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Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile

Chapitre 4 : Le moment de l’institution

I. Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile

Nous avons jusqu’à maintenant livré l’interprétation la plus classique du chapitre sur le législateur. Si elle est largement acceptée chez les commentateurs, c’est sans doute parce qu’elle demeure l’interprétation la plus près du texte. Telle pourrait fort bien s’avérer la position définitive de Rousseau à l’égard de l’utilisation politique qu’il convient de faire de la religion au moment de la fondation d’un corps social légitime. Dès lors, il faudrait en conclure que pour établir un tel régime, on doit nécessairement commencer par faire une entorse au droit politique. Mais soulignons un fait d’importance : alors que nous sommes portés à voir la place de la religion dans le Contrat social comme l’expression emblématique des tensions doctrinales

460 Par le biais d’une étude sur le Discours sur les sciences et les arts, Strauss arrive à une conclusion similaire : « society

has to do everything possible to make the citizens oblivious of the very facts that are brought to the center of their attention, as the foundations of society, by political philosophy. Society stands or falls by a specific obfuscation against which philosophy necessarily revolts. The problem posed by political philosophy must be forgotten, if the solution to which political philosophy leads shall work » (Leo Strauss, « On the intention of Rousseau », dans E. Grace et C. Kelly (éd.), The challenge of Rousseau, pp. 142-143).

Nous ferons cependant voir que ce nœud théorique est susceptible d’être résolu par une étude approfondie du chapitre sur la religion civile.

qu’il contient, il semble que Rousseau la considérait pourtant comme la pierre angulaire de sa pensée politique. Par l’utilisation politique de la religion, écrit-il ainsi, la poignée de sages législateurs dont l’histoire ancienne nous rapporte les actions sont parvenus à faire en sorte que les peuples soient « soumis aux lois de l’État comme à celles de la nature », reconnaissent « le même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité », et « obéissent avec liberté461 ». Ces formules renvoient à la visée même du droit politique : produire une heureuse confusion entre les lois de l’État et les lois de la nature qui fait de la dépendance à la cité une dépendance similaire à celle des choses, si bien que survient alors une conciliation de l’obéissance et de la liberté. Rousseau réaffirme par ailleurs son souci de cohérence dans le chapitre qu’il dédie au législateur; c’est pour ne pas violer le pacte social que ce dernier doit laisser le pouvoir législatif au peuple. Partant, c’est ce souci de cohérence même qui conduit Rousseau à la conclusion qu’il est nécessaire pour le législateur de persuader le peuple de la sagesse des lois qu’il lui propose en faisant un usage politique de la religion. S’il adoptait un autre comportement, il risquerait de « détruire dès la première opération l’essence de la chose même qu’on veut former, et de rompre le nœud social en croyant affermir la société462 ». Il nous reste donc à comprendre comment Rousseau pouvait croire sa doctrine cohérente là où nous pensons déceler une contradiction.

Il convient ici de souligner le caractère profondément ambigu des propositions du chapitre sur le législateur concernant l’usage politique de la religion. Nous suggérons que cette ambigüité même nous amène à assimiler un peu trop étroitement l’utilisation de la religion par le législateur rousseauiste et celui des législateurs de l’Antiquité (au premier chef Numa), et génère par le fait même le problème interprétatif auquel nous sommes confrontés. En élargissant la perspective, en croisant le contenu du chapitre sur le législateur avec d’autres passages d’importance du Contrat social portant sur la religion, on constate en effet que le législateur rousseauiste ne peut imiter en tout point Numa, car les lois ne peuvent plus être identifiées aussi étroitement que dans l’Antiquité à des commandements des dieux tutélaires de la cité. Le monde porte en effet désormais l’empreinte des transformations que lui a fait subir le christianisme, et un retour au paganisme se révèle absolument impossible463. Ce n’est pas dans

461 Contrat social, p. 383. 462 Manuscrit de Genève, p. 316.

463 En effet, selon Rousseau, « il n’y a plus et (…) il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive ». Contrat

le chapitre sur le législateur qu’on trouve les réflexions de Rousseau sur la place que la religion doit occuper dans la cité du contrat, à la fois selon les principes du droit politique et conformément aux paramètres désormais imposés par l’histoire. On les retrouve à la toute fin de l’œuvre, dans le chapitre sur la religion civile.

On ne pense habituellement pas à relier étroitement le chapitre sur le législateur à celui traitant de la religion civile – peut-être parce que l’un figure en plein cœur du livre II, et que l’autre, justement, clôt l’ouvrage. Mais une particularité du chapitre dédié au législateur dans le Manuscrit de Genève laisse penser qu’il existe une forte proximité entre ces chapitres. En effet, comme dans la mouture finale du Contrat social, celui-ci présente les raisons qui forcent le législateur à utiliser la ruse : depuis toujours, écrit Rousseau, « les pères des nations » ont mis leurs « décisions dans la bouche des immortels », et ce, pour entrainer « par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine464 ». Mais quelques lignes plus bas, dans un passage cette fois absent de la version définitive du texte, Rousseau expose très clairement ce que doit viser à produire l’usage politique de la religion par le législateur :

Chacun sent assez l’utilité de l’union politique pour rendre certaines opinions permanentes et les maintenir en un corps de doctrine et de secte, et quant au concours de la religion dans l’établissement civil, on voit aussi qu’il n’est pas moins utile de pouvoir donner au lien moral une force intérieure qui pénètre jusqu’à l’âme et soit toujours indépendante des biens, des maux, de la vie même et de tous les évènements humains (…). [Il] y a bien de la différence entre demeurer fidèle à l’État seulement parce qu’on a juré de l’être, ou parce qu’on tient son institution pour céleste et indestructible465.

Il s’agit au fond de « l’idée essentielle de la religion civile466 », remarque Hubert. Rousseau a par la suite raturé ce passage, puis rajouté dans la marge : « j’en parlerai ci-après467 ». Or on retrouve justement la première rédaction du chapitre sur la religion civile au verso des feuillets 46 à 51 du Manuscrit de Genève, ceux que Rousseau consacre à la figure du législateur468. Gouhier fait là-dessus la remarque suivante : « Tout se passe donc comme si, à un certain moment, relisant ses pages sur Le Législateur, Rousseau avait senti la nécessité de s’exprimer sur ''le concours de la religion dans l’établissement civil'' : il aurait alors écrit les notes qui, aujourd’hui,

464 Manuscrit de Genève, p. 317. 465 Ibid., p. 318.

466 René Hubert, Rousseau et l’Encyclopédie: essai sur la formation des idées politiques de Rousseau (1742-1756), J. Gamber,

Paris, 1928, pp. 130-131.

467 Ibid., p. 131.

468 Voir l’Introduction à la première version du Contrat social rédigée par R. Derathé, dans O.C., t. III,

nous apparaissent comme un brouillon du chapitre VIII du Livre IV du Contrat, mais sans savoir exactement dans quelle partie il les utiliserait469 ». Si cette hypothèse était juste, cela signifierait que le chapitre sur la religion civile vise à remédier aux imprécisions du chapitre sur le législateur au sujet de l’usage politique qu’il convient de faire de la religion. C’est en tout cas la ligne interprétative que nous adopterons ici.