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Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit

III. L’application au réel des principes du droit politique

Les visages que prennent tour à tour les concepts d’intérêt et de volonté trahissent en fait une différence cruciale entre le sujet de droit individuel et le sujet politique collectif. Contrairement à l’individu, doté d’une existence tangible, le corps social n’est qu’un être de raison, qu’un « être moral379 ». Ne possédant qu’une « existence abstraite et collective380 », il ne constitue, à proprement parler, qu’une fiction juridique. Or cette fiction importe au bon déroulement de la vie en société, car elle enrichit d’une perspective morale le regard que l’individu porte sur les choses : « Au fond, le corps politique, n’étant qu’une personne morale, n’est qu’un être de raison. Ôtez la convention publique, à l’instant l’État est détruit sans la moindre altération dans tout ce qui le compose ; et jamais toutes les conventions des hommes ne sauraient changer rien dans le physique des choses381 ». En accordant du poids à cette fiction, chacun est porté à voir ce qui compose le réel selon un double rapport : la terre, par exemple, prendra à la fois le visage du « territoire public » et celui du « patrimoine particulier », les biens seront compris

377 Idem. 378 Ibid., p. 374.

379 Discours sur l’économie politique, p. 245. Pour d’autres passages où figure cette affirmation, voir notamment Contrat

social, pp. 361, 372, 406.

380 Manuscrit de Genève, p. 295. Voir aussi p. 305. 381 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 608.

comme « appartenant dans un sens au souverain et dans un autre aux propriétaires », les individus seront perçus d’un côté en tant que « citoyens », et de l’autre en tant qu’« hommes382 ». Le droit participe ainsi à définir la réalité, car il la fait voir sous un jour nouveau.

Mais l’application au réel de cette perspective morale ne signifie pas forcément un gain de lucidité ; elle ne permettrait pas aux contractants de juger des choses comme le ferait un philosophe, c’est-à-dire en les rapportant à leur essence. Il semble même que la nature de certaines choses doive rester recouverte dans l’imaginaire nécessaire à la réalisation pratique d’un régime conforme au droit politique383. C’est notamment le cas de la différence entre le mode d’existence du corps social et celui de l’individu. En effet, si ce dernier prenait pleinement conscience qu’il dispose d’une existence « absolue et naturellement indépendante » de celle du souverain, il serait en effet porté à considérer « la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme », et voudrait alors jouir « des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique384 ». Certes, naturellement, l’homme est un « entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable385 ». Mais il s’avère pourtant nécessaire à la vie politique que chaque contractant se rapporte à lui-même par la médiation de sa relation au corps social, car de cette façon son amour de lui-même se dispose de telle sorte que se produise une généralisation de sa volonté. Cela signifie pour lui considérer le corps social non comme un simple être de raison (ce qu’il est pourtant), mais comme une réalité tangible d’où il tient son être et dont il fait partie intégrante.

Rousseau semble amené à formuler cette exigence parce qu’il juge que l’intérêt personnel constitue un motif psychologique certes nécessaire, mais néanmoins insuffisant pour garantir le respect des engagements mutuels – et au premier chef celui du pacte social. En effet, si les contractants ne tenaient à leur union que par le souci qu’ils éprouvent pour leur propre intérêt, celle-ci se révèlerait non seulement fragile, mais encore susceptible des plus grands abus. Les termes du contrat social sont fixes, tandis que la voix de l’intérêt demeure variable : « [Dès] qu’un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse ; il ne s’agit que

382 Idem.

383 Cf. Contrat social, p. 380. 384 Ibid., p. 363.

de la violer impunément. (…) Qui ne tient que par son profit à sa promesse n’est guère plus lié que s’il n’avait rien promis386 ». Certes, selon les principes du droit politique, le corps social existe primordialement en tant que moyen permettant à l’individu de satisfaire le penchant naturel le portant à veiller à sa propre conservation. Sa fin est « la conservation et la prospérité de ses membres387 ». Mais la conservation du corps social lui-même exige de l’individu qu’il exerce un ascendant sur ses inclinations pour les tenir en bride. Il n’y a en ce sens d’union sociale vraiment saine et viable que là où chacun tâche de s’élever à la vertu, et où les « affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens388 ». Il reste donc à comprendre ce qui produit cette sorte de basculement intérieur, par lequel les raisons qui ont mené à conclure le pacte social sont reléguées, pour ainsi dire, au second plan, pour faire place à un autre motif de respect.

Il s’agit d’un véritable problème pour un penseur qui, rappelons-le, fait dériver les passions humaines de l’amour de soi. Certains passages du Contrat social fournissent une première piste de réponse, en laissant penser que Rousseau accorde à la raison humaine un ascendant sur les passions. Lorsque l’homme passe de l’état de nature à l’état civil, peut-on y lire, un « changement très remarquable » se produit dans l’homme : une substitution dans sa conduite de la justice à l’instinct. « C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants389 ». Cependant, cette idée se bute à une objection cruciale : dans l’Émile, publié la même année, Rousseau précise très clairement que la raison ne possède aucun pouvoir motivationnel390. On lit encore une remarque cruciale à ce sujet dans l’un des Fragments politiques : « L’erreur de la plupart des moralistes fut toujours de prendre l’homme pour un être essentiellement raisonnable. L’homme n’est qu’un être sensible qui consulte uniquement ses passions pour agir, et à qui la raison ne sert qu’à pallier les sottises qu’elles lui font faire391 ». En ce sens, le seul moyen efficace de contrebalancer les effets nocifs des passions sur l’association politique, c’est de leur opposer d’autres passions : « On n’a de prise sur les passions que par les passions ;

386 Ibid., p. 334

387 Contrat social, p. 420. Voir aussi p. 376. 388 Ibid., p. 429.

389 Ibid., p. 364. 390 Émile, p. 645.

c’est par leur empire qu’il faut combattre leur tyrannie, et c’est toujours de la nature elle-même qu’il faut tirer les instruments propres à la régler392 ». Pour empêcher l’amour de soi d’éroder les fondations de l’association politique, il faut donc faire en sorte qu’une passion aimante puisse donner du poids aux maximes de la raison, en constituant le ressort de l’attachement de chacun à tous les autres. Selon la généalogie rousseauiste des passions humaines, cela signifie tirer de l’amour de soi, paradoxalement, une passion susceptible de le modérer.

On ne peut produire une telle passion qu’en agissant sur l’imagination, car c’est elle qui détermine la « pente393 » de toutes les passions humaines : « Tout être qui sent ses rapports doit être affecté quand ces rapports s’altèrent, et qu’il en imagine ou qu’il en croit imaginer de plus convenables à sa nature. Ce sont les erreurs de l’imagination qui transforment en vices les passions de tous les êtres bornés (…). Mais l’homme est-il maître d’ordonner ses affections selon tel ou tel rapport ? Sans doute, s’il est maître de diriger son imagination sur tel ou tel objet, ou de lui donner telle ou telle habitude394 ». Pour faire naître chez l’individu une passion aimante à l’égard d’un objet particulier, il faut autrement dit lui faire sentir que le rapport qu’il entretient à l’égard de cet objet lui est convenable et bon. L’institution d’une association conforme au droit politique a donc pour condition de possibilité une éducation de l’imagination au moyen de la fiction.

L’éducation se révèle pour cela « la plus importante affaire de l’État395 ». Dans le Discours sur l’économie politique et dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau se prononce en ce sens en faveur de l’« éducation publique396 », et en fait l’une des « maximes fondamentales du gouvernement populaire ou républicain397 ». Dans le Contrat social, Rousseau semble surtout conférer aux lois elles-mêmes un pouvoir éducatif, parce qu’avec le temps, elles agissent

392 Émile, p. 654 ; Voir aussi Nouvelle Héloïse (O.C., t. II, p. 493) : « la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et

l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre ». Chez les commentateurs, voir sur ce point Robert Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Slatkine Reprints, Genève, 2011, p. 92 et A. Bloom, « Introduction, dans J.-J. Rousseau, Emile: Or, On Education, p. 20.

393 Émile, p. 501. 394 Idem.

395 Discours sur l’économie politique, p. 261. 396 Ibid., p. 260.

397 Ibid., p. 261. Voir aussi Considérations sur le gouvernement de Pologne (pp. 966-967) : « L’éducation nationale

n’appartient qu’aux hommes libres ; il n’y a qu’eux qui aient une existence commune et qui soient vraiment liés par la loi (…). Tous étant égaux par la constitution de l’État doivent être élevés ensemble de la même manière, et si l’on ne peut établir une éducation publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer ».

insensiblement sur les mœurs et les coutumes398. Bâtir une bonne législation constitue donc un travail à la fois délicat et exigeant. Le chapitre que Rousseau dédie à la figure du législateur donne les grandes lignes de ce qu’elle doit produire chez celui qui la reçoit :

Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique que nous avons tous reçue de la nature399.

À l’aide des lois, il faut fixer pour le peuple des exercices, des jeux, des usages, des cérémonies religieuses ou encore des spectacles dans lesquels son histoire se trouve représentée400. Il faut autrement dit mettre en place des institutions paraissant « oiseuses aux hommes superficiels, mais qui forment des habitudes chéries et des attachements invincibles401 ». L’éducation agit ainsi sur la façon même dont l’individu se sent exister, de manière à ce que celui-ci n’aperçoive « sa propre existence » que comme « une partie402 » de celle du corps social. En élevant chacun dans l’égalité avec ses pareils, en habituant tous les citoyens à ne considérer leur propre personne et celle des autres que par le relais de leur appartenance partagée à la patrie, on les éduque à se regarder mutuellement comme des semblables, et on leur inspire un « sentiment d’existence commune403 ». On assure ainsi une base psychologique solide à la condition de possibilité du déploiement de la volonté générale chez l’individu : l’identification intime au corps social et à tous ses membres. Dans les termes de la psychologie rousseauiste, il s’agit de suivre le mouvement naturel du sentiment de l’existence, l’expansion, et de le diriger en agissant sur l’imagination de chaque citoyen, de manière à ce qu’il se retrouve pour ainsi dire partout hors de lui-même et se sente exister dans le tout. En transportant « le moi dans l’unité commune404 », on étend par le fait même la sensibilité de chacun, si bien qu’elle enveloppe le

398 Cf. Contrat social, p. 394.

399 Ibid., p. 381.

400 Cf. Philip Knee, « Patriotisme, paternalisme, exemplarité », dans Jean-Jacques Rousseau, politique et nation: actes du IIe

Colloque International de Montmorency, p. 331.

401 Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 955. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles offre l’exemple d’une

mesure similaire : l’instauration d’une fête publique, dans laquelle « chacun se voit et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis ». Cf. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2003, p. 115.

402 Discours sur l’économie politique, p. 259.

403 Manuscrit de Genève, p. 284. Voir aussi Fragments politiques, p. 479. 404 Émile, p. 249.

corps social entier. Aimant sa patrie « de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour soi-même405 », le citoyen éprouve alors les maux publics comme s’ils étaient les siens. Il faut même faire plus : le citoyen doit sentir qu’il reçoit « sa vie et son être » du corps social406. Soulignons qu’il nous est permis d’apprécier ici un autre décalage entre ce que stipule d’un côté le droit politique et ce que contient de l’autre l’imaginaire nécessaire à son application pratique. En effet, selon les principes du droit politique, ce sont les citoyens qui, par un consentement toujours renouvelé à obéir à la volonté générale, donnent pour ainsi dire continuellement naissance au corps social. Mais, alors même qu’il est généré par un acte libre de ses membres, il se révèle pourtant nécessaire que le corps social revête le rôle de leur géniteur. En effet, la patrie doit se présenter à leur imagination comme « la mère commune des citoyens407 », comme une « tendre mère qui les nourrit408 ». Or il ne s’agit pas seulement pour la patrie de se présenter à l’imagination de chacun comme l’origine de son être, mais encore, pour ainsi dire, comme sa source ininterrompue. C’est par l’entremise de son inscription dans le corps social que chaque citoyen doit obtenir, à ses propres yeux, son identité profonde, son moi. Un citoyen de Rome, comme l’écrit en effet Rousseau dans l’Émile, « n’était ni Caius ni Régulus; c’était un Romain409 ». On peut penser que le consentement à obéir à la volonté générale se trouve facilité et même aménagé par le sentiment de se trouver ainsi débiteur du corps social. Par cette voie encore, celui-ci s’attire l’amour de ses membres410. Concevant leur propre existence non seulement comme une partie, mais encore comme le produit du corps social, ils souhaitent de tout cœur que l’existence et les volontés de ce dernier se prolongent dans le temps, car nous « voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons411 ».

En résumé, les fins rationnelles prescrites par le droit ne peuvent se réaliser que par une prise en charge des dimensions affectives de l’âme humaine. Le pacte social exprime ainsi

405 Discours sur l’économie politique, p. 259. 406 Contrat social, p. 381.

407 Discours sur l’économie politique, p. 258. 408 Ibid., p. 261.

409 Émile, p. 249. On fait par ailleurs ainsi de l’amour-propre une force contribuant au rapprochement des êtres

plutôt qu’une force qui les divise, car alors chacun se flatte non de ses attributs personnels, mais d’une appartenance qu’il partage nécessairement avec les autres citoyens. « Étendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il n’y a point de cœur d’homme dans lequel cette vertu n’ait sa racine » (ibid., p. 547).

410 Par suite de l’amour de soi, en effet, « nous aimons ce qui nous conserve » (ibid., p. 492). 411 Discours sur l’économie politique, p. 254 ; Fragments politiques, p. 536.

juridiquement une disposition de la sensibilité ne pouvant naitre qu’avec le temps412. Cela implique cependant la composition d’un univers fictif particulier s’imposant à l’imagination des contractants, parfois en décalage avec les vérités mêmes du droit politique. Ce décalage explique à notre avis en partie l’oscillation dans la présentation des idées de Rousseau sur le corps social, l’intérêt et la volonté générale. Dans l’imaginaire nécessaire à l’application pratique du droit politique, comme nous l’avons vu, il est primordial que le corps social n’apparaisse pas comme un simple être de raison, et ses lois comme son existence ne doivent pas sembler évanescentes parce que suspendues à un acte volontaire continué des citoyens. Le corps politique doit plutôt être perçu comme un être tangible, durable, possédant une volonté propre, constante et surpassant en tous points la volonté de l’individu parce que similaire au divin. Il doit surtout être vu comme la source continuelle de l’être et de la vie de ceux qui le composent, de sorte que chacun place le bien commun au-dessus de son bien individuel, au lieu de comprendre celui-ci comme une simple fraction de celui-là.

Nous en arrivons de nouveau à un constat paradoxal : pour appliquer les principes du droit politique, il faut pour ainsi dire leur faire connaitre une inversion. Il faut, d’une part, que l’imaginaire nécessaire à leur application retourne, de par sa teneur, plusieurs de leurs points principaux. Il faut aussi, d’autre part, que l’ordre évènementiel par lequel se fonde selon le droit un corps social légitime se renverse point pour point. Les principes du droit politique stipulent en effet que la conclusion du pacte social a pour effet de créer un « corps moral et collectif » possédant un « moi commun413 », et que les lois, à proprement parler, constitueront des déclarations de sa volonté – la volonté générale. Mais on apprend ici que ce « moi commun » dont parle abstraitement le droit reflète une certaine disposition de la sensibilité qui ne préexiste nullement aux lois, et qui se révèle pourtant nécessaire pour que domine la volonté générale dans l’intériorité des citoyens. En d’autres mots, selon les principes du droit politique, les lois doivent constituer des déclarations de la volonté générale; en pratique, cependant, on ne peut donner d’expression politique à la volonté générale avant que les lois aient fait leur ouvrage, et aient enfanté un « esprit social414 » : les hommes ne sont pas « avant les lois ce qu’ils

412 Cf. Philip Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », dans Lumen: Selected Proceedings from the

Canadian Society for Eighteenth-Century Studies 20 (2001), p. 139.

413 Contrat social, pp. 361-362. 414 Ibid., p. 383.

doivent devenir par elles415 ». Il va sans dire que cela pose un problème de taille pour qui désire l’institution d’une société politique légitime : comment mettre en pratique le droit politique sans le transgresser? Ce problème aux allures d’aporie, Rousseau n’a pas manqué de le prendre pour objet de sa réflexion.

415 Idem.