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Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système »

III. Le point nodal du « système »

À partir du « point zéro » que constitue l’état de nature, Rousseau entreprend de bâtir une histoire hypothétique de la formation graduelle des sociétés politiques qui sera également celle de la naissance du problème auquel le Contrat social entend répondre. Burgelin écrit en ce sens : « Pour lui, le droit et le fait se sont écartés peu à peu d’une même source où ils n’étaient qu’un : le droit représente la filiation directe, transmise à travers les âges avec aussi peu de modification que possible; le fait, le résultat des transformations réelles, plus ou moins complexes128 ». On entrevoit cependant déjà dans ce portrait la possibilité que les faits se détachent du droit, et que s’ouvre la brèche entre l’intérêt et la justice.

L’entièreté du tableau repose sur l’idée que la liberté (sous des formes variées) est constitutive de notre humanité, lui est consubstantielle129. La liberté jouera en ce sens un rôle décisif dans le scénario rousseauiste de la « sortie » de l’état de nature. La difficulté est de cerner précisément ce rôle. Comme nous l’avons montré, le mot « liberté » s’avère plurivoque sous la plume de Rousseau. L’homme primitif est libre en ce sens qu’il est doué de perfectibilité, mais aussi parce qu’il est indépendant de ses semblables. Or il y a aussi un autre sens par lequel il peut être dit libre : « [La] nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son

127 Ibid., p. 126.

128 P. Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, p. 210.

129 « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme » (Contrat social, p. 356). Voir aussi Discours sur

préjudice130 ». Certes la règle prescrite à l’homme naturel lui « parle immédiatement par la voix de la nature131 », et, pour cette raison, constitue une impulsion presque irrésistible. Cependant, l’homme ne constitue pas pour autant un être tout à fait déterminé par nature. Celle-ci commande à l’homme naturel, mais il y a aussi en lui le potentiel de s’écarter de ses décrets132. Dans quelles circonstances les hommes ont-ils donc pu s’écarter de la règle qui leur était prescrite? La question possède une importance spéciale lorsqu’on considère comme Rousseau que l’homme naturel est poussé à agir conformément au droit naturel par l’activité de l’amour même qu’il se porte. Pour le dire autrement, il s’agit ici d’expliquer que l’homme ait pu résister à la « voix de la nature » alors que le motif de toutes les actions humaines, la poursuite amoureuse de son propre bien, est en quelque sorte responsable de l’existence de cette voix et de cela même qu’elle prescrit. Nul n’est « tenté », écrit en effet Rousseau, « de désobéir à sa douce voix133 ».

Pour comprendre la façon dont il résout ce problème, il nous faut préalablement pointer une autre différence fondamentale séparant Rousseau de la tradition chrétienne. La responsabilité de la sortie de l’Éden primitif ne repose pas tellement sur un mauvais usage du libre-arbitre humain, comme dans le récit biblique de la genèse. Il n’y aurait pas en ce sens de péché originel, rien en nous d’intrinsèquement coupable134. Rousseau pense plutôt que certains facteurs ont pu agir sur les impulsions intérieures dont résulte la voix de la nature. C’est parce que cette dernière perdit sa force que les hommes s’en détachèrent.

Expliquer ce point nous demande ici de pointer une caractéristique essentielle de la pitié. Comme elle constitue une « émanation » de l’amour de soi-même, sa force doit par conséquent

130 Discours sur l’inégalité, p. 141. 131 Ibid., p. 125.

132 Cette caractéristique, nourrie par le développement des facultés humaines qu’occasionne la vie sociale, donnera

naissance chez l’homme civilisé à la liberté morale, c’est-à-dire à la liberté au « sens philosophique » du mot, au libre arbitre à proprement parler (Cf. Contrat social, pp. 364-365). Remarquons ici cependant que cette qualité « d’agent libre » propre à l’homme ressemble moins, à l’état de nature, au libre arbitre qu’à une autre manière de parler de la perfectibilité.

133 Discours sur l’inégalité, p. 156.

134 Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, pp. 937-938.

Gouhier résume par ailleurs très simplement tout l’écart qui existe entre la philosophie rousseauiste et la tradition chrétienne : « le schème fondamental de la pensée de Rousseau n’est pas signifié par le couple nature-grâce, mais par le couple nature-histoire. En réalité, on passe du schème traditionnel au schème rousseauiste, quand nature prend la place de grâce et histoire la place de nature : ici, la nature est à l’histoire ce que la grâce était à la nature ». H. Gouhier, Les

demeurer subordonnée à la sienne135. Autrement dit, la pitié n’existe dans toute sa force que lorsque notre propre bien n’entre pas en contradiction avec celui d’un autre; elle nous garde en cela surtout de faire inutilement du mal à notre semblable. Cette caractéristique de la pitié est indiquée subtilement par Rousseau à de nombreuses reprises. Dans un passage que nous avons cité un peu plus haut, celui-ci écrivait en ce sens que la pitié « détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui- même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs136 ». Rappelons également ce passage du tout début du discours : « tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner préférence à lui-même137 ». La force par laquelle s’impose la loi naturelle dépend en cela de la façon dont les intérêts de chacun s’harmonisent ou entrent en contradiction. Dans ce dernier cas, la pitié est étouffée et l’amour de soi affirme sa primauté. Tout se passe comme s’il existait au sein du droit naturel une clause qui permettait de s’en soustraire.

Nous avons déjà montré que l’existence de l’homme à l’état de nature devait se caractériser selon Rousseau par une remarquable indépendance. Or c’est cette indépendance qui fait de cette situation, précisément, une exception. C’est elle qui y empêche que les intérêts des uns et des autres ne se croisent et ne se contredisent, et que la pitié soit contrainte au silence. Dans l’état de nature, en effet, « l’homme ne connait que lui; il ne voit son bien être opposé ni conforme à celui de personne138 ». C’est donc l’indépendance qui permet dans l’état de nature cette union étroite de la justice et de la poursuite de son propre bien. L’indépendance naturelle représente ainsi la condition première de la préservation de la « bonté » de la nature humaine, de l’adhésion de son existence à la loi naturelle.

Une fois que le mouvement de l’histoire commencera à s’imprimer dans le tableau statique de l’état de nature, les pièces fondamentales de ce « système » de pensée pourront être mises en relation dynamiquement, de manière à constituer une philosophie de l’histoire. Très

135 Cf. R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 48; voir aussi E. Grace, « Built on Sand: Moral Law in

Rousseau’s Second Discourse », p. 174.

136 Discours sur l’inégalité, p. 156. Nous avons rajouté les italiques au texte original.

137 Ibid., p. 126. Nous avons rajouté les italiques au texte original. Voir aussi Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (p. 602) et

ce passage des Fragments politiques (p. 475) : « Les devoirs de l’homme dans l’état de nature sont toujours subordonnés au soin de sa propre conservation qui est le premier et le plus fort de tous ».

succinctement, l’idée de Rousseau est qu’un concours de circonstances put activer la perfectibilité humaine en portant les hommes à nouer des relations qui sonnèrent progressivement le glas de leur indépendance primitive. En effet, l’apparition de relations sociales signifie non seulement le croisement général des intérêts, mais encore, par le développement de la raison et de l’imagination qu’elle occasionne, la montée de besoins artificiels et de passions nouvelles rendant inévitable l’opposition réciproque de ces intérêts. L’union même des hommes porte ainsi le germe de divisions sans nombres. Nous sommes donc maintenant en mesure de comprendre le passage du Manuscrit de Genève avec lequel nous avons ouvert ce chapitre : « [Nos] besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux139 ». Cette opposition des intérêts doit alors étouffer la pitié et faire dévier l’amour de soi de sa direction première en le concentrant, justement, dans les bornes étroites du soi140. Ainsi peut-on prétendre que la société « corrompt » l’homme. Puisqu’elle affaiblit considérablement la voix de la nature, les hommes s’en détournent. Dans le développement de la vie sociale réside un paradoxe bien singulier : à mesure que les hommes acquièrent assez de raison pour concevoir la loi naturelle, « le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes141 ». La vie sociale est ainsi en quelque sorte mal fondée, puisqu’elle tend à asphyxier ce qui pourrait rendre l’homme apte à une sociabilité saine.

139 Manuscrit de Genève, p. 282.

140 Soi et moi sont ici utilisés comme des synonymes.

Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de