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Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses »

Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit

III. Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses »

En désignant par le mot « loi » une déclaration de la volonté générale, Rousseau peut écrire sans contradiction qu’à proprement parler, « très peu de nations ont des lois292 », tandis que partout règne sous ce nom « l’intérêt particulier et les passions des hommes293 ». Ce n’est donc pas l’observation de ce que le mot « loi » désigne en fait et la plupart du temps qui permet à Rousseau d’en formuler une acception nouvelle. C’est à partir de sa connaissance de principes de droit « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses294 » que Rousseau veut juger de ce qui en fait l’essence.

Parce qu’il constitue le moyen de protéger l’intérêt supérieur de chaque citoyen, l’institution d’un règne de la loi s’avèrerait en effet fondée en raison. Hisser l’autorité de la loi au-dessus de celle de quiconque permettrait d’abord de garantir chaque citoyen « de toute dépendance personnelle295 », et le protègerait par là de l’arbitraire et de l’inconstance qui caractérise tout pouvoir exercé par une volonté particulière. La dissolution de l’autorité des uns sur les autres

286 Ibid., pp. 374 et 425. Voir encore la définition que Rousseau en donne dans les Lettres écrites de la montagne

(pp. 807-808) : « Qu’est-ce qu’une loi ? Une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun ».

287 Contrat social, p. 440 (nous soulignons). 288 Ibid., p. 374 (nous soulignons). 289 Ibid., p. 373. 290 Ibid., p. 379. 291 Ibid., pp. 374-375. 292 Ibid., p. 430. 293 Émile, p. 857. 294 Contrat social, p. 358.

doterait en ce sens chacun d’une forme de liberté négative, c’est-à-dire d’une liberté qui « consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui296 ». À cette liberté négative s’en ajouterait une autre, positive : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite297 ». Cette dernière soustrairait cette fois chacun de la prise de tout pouvoir arbitraire exercé au moyen des forces de l’État, et ce, en raison de la forme même de la loi. Lorsque les citoyens sont réunis en corps et forment le souverain, ils ne sauraient en effet « offenser un de ses membres sans attaquer le corps; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent298 ». Autrement dit, parce que la loi constitue une « convention du corps avec chacun de ses membres299 », elle ne saurait léser un citoyen sans les léser tous, et il est selon Rousseau tout à fait impossible que le corps social « veuille nuire à tous ses membres300 ».

Modelé par la loi, l’ordre civil remédierait ainsi à un problème constitutif de l’état de nature sur son déclin : certes les hommes y jouissent de droits naturels (les droits à la vie et à la liberté), mais cette jouissance y demeure plus qu’incertaine, car elle a pour borne « les forces de l’individu301 ». Lorsque la loi de nature tempère l’ardeur de chacun pour son propre bien-être, la liberté naturelle consiste simplement dans le pouvoir d’assurer soi-même, paisiblement et sans entrave sa propre conservation. Mais quand la voix de la nature est étouffée dans les cœurs, et que l’amour de soi dégénère en amour-propre, chacun tend cependant à s’accorder un « droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre302 », et ainsi la quête de préserver sa vie tout comme le pouvoir de le faire entrent tous deux en contradiction avec eux-mêmes. La loi civile a en ce sens pour but de venir pallier l’impuissance de la loi naturelle, et ce, en aménageant l’espace social de telle manière qu’il permette l’existence et le respect de droits civils « fondés303 » sur ceux de la nature. Cela ne signifie pas précisément que le pacte social légitime enjoigne aux contractants de respecter mutuellement leurs droits naturels, mais plutôt qu’il

296 Lettres écrites de la montagne, p. 841. On a peut-être trop peu insisté sur l’importance considérable de cette forme

de liberté chez Rousseau, qui lui était très chère. Nous lisons à ce sujet dans Les Rêveries du promeneur

solitaire (p. 1059) que la véritable liberté consistait pour l’homme « à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas ». Et il

complète : « voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par [laquelle] j’ai été le plus en scandale à mes contemporains ». 297 Contrat social, p. 365. 298 Ibid., p. 363. 299 Ibid., p. 374. 300 Ibid., p. 363. 301 Ibid., p. 365.

302 Ibid., p. 364. Voir aussi les Lettres écrites de la montagne (p. 842) : « dans l’état même de nature, chaque homme

n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle, qui commande à tous ».

permette à ces droits d’exister sous une forme nouvelle, car il fait en sorte que les droits de chacun soient intégralement déterminés par la volonté générale304. Nous devrons revenir sur ce point absolument capital du Contrat social.

On commence à comprendre comment le projet de hisser la loi au-dessus de l’homme s’avère non seulement rationnel, mais encore dérivé « de la nature des choses305 ». Délivrés de toute dépendance personnelle, jouissant de droits civils fondés sur ceux de la nature, et placés également sous le règne de lois possédant un caractère impersonnel et relativement fixe, les hommes civils jouissent d’une condition certes différente, mais se comparant effectivement à leur condition naturelle, comme l’avait fort justement aperçu Durkheim306. Les principes du droit politique réunissent de cette manière, écrit Rousseau dans l’Émile, « tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil », et on joint « à la liberté qui maintient l’homme exempt de vice la moralité qui l’élève à la vertu307 ».

Cependant, ce tableau brillant s’assombrit lorsqu’on constate que la solution politique rousseauiste au problème minant l’ordre social comporte certaines tensions théoriques notables. Pointons l’une d’entre elles, immédiatement visible pour nous : tel que mentionné dans un extrait de l’Émile cité plus haut308, le projet de mettre la loi au-dessus de l’homme ne peut vraiment réussir que si les lois s’inscrivent dans la durée, parce qu’alors elles finissent par informer les habitudes, puis les mœurs, si bien qu’à la longue s’efface et devient presque insensible le pouvoir humain qui les fait respecter. En d’autres mots, la dépendance que les citoyens éprouvent à l’égard de la loi ne sera similaire à celle des choses que si, à travers le temps, les lois imprègnent leur être même, de manière à ce qu’ils leur obéissent spontanément, naturellement et sans aucune vexation. Or parce qu’elles sont dictées par la volonté générale, les lois se révèlent, de droit, impermanentes. En effet, le souverain, en déclarant sa volonté, est libre de toute loi antérieure, et ce, parce que nul n’est tenu aux engagements qu’il a pris envers lui-même, si bien « qu’un peuple est toujours libre de changer ses lois, même les meilleures309 »; « chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de sa durée, est absolu, indépendant de

304 Le pacte social, en effet, sert « dans l’État de base à tous les droits » (Contrat social, p. 365). Nous donnons la

formulation de ce pacte dans la section suivante.

305 Ibid., p. 358.

306 Cf. É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 63 et p. 99. 307 Émile, p. 311.

308 Cf. idem.

celui qui précède; et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut310 ». La durée des lois est alors suspendue au consentement toujours renouvelé du corps des citoyens à ce que celles-ci continuent d’exister. La volonté générale « qui doit diriger l’État n’est pas celle d’un temps passé, mais celle du moment présent (…). [C]’est toujours en vertu d’un consentement présent et tacite que l’acte antérieur peut continuer d’avoir son effet311 ». Ce consentement « présent et tacite » se tire dans la pratique du fait que le corps social évite d’abroger ou de modifier ses lois, alors qu’il possède pourtant le pouvoir de le faire312. Ainsi, la flexibilité et l’impermanence essentielles des lois, conséquences des principes du droit politique, entrent directement en tension avec l’une des principales conditions de réussite du projet de hisser leur autorité au-dessus de celle de l’homme : qu’elles traversent le temps identiques à elles-mêmes. Il est frappant de constater que les institutions imaginées par Rousseau mettraient même en évidence la fragilité des lois les plus fondamentales de l’État, celles qu’on appellerait aujourd’hui les lois constitutionnelles, et ce, parce qu’elles comprennent la tenue d’assemblées périodiques commençant obligatoirement par cette question : « s’il plaît au Souverain de conserver la présente forme de Gouvernement313 ».

Deuxième partie : L’esprit du droit politique et les conditions de sa réalisation pratique

Ce n’est pas la seule tension au sein du Contrat social. La plupart d’entre elles ne peuvent cependant apparaître avec clarté que si nous déplaçons l’objet de notre examen, et remontons à un niveau plus fondamental : de l’étude des lois, nous passerons donc à celle du consentement à leur obéir, le pacte social. Nous serons ainsi en mesure de constater que le cœur même de la doctrine du Contrat social est traversé par une double polarité qui trouve écho dans la manière dont sont présentés les grands concepts de l’œuvre. Nous serons à même de montrer que ce caractère double génère une difficulté d’ordre pratique : l’esprit du droit politique s’accorde difficilement avec les conditions de son application au réel.