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Du Discours sur l'inégalité au Contrat social : cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Du Discours sur l’inégalité au Contrat social :

Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de

Jean-Jacques Rousseau

Mémoire

Simon Pelletier

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Simon Pelletier, 2017

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Du Discours sur l’inégalité au Contrat social :

Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de

Jean-Jacques Rousseau

Mémoire

Simon Pelletier

Sous la direction de :

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Résumé

Ce mémoire affronte le problème de l’unité de la pensée de Rousseau, en particulier dans son versant politique. Il met en évidence la place centrale qu’occupe, dans sa philosophie, la thèse de la bonté naturelle de l’homme, et défend l’idée que les grandes articulations du Contrat social en sont des ramifications. Pour ce faire, il montre d’abord que les principes du droit politique représentent pour Rousseau la solution à un problème inhérent à la condition sociale de l’homme, problème développé dans le Discours sur l’inégalité. Les deux premiers chapitres du mémoire sont pour cette raison consacrés entièrement à une étude du second discours, où Rousseau pose le principe de la bonté naturelle de l’homme, puis décrit la façon dont celle-ci s’altère et finit par se corrompre dans la vie sociale. Les troisième et quatrième chapitres, quant à eux, contiennent une étude minutieuse du Contrat social, qui met d’une part en lumière le lien de continuité unissant l’ouvrage au Discours sur l’inégalité, et qui, d’autre part, démontre que ses tensions doctrinales résultent justement de son rattachement à la thèse de la bonté naturelle de l’homme.

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Table des matières

Résumé ... iii

Remerciements ... vii

Introduction générale ... 1

Quelques considérations préliminaires sur l’étude de la philosophie morale et politique rousseauiste ... 5

Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système » ... 9

Première partie : Introduction au Discours sur l’inégalité (1755) ... 9

I. La question de l’Académie de Dijon ... 9

II. Critique des conceptions précédentes de la loi naturelle ... 11

III. Sur la démarche intellectuelle utilisée ... 15

Deuxième partie : Remontée intellectuelle au-delà des siècles de société : le « pur » état de nature selon la perspective rousseauiste ... 20

I. Un état stable de liberté ... 20

II. Un nouveau fondement pour le droit naturel ... 25

III. Le point nodal du « système » ... 32

Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés humaines ... 36

Première partie : Retour sur la question de la naturalité de la sociabilité ... 36

I. L’état de société comme résultat du vieillissement naturel de l’espèce ... 36

II. Des liens sociaux noués par la sensibilité « positive » ... 38

III. La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social ... 41

Deuxième partie : Une histoire rythmée par les révolutions ... 43

I. Le « point zéro » de l’histoire humaine ... 44

II. La société familiale ... 45

III. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie ... 47

IV. La cristallisation de l’inégalité dans et par le pacte social ... 52

V. Vers une formulation juridique du problème à résoudre ... 56

Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit ... 59

Première partie : Vers une « constitution de choses mieux entendue » ... 59

I. Du Discours sur l’inégalité au Contrat social (1762) ... 59

(5)

III. Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses » ... 66

Deuxième partie : L’esprit du droit politique et les conditions de sa réalisation pratique ... 69

I. La double polarité du pacte social ... 69

II. L’oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté ... 74

III. L’application au réel des principes du droit politique ... 80

Chapitre 4 : Le moment de l’institution ... 88

Première partie : Les soubassements de l’institution légitime ... 88

I. La fenêtre d’opportunité dans l’histoire ... 89

II. De la possession à la propriété ... 90

III. La tâche du législateur ... 92

Deuxième partie : La religion dans la cité du contrat ... 97

I. Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile ... 97

II. L’effet politique du christianisme ... 100

III. Religion civile et religion naturelle : un parallèle ... 104

Conclusion ... 114

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Un système philosophique semble d’abord se dresser comme un édifice complet, d’une architecture savante, où les dispositions ont été prises pour qu’on pût y loger commodément tous les problèmes. Nous éprouvons, à le contempler sous cette forme, une joie esthétique renforcée d’une satisfaction personnelle. Non seulement, en effet, nous trouvons ici l’ordre dans la complication (un ordre que nous nous amusons quelquefois à compléter en le décrivant), mais nous avons aussi le contentement de nous dire que nous savons d’où viennent les matériaux et comment la construction a été faite. Dans les problèmes que le philosophe a posés nous reconnaissons les questions qui s’agitaient autour de lui. Dans les solutions qu’il en donne nous croyons retrouver, arrangés ou dérangés, mais à peine modifiés, les éléments des philosophies antérieures ou contemporaines (…).

Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître peut nous amener, par une imprégnation graduelle, à un sentiment tout différent. Je ne dis pas que le travail de comparaison auquel nous nous étions livrés d’abord ait été du temps perdu : sans cet effort préalable pour recomposer une philosophie avec ce qui n’est pas elle et pour la relier à ce qui fut autour d’elle, nous n’atteindrions peut-être jamais ce qui est véritablement elle ; car l’esprit humain est ainsi fait, il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien. Mais, à mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre.

En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie.

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 2013, pp. 118-119.

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Remerciements

Je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers ma famille, et en particulier envers Sophie, mon grand amour et ma conjointe. Mon parcours académique n’aurait pas été possible sans votre appui. Je remercie également tous ceux qui m’ont fait découvrir cette discipline intellectuelle passionnante qu’est la philosophie. Je ne peux d’ailleurs passer sous silence l’importance des nombreuses discussions que j’ai eues avec mon directeur de recherche, Philip Knee. Celles-ci ont considérablement enrichi ma réflexion sur la pensée de Rousseau, tout comme sur la pensée française en général.

Je remercie enfin le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) pour leur généreux soutien financier.

(8)

Introduction générale

Le 12 janvier 1762, Rousseau écrivait dans une lettre adressée à Malesherbes les circonstances qui l’ont amené à devenir auteur. La scène racontée est encore aujourd’hui appelée par ses lecteurs l’ « illumination de Vincennes ». Rousseau allait voir Diderot en prison. Feuilletant en chemin un Mercure de France, il tomba sur une question de l’Académie de Dijon, et eut alors, dit-il, une inspiration subite : « tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières (…). Oh monsieur, si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est bon naturellement et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants1 ». Que l’illumination de Vincennes se soit ou non réellement produite conformément au récit que Rousseau en donne, cela n’importe que peu. Le récit, sans doute (quelque peu) romancé, traduit néanmoins une prétention intéressante pour quiconque vise à approfondir la pensée rousseauiste : celle-ci s’avèrerait le fruit d’une intuition première, d’une idée-principe qui bouleversa entièrement sa vision des choses pour enfin la contraindre à se réorganiser à partir d’elle. Les différents écrits de Rousseau, en ce sens, consigneraient les restes de l’illumination de Vincennes : « Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d’heure m’illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l’inégalité, et le traité de l’éducation, lesquelles trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même

1 Lettres à Malesherbes, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la

Pléiade », 1959, pp. 1135-1136.

Pour ne pas alourdir inutilement la lecture de ce mémoire, nous avons jugé bon de citer l’ensemble des œuvres de Rousseau dans l’édition de référence, c’est-à-dire celle de Gallimard (collection « Bibliothèque de la Pléiade »). Nous ne mentionnerons que le nom de l’œuvre, puis ajouterons le ou les numéro(s) de page(s) dans la Pléiade. Nous renverrons en particulier à trois tomes : le premier, le troisième et le quatrième.

Le premier tome de la collection contient les écrits autobiographiques. Nous y puiserons des passages des

Confessions, des Rêveries du promeneur solitaire, de Rousseau juge de Jean-Jacques ainsi que des Lettres à Malesherbes. Le

troisième contient les écrits politiques. Nous citerons à partir de lui le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité

parmi les hommes (que nous appellerons désormais Discours sur l’inégalité), le Discours sur l’économie politique, le Manuscrit de Genève, le Contrat social, les Fragments politiques, les Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, les Lettres écrites de la montagne, le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Le quatrième tome contient les écrits

sur l’éducation et la morale. Nous citerons à partir de ce dernier l’Émile, la Lettre à Christophe de Beaumont, la Lettre à

Voltaire sur la Providence, les Lettres morales ainsi que la Lettre à Franquières. Diverses raisons ont fait en sorte que pour

la Lettre au Marquis de Mirabeau et pour la Lettre à d’Alembert, nous nous sommes référés à des éditions différentes. Nous les signalerons en temps et lieux.

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tout2 ». Les Lettres à Malherbes nous permettent en cela de tirer un renseignement sur la manière dont Rousseau concevait une grande partie de son œuvre : démontrant la bonté naturelle de l’homme, développant ses conséquences philosophiques, elle serait entièrement cohérente, formerait un tout systématique.

Dans la brève liste que Rousseau dresse à Malesherbes de ses principaux écrits, on a en revanche souvent fait remarquer l’absence de la pièce maîtresse du versant politique de sa pensée, le Contrat social, comme s’il insinuait par là que l’ouvrage s’accordait mal avec les autres, et le désavouait dès l’année de sa publication. Pour étayer cette l’hypothèse, on invoque de même la boutade qu’il aurait lancée sur son traité de droit politique dans ses vieux jours. Comme le rapporte Dusaulx, Rousseau aurait alors en effet jugé son Contrat social comme « un livre à refaire3 ». On ne peut certes rien conclure définitivement de cette absence. Au moment de la rédaction des Lettres à Malesherbes, Rousseau n’avait informé personne en France qu’il se préparait à publier le Contrat social4. De plus, à de nombreux autres endroits de son œuvre, il témoigne de son attachement à son traité, et laisse penser que ce dernier s’inscrit bel et bien dans son grand « système »5. Cependant, il est vrai qu’à première vue, la doctrine du Contrat social s’accorde difficilement avec celle soutenue dans ses autres œuvres, et en particulier le Discours sur l’inégalité. Le second discours ne dénonce-t-il pas l’aliénation que la société fait subir à la liberté primitive de l’individu, tandis que le Contrat social caractérise cette aliénation même comme profondément bénéfique, et comme nécessaire à l’institution d’un régime conforme au droit politique ? Il n’est donc pas aisé de voir comment Rousseau peut, sans se contredire, passer d’un discours essentiellement critique sur le social à un discours le présentant comme une planche de salut, et ce, malgré ce qu’il peut avancer sur la cohérence et le caractère systématique de sa pensée.

2 Lettres à Malesherbes, p. 1136.

3 Jean Dusaulx, De mes rapports avec J. J. Rousseau, Paris, De l’imprimerie de Didot Jeune, 1798, p. 102.

4 Rousseau désirait faire circuler l’œuvre dans les petites républiques comme celle de Genève, et la jugeait

impropre aux monarchies. Voir à ce sujet Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 935, et l’introduction au Contrat social rédigée par R. Derathé dans les Œuvres complètes, t. III, pp. XCVII-XCVIII.

5 Dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau semble en effet inclure le Contrat social dans son grand système,

puisqu’il y affirme avoir écrit toutes ses œuvres sur « les mêmes principes » (ibid. p. 933). Il clame ainsi leur cohérence d’ensemble : « Quand un auteur ne veut pas se répéter sans cesse, et qu’il a une fois établi clairement son sentiment sur une matière, il n’est pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en raisonnant sur le même sentiment. Ses écrits s’expliquent alors les uns par les autres, et les derniers, quand il a de la méthode, supposent toujours les premiers. Voilà ce que j’ai toujours tâché de faire (…) » (ibid., p. 951). Nous soulignons.

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Mais il serait selon nous erroné de conclure que ces tensions s’avèrent insolubles. Longtemps subordonnée aux desseins idéologiques de ses interprètes, l’étude de la pensée de Rousseau s’est par le fait même accommodée très aisément des difficultés à en concilier les versants politiques, anthropologiques et pédagogiques – particulièrement chez ceux qui cherchaient à la réfuter, qu’ils aient été contrerévolutionnaires ou libéraux. Or pour ne pas faire une lecture superficielle de Rousseau, il faut donner au moins momentanément du crédit à sa prétention à la systématicité, et éviter de conclure trop vite que ses écrits se contredisent. Ce mémoire prend acte, pour sa part, du renouvellement des études rousseauistes qui s’est effectué progressivement dans la seconde moitié du XXe siècle, à travers lequel de nombreux commentateurs entreprirent de montrer l’unité dernière de son œuvre. Il cherchera cependant à éviter de reproduire l’erreur de méthode que plusieurs ont commise : reconstruire cette unité au prix d’une dissimulation des paradoxes de l’œuvre. C’est cette erreur qui fait que, malgré une longue tradition interprétative, le sens exact de la pensée politique de Rousseau ne cesse de faire polémique, car le désaccord des commentateurs constitue pour ainsi dire le reflet des ambigüités qu’elle contient. En mettant l’accent sur l’un des aspects de l’œuvre, et en réduisant un autre au silence, on peut tout aussi bien, en effet, faire passer Rousseau pour un penseur individualiste ou un philosophe du collectivisme, pour un défenseur de la liberté ou un précurseur du totalitarisme, pour un admirateur de la discipline des Spartiates ou encore un apologiste des sociétés sauvages et préétatiques. Plutôt que de faire une lecture superficielle de l’œuvre de Rousseau, on en brosse alors un portrait réducteur, et pour cela malhonnête. La profondeur de sa philosophie se trouve selon nous dans la manière dont ses divers éléments, à première vue tout à fait hétérogènes, finissent par révéler leur intime liaison à une idée première, à un principe commun : la bonté naturelle de l’homme. L’objet de ce mémoire sera en ce sens de montrer que les grandes articulations du Contrat social s’expliquent par son inscription dans le grand « système » de Rousseau. Pour ce faire, nous commencerons par justifier notre approche générale. En portant notre attention sur les passages inauguraux du Contrat social, nous remarquerons que celui-ci peut difficilement être considéré comme un ouvrage autosuffisant ; sa doctrine, visant à remédier à un problème minant la condition sociale de l’homme, semble au contraire fonction de celle du Discours sur l’inégalité. Pour cette raison, nous déploierons par la suite, dans les premier et deuxième chapitres, une étude minutieuse du second discours, et ce, pour reconstituer ce problème. Nous verrons notamment ce que signifie l’expression « bonté naturelle », et de quelle manière celle-ci remplace la thèse classique

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de la sociabilité naturelle comme fondement du droit naturel. Nous suivrons ensuite pas à pas le processus par lequel celle-ci en vient à s’altérer, puis enfin à se corrompre, et ce, afin d’identifier les causes du mal dans la philosophie rousseauiste. Les troisième et quatrième chapitres seront quant à eux consacrés à une étude serrée du Contrat social. Nous montrerons d’abord que la généalogie rousseauiste des passions, absolument déterminante dans le récit de la socialisation graduelle de l’homme exposé dans le second discours, explique l’agencement très particulier des relations que vise à produire le droit politique. D’un ouvrage à l’autre, la philosophie morale et politique rousseauiste connait donc une expansion, mais elle reste néanmoins conséquente avec ses premières intuitions. En dernier lieu, nous verrons que c’est cette volonté de cohérence même qui, d’une certaine manière, génère les tensions internes du Contrat social. Fait pour répondre aux demandes premières et légitimes de l’amour de soi, le droit politique n’en demeure pas moins en pratique vulnérable à ses caprices, ce pourquoi Rousseau est aux prises avec la difficile tâche d’établir le droit politique sans éroder les conditions de possibilité mêmes du consentement légitime à l’obéissance.

(12)

Quelques considérations préliminaires sur l’étude de la

philosophie morale et politique rousseauiste

Rousseau a choisi de faire précéder son Contrat Social d’un avertissement : ce « traité » constitue l’ « extrait d’un ouvrage plus étendu6 » qu’il n’a jamais terminé, et dont nous savons qu’il était intitulé Institutions politiques. La note nourrit une série de questions centrales pour qui désire approfondir l’étude de la philosophie morale et politique rousseauiste. Comment étudier convenablement le Contrat Social ? L’ouvrage constitue-t-il un « traité » relativement autonome et autosuffisant, ce pour quoi il peut être ainsi détaché de la matrice dans laquelle il a pris forme ? Est-il au contraire la partie inséparable d’un plus vaste système de pensée, raison pour laquelle l’œuvre prenait initialement place dans un grand ensemble ? L’interrogation est difficile et elle le restera, puisqu’on ne peut affirmer avec certitude ce dont traitait l’ouvrage duquel le Contrat Social est extrait, Rousseau ayant détruit ce qui en restait. Cependant, elle garde sa pertinence lorsqu’on la modifie légèrement, et qu’on considère le rapport qu’entretient la doctrine exposée dans le Contrat Social à celle des autres œuvres qu’il a achevées et fait publier. Rousseau touche au domaine politique dans nombre de ses écrits. Le Contrat Social se distingue pourtant par le type d’étude qu’il contient. Certains passages du Discours sur l’inégalité et du Discours sur l’économie politique anticipent certes la doctrine du Contrat Social, mais ils ne la mènent pas à l’achèvement qu’elle y connaît. C’est que Rousseau ne poursuit pas le même but dans ses Discours que dans son Contrat Social. Le Discours sur l’inégalité cherche à reconstruire une histoire du genre humain qui contient des indications sur son état naturel faisant elles-mêmes office d’étalon de mesure de son existence en société politique. Le Discours sur l’économie politique vise à définir les maximes qui doivent guider la conduite d’un gouvernement légitime pour ne pas que celle-ci s’écarte de la poursuite du bien commun. Sous-titré Principes du droit politique, le Contrat Social entreprend quant à lui d’examiner le politique par un angle bien particulier, celui de ses fondements légitimes. L’étude des principes du droit politique s’avère profondément différente de celle « du droit positif des gouvernements établis », menée par « l’illustre Montesquieu7 ».

6 Du Contrat Social, p. 349.

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D’où provient la légitimité d’un État ? Voilà, ramenée à sa plus simple expression, la question que Rousseau y affronte8.

Si l’objet du Contrat Social est ainsi circonscrit avec précision, il ne semble cependant pas que l’étude qu’il contient puisse être isolée du reste de l’œuvre de Rousseau. Ce sont les passages inauguraux de l’ouvrage qui nous mettent sur cette voie. Penchons-nous sur celui où Rousseau explique le projet animant l’œuvre : « Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être : je tâcherai d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisés9 ». Par l’élaboration d’une « règle d’administration », Rousseau se propose d’œuvrer à la réconciliation d’une série de couples de concepts que l’on comprend normalement disjoints : légitimité et sûreté, être et pouvoir être, droit et intérêt ainsi que justice et utilité. Le projet poursuivi parait ainsi présenté comme la solution d’un problème minant l’ « ordre civil », ici simplement sous-entendu. Le petit passage très célèbre ouvrant le chapitre premier évoque plus explicitement ce problème : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux10 ». La première phrase de cette citation ne semble pas faire référence à la naissance de chaque individu humain, à la manière du premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle semble au contraire renvoyer à la naissance de l’espèce humaine, et ainsi servir à rendre manifeste le frappant contraste entre sa condition naturelle, qui en est une de liberté, et sa condition de fait, celle de l’esclavage. À l’appui de cette interprétation, rappelons le fait que ces quelques lignes résument l’essentiel d’un passage d’une plus grande envergure, que l’on trouve au même endroit dans la première version du Contrat Social :

La force de l’homme est tellement proportionnée à ses besoins naturels et à son état primitif, que pour peu que cet état change et que ses besoins augmentent, l’assistance de ses semblables lui devient nécessaire, et, quand enfin ses désirs embrassent toute la nature, le concours de tout le genre humain suffit à peine pour les assouvir. C’est ainsi que les mêmes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en tout dépravant ; le sentiment de notre faiblesse vient moins de notre nature

8 Voir sur ce sujet quelques développements intéressants de Robert Derathé et Pierre Manent :

Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 2009, pp. 22-27 ; Pierre Manent, Naissances de la politique moderne, Gallimard, coll. « tel », Paris, 2007, p. 240.

9 Contrat Social, p. 351. 10 Idem.

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que de notre cupidité : nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux11.

Nous trouvons ici une description du processus par lequel l’homme passe de son « état primitif » de liberté à celui d’esclavage dans la société, description qui rappelle très nettement le contenu du Discours sur l’inégalité, comme si la réflexion sur les principes du droit politique devait y faire suite, prendre ses conclusions pour point de départ. Pour parvenir à une connaissance fine du Contrat social, qui constitue à la fois le cœur et l’aboutissement de la philosophie morale et politique rousseauiste, il semble donc qu’on ne puisse se passer d’une étude préalable du Discours sur l’inégalité, où il pose le principe d’où dérivent toutes les autres pièces de son « système », c’est-à-dire la bonté naturelle de l’homme, et trace les voies par lesquelles celle-ci dut se corrompre.

S’il est vrai, comme le pense Starobinski12, que Rousseau est mû par un dessein thérapeutique, on ne peut se passer de l’étude du mal qu’il dénonce pour bien comprendre le remède qu’il propose. Nous chercherons donc dans le second discours l’histoire de cette désunion des couples de concepts que le Contrat Social entend réconcilier par le dévoilement des principes du droit politique. Les données du problème minant l’existence sociale des hommes, pensons-nous, nous permettront d’isoler les paramètres principaux de cette solution politique que Rousseau cherche à élaborer. Le diagnostic même du mal qui mine la société porte en effet silencieusement l’esquisse d’une vie sociale qui en serait exempte. C’est que, selon Rousseau, l’entreprise de reconstituer le portrait de l’état de nature de l’humanité possède en fait une utilité précise : « Cette même étude de l’homme originel, de ses vrais besoins, et des principes fondamentaux de ses devoirs, est encore le seul bon moyen qu’on puisse employer pour lever ces foules de difficultés qui se présentent sur l’origine de l’inégalité morale, sur les vrais fondements du corps politique, sur les droits réciproques de ses membres, et sur mille autres questions semblables, aussi importantes que mal éclaircies13 ». L’état de nature, comme l’a souligné Derathé, commande en ce sens « toute sa conception de l’État14 ». Étudier le Discours sur l’inégalité nous permettra notamment de montrer qu’en proposant d’édifier dans le monde

11 Manuscrit de Genève, pp. 281-282.

12 Jean Starobinski, Le remède dans le mal : critique et légitimation de l’artifice à l’âge des lumières, Gallimard, coll. « nrf

essais », Paris, 1989, p. 177.

13 Discours sur l’inégalité, p. 126.

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politique un règne de la loi, Rousseau vise à délier les hommes de leur dépendance mutuelle, et ainsi à fonder leurs liens sociaux sur la base d’un équivalent civil de leur indépendance naturelle. L’étude du droit politique, même si elle s’avère fondamentalement différente de celle de la nature véritable de l’homme, n’en reste donc pas moins profondément solidaire. L’idée du droit et « plus encore » celle du droit naturel, comme l’écrit en effet Rousseau, « sont manifestement des idées relatives à la nature de l’homme15 ».

L’absence du Contrat social dans la liste que dresse Rousseau de ses principaux écrits dans les Lettres à Malesherbes peut certes faire sourciller, mais ne justifie pas son exclusion du grand « système16 » que forment, selon lui, ses écrits. « Tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Social était auparavant dans le Discours sur l’inégalité17 », écrit-il dans ses Confessions, nous laissant entendre qu’il existe une forte affinité entre les doctrines de ces deux ouvrages, voire un lien de continuité direct. Le droit politique semble donc bel et bien l’une des ramifications du principe de la bonté naturelle de l’homme. On trouvera dans ce mémoire une étude de la philosophie morale et politique rousseauiste cherchant à le démontrer.

15 Discours sur l’inégalité, p. 124. Rousseau paraphrase ici un passage des Principes du droit naturel (ch. I, §2) de

Burlamaqui.

16 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 933. 17 Confessions, p. 407.

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Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système »

Première partie : Introduction au Discours sur l’inégalité (1755)

I. La question de l’Académie de Dijon

C’est en se promenant dans les bois de St-Germain que Rousseau médita son Discours sur l’inégalité: « [J]’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères18 ». Quelques années après son Discours sur les sciences et les arts (1750), Rousseau saisit l’occasion, en entreprenant de répondre à une nouvelle question de l’Académie de Dijon, de démontrer le bien-fondé de sa mise en accusation des « perfectionnement[s] prétendu[s] » de la civilisation. Il remonte pour cela méthodiquement jusqu’au principe sur lequel reposait sa dénonciation. Cette réflexion, par laquelle il entend démêler « l’homme de l’homme » de « l’homme naturel », lui permet en d’autres mots de développer et de défendre une idée dont il affirme avoir été en possession dès l’élaboration de son premier discours : celle de la bonté naturelle de l’homme19.

Cependant, comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, Rousseau ne répondra à la question de l’Académie de Dijon qu’après l’avoir modifiée substantiellement. La question originale était la suivante : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle20 ? » Après une dédicace à la République de Genève et une préface, Rousseau la reproduit, mais remplace le mot « source » par celui « d’origine ». De nouvelles modifications apparaissent dès la page suivante : Rousseau ajoute une référence aux « fondements » de l’inégalité, et supprime la partie finale de la question concernant

18 Confessions, p. 388.

19 Lettres à Malesherbes, pp. 1135-1136 ; Lettre à Christophe de Beaumont, p. 935. 20 J. Starokinski, « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1300.

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l’autorisation de la loi naturelle21. Le titre complet du discours indique ce sur quoi il porte véritablement : l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

En posant la question de la « source » de l’inégalité, on pouvait renvoyer à une cause traversant de part en part l’histoire humaine, et modelant de tout temps les sociétés : ainsi de ceux qui prétendent, comme Vauvenargues, que l’inégalité des conditions et des richesses traduit institutionnellement une inégalité naturelle entre les hommes, c’est-à-dire une inégalité de talents et de vertus individuelles. Vauvenargues, dans son Discours sur l’inégalité des richesses (1745), explique en effet la création des inégalités sociales et politiques par l’inégalité des talents : « le sage et le laborieux eurent l’abondance pour prix du travail; la gloire devint le fruit de la vertu; l’opprobre punit la mollesse, et la misère punit l’indolence. Les hommes s’élevant les uns au-dessus des autres, selon leur génie, l’inégalité des fortunes s’introduisit sur de justes fondements22». L’inégalité des talents n’explique cependant pas uniquement l’apparition de celle des conditions; elle explique également son maintien et sa recréation perpétuelle, en dépit des tentatives de certains législateurs anciens de l’abolir : « les lois ne sauraient empêcher que le génie ne s’élève dessus de l’incapacité, l’activité dessus de la paresse, la prudence au-dessus de la témérité. Tous les tempéraments qu’on a employés à cet égard ont été vains; l’art ne peut égaliser les hommes malgré la nature23 ». Vues sous cet angle, les inégalités de la société trouvent un certain appui dans la nature, voire se justifient par elle. Or, pour Rousseau, la fausseté d’une telle position est si manifeste qu’elle ne mérite même pas d’être discutée : « ce serait demander (…) si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent, et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus, en proportion de la puissance ou de la richesse : question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes libres24 ». La formulation originale de la question de l’Académie de Dijon semble refléter aux yeux de Rousseau la manière erronée avec laquelle le problème qu’elle propose de résoudre est généralement approché. Les modifications apportées à la question ne paraissent donc pas

21 Pierre Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque

d’histoire de la philosophie », Paris, 1973, p. 509; Roger D. Masters, The political philosophy of Rousseau, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1968, p. 112.

22 Luc de Clapiers Vauvenargues, Oeuvres complètes, vol. 1, Hachette, 1968, p. 104. 23 Idem.

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anodines. Elles donnent une orientation spécifique au problème de départ ; elles permettent de le poser de la bonne façon.

II. Critique des conceptions précédentes de la loi naturelle

Le Discours sur l’inégalité commence ainsi significativement par une critique de la notion de loi naturelle, notion, comme nous le disions, évoquée dans la première version de la question, mais qui n’apparaît plus dans sa version finale. L’idée de loi naturelle est issue d’une longue tradition intellectuelle. Au XVIIIe siècle, elle recueillait l’adhésion de philosophes de tous les horizons25. Derathé résume en quelques phrases les principaux points de cette tradition : « Toute la théorie du droit naturel repose sur l’affirmation qu’il existe indépendamment des lois civiles et antérieures à toutes les conventions humaines, un ordre moral universel, une règle de justice immuable, la loi naturelle, à laquelle tout homme est tenu de se conformer dans ses rapports avec ses semblables26 ». C’est par le bon usage de sa raison que l’homme découvre, selon ces penseurs, les préceptes de cette loi morale universelle et supérieure aux lois positives. Rousseau, tout en s’inscrivant dans cette tradition, a cependant de profondes réserves à son sujet :

Ce n’est pas sans surprise et sans scandale qu’on remarque le peu d’accord qui règne sur cette importante matière entre les divers auteurs qui en ont traité. Sans parler des anciens philosophes qui semblent avoir pris pour tâche de se contredire entre eux sur les principes les plus fondamentaux, les jurisconsultes romains assujettissent indifféremment l’homme et tous les autres animaux à la même loi naturelle, parce qu’ils considèrent plutôt sous ce nom la loi que la nature s’impose à elle-même que celle qu’elle prescrit (…). Les modernes ne reconnaissant sous le nom de loi qu’une règle prescrite à un être moral, c’est-à-dire intelligent, libre, et considéré dans ses rapports avec d’autres êtres, bornent conséquemment au seul animal doué de raison, c’est-à-dire à l’homme, la compétence de la loi naturelle ; mais définissant cette loi chacun à sa mode, ils l’établissent tous sur des principes si métaphysiques qu’il y a même parmi nous bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver d’eux-mêmes27.

Retenons trois critiques principales. La première repose dans le constat de l’étonnante diversité des formulations de la loi naturelle à travers l’histoire, diversité qui jette bien sûr le soupçon sur les prétentions des uns et des autres à la vérité. La seconde concerne les ambigüités du concept même de loi naturelle : les « jurisconsultes romains » n’entendaient selon Rousseau sous cette expression que « l’expression des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres

25 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 155. 26 Ibid., p. 151.

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animés, pour leur commune conservation28 ». Les lois « que la nature s’impose à elle-même » renvoient en ce sens à l’ensemble des rapports nécessaires entre les êtres vivants. Cette façon d’envisager la loi naturelle la rapproche donc de ce qu’on désigne aujourd’hui par une loi de la nature29. La loi naturelle, selon l’acception moderne, renvoie cependant à quelque chose de tout à fait différent. C’est une loi proprement morale, prescrite seulement à un être libre et rationnel, l’homme, pouvant tout à fait choisir de lui désobéir. La troisième critique cible spécifiquement les rapports qu’entretiennent la loi naturelle, l’état de nature et la raison humaine dans les doctrines modernes, notamment celles de Hobbes, de Locke et de Pufendorf. C’est en tant qu’être raisonnable que l’homme, même à l’état de nature, c’est-à-dire avant l’établissement des sociétés civiles, peut découvrir les préceptes qui doivent guider sa conduite. Nous nous étendrons un peu plus en détail sur la teneur de cette critique, la plus importante pour comprendre les enjeux principaux du Discours sur l’inégalité.

Qu’on nous permette une mise en contexte. Hobbes écrit dans son Léviathan qu’une loi naturelle est « une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l’interdiction de faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce par quoi il pense qu’elle serait le mieux préservée30 ». Si les lois naturelles tirent leur autorité des passions humaines, elles sont en revanche des théorèmes de la raison sur le meilleur moyen de se conserver. Autrement dit, elles sont issues de calculs rationnels suscités par la passion humaine principale : la peur de la mort31. L’homme qui utilise correctement sa raison comprend qu’il doit œuvrer à la paix, donc à la cessation de la guerre de tous contre tous, l’état de nature humain selon Hobbes. La loi naturelle lui enjoint d’abandonner volontairement son droit naturel illimité32 sur toute chose si les autres sont aussi disposés à le faire, et à le transférer à une force

28 Ibid., p. 124.

29 Voir à ce sujet R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 78.

30 Thomas Hobbes, Léviathan, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 2000, p. 230.

31 Laurence Berns, « Thomas Hobbes », dans Léo Strauss et Joseph Cropsey (dir.), Histoire de la philosophie politique,

trad. Olivier Sedeyn, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 1994, p. 439.

32 Contrairement à Rousseau, Hobbes scinde les notions de loi et de droit naturel. Si la loi constitue une contrainte, le

droit est une liberté. Dans le Léviathan, Hobbes décrit les hommes comme possédant naturellement une égale « puissance d’espérer et d’agir » en vue de leur conservation. Cela signifie que les hommes ont tous un droit naturel à la vie, puisque le droit naturel est « la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance comme il le veut lui-même (…) pour la préservation de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin ». Par liberté, il faut simplement entendre ici « l’absence d’entraves extérieures » nous empêchant de faire usage de notre puissance en vue de réaliser une fin que nous nous proposons tous nécessairement : éviter la mort. Le droit naturel à la vie signifie donc simplement que nous avons naturellement la liberté d’user de nos capacités en vue de notre conservation, et la liberté naturelle à son tour doit simplement être comprise comme le pouvoir que nous avons tous naturellement de veiller à notre

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coercitive, un souverain, qui fera respecter cet abandon général. La loi naturelle porte donc les hommes à abolir l’état de nature et à ratifier un contrat social par lequel ils instituent une société politique et consacrent l’avènement de la paix.

Pufendorf et Locke, quant à eux, cherchent à montrer que comme les hommes sont des êtres doués de raison, l’état de nature ne pouvait être un état de guerre de tous contre tous. Développons quelque peu les idées de Locke sur le sujet33. Comme chez Hobbes, la loi naturelle entretient pour Locke une relation privilégiée avec la raison humaine. En fait, raison et loi naturelle, dans certains passages du Second traité sur le gouvernement civil, sont pratiquement identifiées l’une à l’autre. Rapportons-nous à ces quelques phrases : « L’état de nature a la loi de la nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d’obéir : la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien34 ». Parce que tous les hommes sont en mesure de faire un usage correct de leur raison et de découvrir les principaux préceptes de la loi naturelle, l’état de nature humain devait être aussi éloigné d’un état de guerre de tous contre tous que le sont « un état de paix, de bienveillance, d’assistance et de conservation mutuelle » d’un « état d’inimitié, de malice, de violence et de mutuelle destruction35 » ; l’un ne peut être identifié à l’autre. Cependant, parce que la loi naturelle n’y est pas toujours respectée, l’état de guerre peut éclater dans l’état de nature. C’est pour remédier aux défauts de ce dernier et garantir leur propriété36 que les hommes forment des sociétés civiles ; ils érigent un pouvoir souverain qui a notamment pour fonction de garantir le respect de la loi naturelle37.

propre conservation. Mais puisque chacun a droit à la vie et donc aux moyens de la maintenir, et que la guerre de tous contre tous fait qu’il n’y a rien « dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelque secours pour se maintenir en vie », chacun a naturellement un droit égal sur toute chose. Voir T. Hobbes,

Léviathan, pp. 220-231, en particulier les notes de bas de page de G. Mairet.

33 La philosophie politique lockéenne sera souvent utilisée comme point de comparaison pour bien comprendre la

spécificité des idées rousseauistes. Nous nous y référerons plus souvent qu’à celle de Pufendorf, et ce, parce que Rousseau affirme avoir été profondément influencé par Locke. Il écrit en effet, en exagérant quelque peu, que Locke a traité de la politique « exactement dans les mêmes principes » que lui. Voir Lettres écrites de la Montagne, p. 812.

34 John Locke, Traité du gouvernement civil, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1992, p. 145 (ch. II, § 6). Les italiques ne

sont pas dans le texte original.

35 Ibid., p. 156 (ch. III, §19).

36 La propriété englobe pour Locke « la vie, la liberté et les biens ». Ibid., p. 206 (ch. VII, §87).

37 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 169. Pour une analyse détaillée des

caractéristiques de l’état de nature selon Locke, voir Robert A. Goldwin, « John Locke », dans Histoire de la

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Rousseau s’inscrit en faux contre ces propositions. Les préceptes de la loi naturelle sont tellement nombreux et complexes qu’ils sont à la portée de très peu de gens, même au sein de la société civile. « De sorte que toutes les définissions de ces savants hommes, d’ailleurs en perpétuelle contradiction entre elles, s’accordent seulement en ceci, qu’il est impossible d’entendre la loi de nature sans être un très grand raisonneur et un profond métaphysicien38 ». Supposer aux hommes de l’état de nature mêmes assez de raison pour découvrir, comprendre et suivre consciemment les préceptes de la loi naturelle revient selon Rousseau à commettre une grave faute de méthode : attribuer à l’homme naturel des facultés et des connaissances qui ne peuvent apparaître qu’avec la longue marche des siècles. Le propre de la démarche de Rousseau consiste en effet à insister sur l’ampleur de la dissemblance qui doit avoir existé entre le genre humain d’un âge et celui d’un autre. Rousseau ouvre la préface de son Discours sur l’inégalité en posant d’emblée la difficulté :

Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable (…)39.

Pour connaître la loi guidant naturellement l’homme, et savoir ce qu’elle autorise ou non, il s’avère préalablement nécessaire d’avoir des « notions justes40 » de son état primitif41, duquel toute la longueur d’une histoire nous sépare. L’homme n’a pas pu traverser les âges en restant identique à lui-même, contrairement à ce que pensaient les prédécesseurs de Rousseau. Le problème de la loi naturelle est donc fonction de celui de la nature première de l’homme, problème qui ne peut être attaqué qu’en entreprenant de « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme42 », qu’en tentant d’y soustraire intellectuellement ce qui semble être le résultat de progrès ou le fruit de circonstances extérieures. Il ne s’agit pas

38 Discours sur l’inégalité, p. 125.

39 Ibid., p. 122. Voir aussi pp. 132, 139, 153, 159, 160. 40 Ibid., p. 123.

41 « Tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a

reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution ». Ibid., p. 125.

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seulement de brosser le portrait d’une conscience humaine encore vide, sans les idées qu’elle ne peut acquérir qu’avec l’expérience, comme l’avaient déjà fait à l’époque Condillac, Locke ou Buffon43. Il faut encore – et cela fait la spécificité de la démarche de Rousseau – s’efforcer de dépeindre l’homme sans les facultés, les connaissances et les passions qu’il ne peut tenir que de la vie sociale. C’est ce que Starokinski appelle une « anthropologie négative » : « l’homme naturel se définit par l’absence de tout ce qui appartient spécifiquement à la condition de l’homme civilisé44 ». La formule n’est cependant pas assez forte : le projet de définir une forme élémentaire d’existence humaine demande de dépouiller mentalement l’homme non seulement de tout ce qui appartient spécifiquement à sa condition civilisée, mais encore de sa sociabilité même, pourtant traditionnellement tenue pour l’un des traits d’essence de l’humanité. En ce sens, Rousseau reproche aux théoriciens du droit naturel de ne pas avoir compris toutes les implications de l’exercice consistant à supposer l’homme à l’état de nature, ils « n’ont pas songé à se transporter au-delà des siècles de société, c’est-à-dire, de ces temps où les hommes ont toujours une raison de demeurer près les uns des autres45 ».

La première partie du Discours sur l’inégalité est constituée du portrait détaillé de cet homme naturel et pour ainsi dire résiduel. Elle contient une expérience de pensée qui pourrait contenir des indications sur l’enfance de l’humanité, un « degré zéro46 » à partir duquel reconstruire une « histoire hypothétique47 » de la lente naissance de la société politique – et de ses inégalités. Par ces considérations, Rousseau donne à la question posée par les Académiciens de Dijon une tout autre teneur que celle qu’elle avait au départ. Le problème équivoque de la source de l’inégalité se resserre, et parmi ses multiples faces, celle de l’origine de l’inégalité s’impose.

III. Sur la démarche intellectuelle utilisée

Cette remontée aux origines s’effectuera par un moyen particulier : une série de « raisonnements hypothétiques et conditionnels48 ». La méthode a ses précédents au XVIIIe siècle. Rapportons-nous par exemple à un passage de l’Encyclopédie de la main de Diderot :

43 Jean Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », dans Jean-Jacques Rousseau: la

transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, Gallimard, coll. « tel », Paris, 1971, p. 342.

44 J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept

essais sur Rousseau, p. 361.

45 Discours sur l’inégalité, p. 218 ; nous soulignons.

46 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 344. 47 Discours sur l’inégalité, p. 127.

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« Souvent on ignore l’origine d’un art mécanique ou l’on n’a que des connaissances vagues sur ses progrès… Dans ces occasions il faut recourir à des suppositions philosophiques, partir de quelques hypothèses vraisemblables, de quelqu’événement premier, et fortuit et s’avancer de là jusqu’où l’art a été poussé49 ». Buffon avait de même utilisé ce procédé dans sa Théorie de la Terre pour imaginer la formation du monde50. Il n’y a donc pas de certitude que la remontée intellectuelle jusqu’au « pur état de nature » de l’humanité nous fasse voir la condition et l’allure véritablement premières de l’humanité, son point de départ réel. « Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable état51 ». Rousseau veut peindre un état si distant que les connaissances historiques mêmes lui deviennent presque inutiles ; aucun livre d’histoire n’est en effet susceptible de contenir le témoignage de ce que fut l’homme avant qu’il devienne un être social.

Cela ne signifie pourtant pas que tous les faits soient impertinents pour brosser le portrait de l’état de nature de l’homme. On connaît certes la célèbre phrase du Discours sur l’inégalité laissant penser le contraire : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question52 ». Il faut cependant éclaircir ce à quoi renvoie, dans ce passage, le mot « faits » : il s’agit de l’ensemble des récits historiques faisant autorité au XVIIIe siècle, l’ensemble des récits considérés comme l’histoire « objective » et « factuelle » des débuts de l’humanité, notamment le récit biblique de la Genèse. Lanson l’avait remarqué dès 1912 : « [Par] prudence et par respect, Rousseau appelle faits et vérités historiques le récit de la Genèse. Il se débarrasse de la Bible qui est pour le croyant l'histoire vraie de l'humanité, attestée par Dieu même; et il expose dans des "raisonnements hypothétiques", une esquisse évolutionniste de l'histoire humaine; il fait de l'anthropologie et de la sociologie conjecturales; il fait, ou veut faire de la science53 ». Il serait par conséquent exagéré de conclure que Rousseau écarte « tous les faits ». Au contraire, comme Rousseau signifie par là son intention de forger une histoire non biblique des débuts de

49 Diderot, article « Art », dans l’Encyclopédie. Ce passage est cité par Starokinski (« Notes et Variantes », O.C., t. III,

p. 1300).

50 J. Starobinski, « Rousseau et Buffon », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur

Rousseau, p. 382.

51 Discours sur l’inégalité, p. 123. 52 Ibid., p. 132.

53 Gustave Lanson, « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », dans Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau

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l’humanité, il apparait plus prudent de conclure que le portrait du « pur état de nature » de l’homme s’avère une reconstitution vraisemblable effectuée sur la base de raisonnements portant sur certains faits d’importance. En effet, les notes jointes par Rousseau à la fin du Discours sur l’inégalité fourmillent de réflexions élaborées à partir de l’ordre des « faits » : observations physiologiques de toutes sortes, considérations sur l’Histoire naturelle de Buffon, récits de voyage dans le Nouveau Monde, remarques sur divers exemples d’enfants ayant grandi dans les bois, etc. Rousseau se soucie donc bel et bien des faits dans l’élaboration du portrait vraisemblable de l’état primitif de l’humanité. Dans l’Émile, il écrit de même qu’on ne saurait se passer de l’observation pour apprendre à départager le naturel de l’artificiel en l’homme :

Je ne me fonde point sur ce que j’ai imaginé, mais sur ce que j’ai vu. Il est vrai que je n’ai pas renfermé mes expériences dans l’enceinte des murs d’une ville, ni dans un seul ordre de gens : mais après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples que j’en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j’ai retranché comme artificiel ce qui était d’un peuple et non pas d’un autre, d’un état et non pas d’un autre, et n’ai regardé comme appartenant incontestablement à l’homme que ce qui était commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fut54.

L’observation empirique de l’homme est donc une condition nécessaire à la connaissance de sa nature55. Le recours aux « faits » a donc son importance dans la méthode de Rousseau. Néanmoins, il convient de souligner que cette importance ne s’avère que secondaire, car on ne saurait se limiter à la simple observation des hommes pour connaitre leur nature. Rousseau ne pourrait d’ailleurs faire de l’observation empirique la source principale à partir de laquelle établir une connaissance de la nature humaine sans commettre lui-même l’erreur de méthode qu’il reproche à ses adversaires. « Un philosophe superficiel observe des âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain des sociétés et croit avoir observé l’homme. Mais pour le bien connaitre, il faut savoir démêler la gradation naturelle de ses sentiments56 ». Puisque tous les hommes que nous pouvons observer sont manifestement sociaux, et, par le fait même, déjà altérés par leur sociabilité, l’observation ne nous apprend en définitive que peu de choses sur l’homme naturel, c’est-à-dire, comme l’indique Durkheim, sur l’homme « abstraction faite de

54 Émile, p. 550.

55 Parmi les commentateurs, Melzer donne une importance considérable à la place de l’observation dans la

philosophie rousseauiste. Il écrit même que Rousseau a cherché à « révolutionner l’étude empirique de la nature humaine ». Voir Arthur M. Melzer, Rousseau, la bonté naturelle de l’homme: essai sur le système de pensée de Rousseau, Belin, trad. Jean Mouchard, coll. « Littérature et politique », Paris, 1998, pp. 95-97.

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tout ce qu’il doit à la vie sociale, réduit à ce qu’il serait s’il avait toujours vécu isolé57 ». Pour « démêler la gradation naturelle » des sentiments du cœur humain, il faut par conséquent emprunter une autre voie58. Il reste en revanche possible de tirer de l’observation des faits quelques indications utiles à un travail de l’esprit d’une plus grande ampleur. La diversité des faits, parce qu’elle nous permet d’effectuer des comparaisons, peut nous engager sur cette « voie négative59 » dont nous parlions à l’instant, en aidant à distinguer ce qui est nécessairement rattaché à l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est à partir d’elle qu’il devient possible de dépouiller intellectuellement l’homme des attributs qu’il ne tient pas « de son propre fond60 ». Et en portant notre regard sur certains types d’hommes paraissant moins altérés par l’artifice, sur « divers peuples dans leurs provinces reculées61 » ou sur les sauvages de l’Amérique, nous n’observons certes pas directement l’homme originel, mais nous orientons notre regard en direction de l’origine. « Derrière ces hommes parés de plumes et d’ocre, écrit magnifiquement Starobinski, le regard voit s’élever l’image d’un homme nu et solitaire. Soutenue et orientée par les faits ethnographiques, l’imagination peut extrapoler hardiment62 ». En eux-mêmes, les faits ne valent que comme indices d’autre chose ; ils sont pertinents dans la mesure où ils guident l’imagination vers une époque reculée. Il faut savoir discerner la profondeur du tableau qu’ils forment ensemble; il faut savoir, à partir de la simplicité primitive de certains peuples, retracer intellectuellement des lignes convergeant vers le point de fuite qui en éclaire la constitution sous-jacente. On peut alors fort bien écrire que, de manière tout à fait paradoxale, c’est pour éloigner son lecteur de « la prison de ce qui est observable63 » que Rousseau se sert de ces « faits ».

Rousseau se servira de l’image de l’état de nature humain pour défendre une intuition sur ce que la vie sociale recouvre, dévie et même étouffe chez l’homme. Il semble que ce soit dans les découvertes de l’introspection que cette intuition trouve ses plus solides assises. Invoquons à

57 Émile Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, Paris, Éditions Kimé, coll. « Philosophie en cours », 2008, p. 37. 58 On pourrait aussi ajouter que parce que les hommes pouvant être observés sont dans l’état de société, réduire la

méthode de Rousseau à une réflexion effectuée sur la base d’observations empiriques rendrait de même inexplicable son choix doctrinal de rejeter la sociabilité humaine de sa description de la nature première de l’homme.

59 J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », p. 361. 60 Discours sur l’inégalité, p. 122.

61 Émile, p. 852.

62 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 341.

63 Philip Knee, La parole incertaine: Montaigne en dialogue, Les Presses de l'Université Laval, « Les collections de la

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ce sujet un passage du troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, l’un des écrits autobiographiques de Rousseau : « D’où le peintre et l’apologiste de la nature aujourd’hui si défigurée peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même (…). Il fallait qu’un homme se fut peint lui-même pour nous montrer ainsi l’homme primitif64 ». Un passage important du Discours sur l’inégalité confirme cette affirmation tardive de Rousseau sur son œuvre, et permet d’établir que c’est en en effet l’introspection qui offre selon lui les indications les plus précieuses pour comprendre la nature humaine. Dans la préface du Discours, Rousseau livre en effet les résultats de ses méditations sur les « premières et les plus simples opérations de l’âme humaine65 », bien antérieures à la raison, de la « combinaison » desquelles, pense-t-il, devait résulter le comportement de l’homme naturel. En d’autres mots, l’aspect de l’état de nature rousseauiste s’avère fonction, pour une bonne part, d’une connaissance intime de l’âme humaine, établie grâce à un examen de sa propre intériorité.

Ces considérations permettent de nous éclairer sur le statut de l’état de nature : celui-ci constitue, en un sens, une fiction. Comme telle, son existence demeure incertaine : c’est un état « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais66 ». Comme le remarque Derathé, Rousseau se distingue ici encore de ses prédécesseurs, pour qui l’état de nature existait nécessairement d’une manière ou d’une autre67. On retrouve dans le Traité du gouvernement civil, par exemple, un passage opposé symétriquement à ce qu’écrit Rousseau au sujet de l’existence de l’état de nature. Locke affirme en effet qu’ « il est clair que le monde n’a jamais été, et ne sera jamais sans un certain nombre d’hommes qui ont été, et qui seront dans l’état de nature68 ». Même si, en définitive, il s’avérait que l’état de nature n’ait point existé, l’image qu’en brosse Rousseau demeurerait néanmoins selon lui une fiction profondément utile. Les réflexions qui cherchent à brosser le portrait de l’état de nature sont en effet, selon Rousseau, « plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à montrer la

64 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 936. Sur l’importance de l’introspection comme méthode chez Rousseau, voir

notamment J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 341 et A. M. Melzer, La

bonté naturelle de l’homme, pp. 59-68.

65 Discours sur l'inégalité, p. 126. 66 Ibid., p. 123.

67 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, pp. 126-127. 68 J. Locke, Traité du gouvernement civil, p. 153 (§14).

Pufendorf et Hobbes accordent tous deux aussi une validité historique aux théories de l’état de nature et à celle du contrat social qui y met fin. Voir Berns, « Thomas Hobbes », p. 436 et Pierre Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1982, p. 145.

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véritable origine69 » de l’humanité. L’image de l’état de nature est en cela capable de détruire des préjugés70. La démarche intellectuelle de Rousseau consiste donc moins à remonter de l’observation du fait à une connaissance de la nature qu’à permettre un regard nouveau sur la condition de fait des hommes à partir d’une connaissance de leur nature. C’est donc avec justesse que Gouhier a pu qualifier l’état de nature « d’hypothèse de travail71 »; il permet de « comprendre l’homme historique72 », l’homme tel que l’histoire l’a fait. La fiction rousseauiste de l’état de nature a pour ainsi dire la fonction d’une pierre de touche. Ce portrait peut servir de point de comparaison, et constituer par là un repère fixe à partir duquel juger de l’essence et de la valeur de la civilisation. Il s’avère en effet nécessaire, écrit Rousseau, d’avoir des « notions justes » de l’état de nature « pour bien juger de notre état présent73 ». Ainsi cette peinture d’un état dont l’existence reste incertaine permet-elle de mieux comprendre la condition effective des hommes.

Deuxième partie : Remontée intellectuelle au-delà des siècles de société : le « pur » état de

nature selon la perspective rousseauiste

I. Un état stable de liberté

C’est sous un arbre, dans un grand trouble, que Rousseau dit avoir eu pour la première fois l’intuition du principe qui allait devenir le centre de son système, celui de la bonté naturelle de l’homme74. Élégante coïncidence, c’est aussi sous un arbre que Rousseau nous représente l’homme naturel pour la première fois, dans une scène qui inaugure la première partie du Discours sur l’inégalité.

En dépouillant cet être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins

69 Discours sur l’inégalité, p. 133.

70 En ce sens, à la fin de la première partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Si je me suis étendu si

longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à

détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien

l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains70 ». Voir aussi Émile (pp. 548-549) : « [Mes lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois

dans le pays des préjugés ». Nous soulignons.

71 Henri Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Librairie philosophique J. Vrin, coll.

« Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1970, p. 14.

72 Idem.

73 Discours sur l’inégalité, p. 123. 74 Lettres à Malesherbes, pp. 1135-1136.

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