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Chapitre 4 : Le moment de l’institution

II. L’effet politique du christianisme

Le tout début du chapitre sur la religion civile nous apprend ce dont le Discours sur l’inégalité ne touchait pas même mot : les religions possèdent une responsabilité historique dans la montée et la cristallisation de l’inégalité entre les hommes470 : « Les hommes n’eurent point d’abord d’autres rois que les dieux, ni d’autre gouvernement que le théocratique (…). Il faut une longue altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maitre, et se flatter qu’on s’en trouvera bien471 ». Le Contrat social présente donc la religion de deux manières distinctes : d’une part, elle constitue le moyen de surmonter le problème auquel fait inévitablement face la fondation d’un régime conforme au droit politique; de l’autre, en revanche, elle se révèle en partie coupable de la création (tout comme du maintien) du problème que le pacte social est sensé résoudre. En faisant un usage politique de la religion, le législateur se munit donc d’une lame à double tranchant, et il doit en cela redoubler de prudence s’il veut réussir sans tuer dans l’œuf le projet d’incarner institutionnellement le droit politique.

L’utilité de la religion dans la cité consiste à établir puis figer un corps d’opinions nécessaires au lien social (que Rousseau appelle le lien moral). Mais comme elle constitue l’un des fondements principaux de l’inégalité parmi les hommes, ses inconvénients dépassent souvent largement ses avantages. C’est notamment le cas de l’une de ses formes historiques : le christianisme. Celui-ci sépara « le système théologique du système politique, fit que l’État cessa d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples

469 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, pp. 246-247.

470 L’ensemble du Discours sur l’inégalité se caractérise en fait par un certain mutisme au sujet de la religion, mutisme

qui s’explique peut-être par le but que Rousseau s’y propose : reconstruire l’histoire du genre humain « s’il fut resté abandonné à lui-même » par Dieu. Discours sur l’inégalité, p. 133.

chrétiens472 ». Reconstituons dans son exactitude la critique que Rousseau formule à l’égard du christianisme, exposée de manière elliptique dans l’ensemble du chapitre.

Le polythéisme se décline aux yeux de Rousseau en une multitude de religions nationales qui réunissaient « le culte divin et l’amour des lois473 », si bien que l’homme n’y « distinguait point ses dieux de ses lois474 ». Pour les païens, « servir l’État » revenait à « en servir le Dieu tutélaire475 ». Si cette confusion avait ses effets pervers, elle donnait néanmoins à l’État et à ses lois une profonde autorité morale. Les Évangiles vinrent cependant modifier en profondeur ce tableau, parce qu’elles affirment que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde (Jean XVIII). À partir du moment où l’esprit du christianisme gagna l’Europe, en effet, le « culte sacré est toujours resté ou redevenu indépendant du Souverain, et sans liaison nécessaire avec le corps de l’État476 ». Le christianisme, autrement dit, eut lentement l’effet de retirer aux pouvoirs temporels leur statut de médiateurs entre le divin et l’humain. Or de cette soustraction résulta avec le temps l’établissement d’une puissance unique dans l’histoire, l’Église catholique, qui s’appropria ce rôle. « Alors tout a changé de face, les humbles chrétiens ont changé de langage, et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l’autre monde devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci477 ». Aux côtés des pouvoirs temporels se posa alors un pouvoir spirituel entièrement distinct d’eux, et qui tendit à partir de ce moment à les réduire à l’obéissance.

Cette tendance s’avère pour Rousseau le fruit de l’ « esprit du christianisme478 » même, ce pourquoi elle caractérise non seulement l’Église catholique, mais encore toutes les autres formes prises par le christianisme plus tard dans l’histoire, y compris celles dirigées par des monarques : « Parmi nous, les Rois d’Angleterre se sont établis chefs de l’Église, autant en ont fait les Tzars; mais par ce titre ils s’en sont moins rendus les maitres que les ministres; ils ont moins acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir; ils n’y sont pas législateurs, ils n’y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps, il est maitre et législateur sans sa

472 Ibid., p. 462. 473 Ibid., p. 464. 474 Ibid., p. 460. 475 Ibid., p. 465. 476 Ibid., p. 462 477 Idem. 478 Idem.

patrie. Il y a donc également deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie479. Il faut lire ce passage en gardant en tête l’acception bien précise que prennent les mots « prince », « souverain » et « législateur » dans le Contrat social : le prince n’est en droit que l’exécutant des volontés exprimées par le souverain, et le contenu des volontés du souverain se révèle lui- même déterminé par le législateur. L’autorité morale du clergé en fait pour ainsi dire un législateur, parce qu’elle dirige les opinions et donc les volontés des sujets du monarque. Or comme le pouvoir de chaque monarque repose sur les préjugés de ceux qu’il gouverne480, le clergé se fait en quelque sorte également le maître du monarque, son souverain, usurpant également la place qui revient au corps du peuple. Le rôle du monarque se réduit ainsi à celui de simple prince du clergé481.

En pratique, cela signifie qu’aux yeux de ceux qui lui sont soumis, le pouvoir temporel tire sa légitimité de son adhésion à la forme historique particulière que prend le christianisme dans son État, de même que de son adéquation intégrale à ses préceptes. Mais, par l’un des ressorts singuliers du christianisme, il s’en trouve par là tout à fait confirmé dans son rôle et ses prérogatives, puisque les Évangiles, avance Rousseau, enseignent la soumission aux pouvoirs établis. Le philosophe a ici vraisemblablement en tête un passage des épitres de Saint Paul (Rom XIII) : « Que tout comme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes482 ». Placés sous la dépendance du clergé, les monarques trouvent donc pourtant dans le christianisme de quoi forger la prétention de tenir leur pouvoir de l’autorisation directe et immédiate de Dieu483.

479 Ibid., p. 463.

480 Cf. Émile, pp. 308-309.

481 Cette réalité se fait pour Rousseau sentir partout où prévaut l’esprit du christianisme. Or elle s’incarne peut-être

davantage en terres catholiques, comme le laisse penser une note de bas de page : « La communion et l’excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maitre des peuples et des Rois » (Contrat social, p. 463).

482 Augustin Bea et al., Traduction œcuménique de la Bible: comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament : traduits sur les textes

originaux hébreu et grec avec introduction, notes, références et glossaire., Alliance biblique universelle ; Le Cerf, Toronto;

Paris, 1977, p. 1568.

483 C’est la doctrine de l’État souverain de droit divin, qui eut cours en Europe dès la fin du XVIe siècle. Qu’est-ce

en effet que le droit divin ? C’est l’idée selon laquelle le roi tient sa couronne et son pouvoir d’une autorisation

En vertu de ce qui précède, le christianisme se révèle une religion tout à fait impropre aux États libres et conformes au droit politique, et ce, pour trois raisons principales. La première raison tient bien sûr au fait qu’il engendre la constitution de corps sociaux religieux (les clergés) distincts du reste du corps politique, et qui usurpent à la longue la place du législateur et celle du souverain légitime. La seconde raison est qu’en vertu de l’enseignement de Saint Paul, le christianisme se fait une école de servitude. Son action consisterait donc plutôt à fragiliser qu’à solidifier les intuitions d’un État républicain484. En effet, s’il y apparaissait un quelconque ambitieux, « celui-là très certainement [aurait] bon marché de ses pieux compatriotes. (…) Dès qu’il [aurait] trouvé par quelque ruse l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une partie de l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité; Dieu veut qu’on le respecte; bientôt voilà une puissance; Dieu veut qu’on lui obéisse; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il? C’est la verge dont Dieu punit ses enfants485 ». Ainsi, l’esprit du christianisme diminue jusqu’à éliminer le goût pour la liberté, et il est « trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours486 ». La troisième raison tient aussi à l’enseignement de Saint Paul. Rousseau pense en effet que celui-ci inscrit dans l’État comme dans l’âme des citoyens une contradiction potentielle. Les chrétiens sont tenus d’obéir aux puissances établies – spirituelles comme temporelles. Or survient un conflit entre ces puissances, et ce devoir se trouve tragiquement mis en opposition avec lui-même : « il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens, et l’on n’a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maitre ou du prêtre on était obligé d’obéir487 ». Dans l’ensemble de son œuvre, Rousseau semble avoir considéré (peut-être parce que Platon fut une lecture déterminante pour la formation de ses idées) que l’une des tâches du fin politique consiste à assurer l’unité de l’État tout comme celle de l’âme individuelle488. Or le christianisme

484 « J’appelle (…) République tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être :

car alors seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain » (Contrat social, pp. 379-380).

485 Ibid., p. 466. 486 Ibid., p. 467. 487 Ibid., p. 462.

488 Nous pensons au parallélisme entre l’unité de la cité et celle de l’âme dans la République. Le Contrat social est

traversé par ce souci d’unité. Au niveau politique, on le remarque par le soin que prend Rousseau à décrire les moyens appropriés pour réduire à néant l’influence des sociétés partielles (ibid., pp. 444-453). On le remarque aussi dans sa théorie (peu libérale) de la séparation des pouvoirs, selon laquelle le pouvoir exécutif se révèle entièrement soumis au pouvoir législatif (ibid., pp. 395-400). Au niveau de l’âme, le souci rousseauiste de l’unité s’exprime dans sa volonté de faire dériver les devoirs du citoyen « de la préférence que chacun se donne » (ibid., p. 373) pour favoriser l’harmonie entre les penchants naturels et les obligations civiles. Il s’exprime de même dans le chapitre sur la religion civile, où Rousseau insiste sur l’importance de ne pas mettre les devoirs en contradiction

rend cette unité impossible, d’où la nécessité de le rejeter pour celui qui désire fonder un État bien constitué. Il écrit ainsi de manière tranchante : « Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien : toutes les institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent rien489 ».