On assiste alors à la naissance d’un type d’homme merveilleusement décrit par Bloom : «to describe the inner

workings of his soul, he is the man who, when dealing with others, thinks only of himself, and on the other hand, in his understanding of himself, thinks only of others ». Allan Bloom, « Introduction », dans Jean-Jacques Rousseau, Emile: Or, On Education, trad. Allan Bloom, New York, Basic Books, 1979, p. 5.

219 D’après un passage important de l’Émile (pp. 308-309), les souverains sont eux-mêmes, et plus que tout autre,

soumis à cette dynamique sociale viciée : « La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion, car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plait, il faut te conduire comme il leur plait. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. (…) Vous direz toujours : nous voulons, et vous ferez toujours ce que voudront les autres ». On trouve une idée semblable dans les Lettres écrites de la montagne (pp. 841-842) : « Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir ».

220 Discours sur l’inégalité, p. 202. 221 Ibid., p. 175.

semblables par ses besoins, et à ses besoins par ses semblables223 », comme Manent a pu l’écrire très justement.