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Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés

II. Des liens sociaux noués par la sensibilité « positive »

Cependant, il semble que sous la plume de Rousseau la sociabilité puisse être dite « naturelle » en un autre sens. Si le plus souvent la sociabilité a pour effet d’altérer et de pervertir la bonté naturelle de l’homme, il semble qu’elle puisse aussi la préserver, et ce, bien que ce soit sous une forme qui diffère tout à fait de celle qu’elle avait à l’état de nature. Les liens sociaux peuvent en effet se fonder sur « le premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature151 », c’est-à-dire la pitié152. Pour comprendre ce point, il nous faudra approfondir la généalogie rousseauiste des passions humaines, présentée par diverses esquisses dans de nombreuses œuvres.

Rousseau identifie, dans le deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, une sensibilité « active et morale » chez l’homme, « qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers153 ». L’amour que nous nous portons aurait pour conséquence immédiate de nous faire éprouver comme un plaisir le sentiment de notre propre existence154. Il s’en suit selon Rousseau qu’il y a en notre âme un désir naturel de renforcer le sentiment de notre existence, c’est-à-dire un désir d’éprouver que notre existence croît, qu’il y a chez elle un mouvement d’expansion par lequel elle se dilate tout en s’intensifiant. On lit ainsi dans un fragment que « tout ce qui semble étendre ou affermir notre existence nous flatte, tout ce qui semble la détruire ou la resserrer nous afflige155 ». Voilà quelle serait la source primitive de toutes nos passions. L’action de l’imagination est ici déterminante, puisqu’elle épouse la pente naturelle de l’amour de soi en donnant à l’existence de l’homme une extension cruciale : elle étend sa sensibilité au-delà des bornes de son corps. Ainsi des riches, qui, dans le Discours sur

151 Émile, p. 505.

152 « Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments

convenables à notre nature, et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce ; car à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes, au lieu de les rapprocher » (Émile, p. 600). Ces autres « sentiments innés, relatifs à notre espèce », sont, à n’en pas douter, ceux qui dérivent de la pitié.

Parmi les nombreux commentateurs ayant développé l’idée d’une sociabilité basée sur la pitié, Masters a très bien fait voir que le Discours sur l’inégalité et l’Émile convergeaient sur ce point. Cf. R.D. Masters, The political philosophy of

Rousseau, pp. 44-53.

153 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 805.

154 Les rêveries du promeneur solitaire, pp. 1046-1047.

155 Fragments divers, p. 1324. Parmi les commentateurs, Gouhier a consacré plusieurs pages remarquables à l’étude

des mouvements d’expansion et de resserrement qui caractérisent le sentiment de l’existence chez Rousseau. Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, pp. 107-117.

l’inégalité, sont « sensibles dans toutes les parties de leurs biens156 ». L’imagination étend de même la sensibilité de l’homme sur ses semblables : elle fait d’eux, comme l’écrit cette fois Manent, « une part sensible de lui-même157 ». Leurs faits et gestes, leurs dires ou encore leurs jugements agissent sur sa sensibilité sans que son corps soit touché physiquement. Lorsqu’étendre sa sensibilité signifie simultanément se retrouver partout hors de soi, et ainsi se sentir exister dans ses semblables, alors le sentiment de l’existence n’est pas seulement éprouvé avec plus de force; la naissance d’un ensemble de passions aimantes et douces, capables de nouer les liens d’une sociabilité saine, devient par surcroit possible158.

On aura reconnu dans ce dernier cas de figure le mécanisme par lequel l’amour de soi se mue en pitié. Dans le cas où l’extension de la sensibilité s’accompagne d’une dilatation du moi, on se transporte hors de soi et l’on se sent souffrir dans autrui. Une multitude de passions affectueuses peuvent alors être générées, passions qui sont toutes considérées par Rousseau comme des manifestations différentes de la pitié. Citons là-dessus le Discours sur l’inégalité : « En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espère humaine en général? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose, que de désirer qu’il soit heureux159 ? » Tout comme la pitié constitue une réfraction de l’amour de soi, à leur tour la générosité, la clémence, l’humanité, la bienveillance et l’amitié se révèlent des modulations de la pitié. Une sociabilité se nouant par de telles passions peut bien alors être qualifiée de naturelle, car il « est très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui160 ». Cette sensibilité « positive », comme l’appelle parfois Rousseau, agit chez les hommes de manière analogue à l’attraction qui

156 Discours sur l’inégalité, p. 179. C’est la zone du mien, pour reprendre une expression de Burgelin. Cf. P. Burgelin,

La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, p. 151.

157 Pierre Manent, Naissances de la politique moderne, Gallimard, coll. « tel », Paris, 2007, p. 211.

158 C’est l’idée derrière l’éducation morale d’Émile : conjuguer l’extension de sa sensibilité aux autres êtres à une

disposition à s’identifier à eux : « Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous donc à faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des objets sur lesquels puissent agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui (…)? » Cet expédient ne lui permet pas seulement de gouter avec bonheur le sentiment de son existence, il permet aussi d’ « exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes ». Émile devient par là capable d’une sociabilité saine. Cf. Émile, p. 506.

159 Discours sur l’inégalité, p. 155. Voir aussi p. 219.

lie les différents corps dans la théorie newtonienne : elle les attire les uns vers les autres. Le besoin161 n’est donc pas le seul fondement des relations humaines; celles-ci peuvent aussi s’établir sur la base de passions aimantes dérivant de la pitié. « [Nous] nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y voyons bien mieux l’identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection162. »

On voit tout de suite cependant que puisque ces passions aimantes dérivent de la pitié, elles sont soumises à son talon d’Achille : elles ne sauraient lier les hommes si leurs intérêts s’opposent. L’homme cherche en effet à « s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui163 ». Or, selon la perspective rousseauiste, le plus souvent, en société, les rapports humains ne s’accordent pas selon l’heureuse doctrine de l’intérêt bien entendu. Nous trouvons en effet « notre avantage dans le préjudice de nos semblables », et « la perte de l’un fait presque toujours la prospérité de l’autre164 ».

Les uns veulent des maladies, d’autres la mortalité, d’autres la guerre, d’autres la famine; j’ai vu des hommes affreux pleurer de douleur aux apparences d’une année fertile, et le grand et funeste incendie de Londres fit peut-être la fortune à plus de dix mille personnes. (…) Si l’on me répond que la société est tellement constituée que chaque homme gagne à servir les autres, je leur répliquerai que cela serait fort bien s’il ne gagnait encore plus à leur nuire. Il n’y a point de profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement, et le tort fait au prochain est toujours plus lucratif que les services165.

À mesure que la raison et l’imagination de l’homme se perfectionnent, ses désirs s’enflamment et surpassent ses besoins naturels, le rendant dépendant, pour leur satisfaction, du concours de ses semblables. Mais le croisement graduel des intérêts les dispose de telle manière qu’ils se mettent à s’opposer. On voit l’opposition marquée se dessinant ici entre Rousseau et les penseurs libéraux. L’harmonie de la société ne peut naitre de la réciprocité des services que se

161 Rappelons ici la distinction que nous avons effectuée au Chapitre 1. Les besoins naturels (physiques) sont selon

Rousseau insuffisants pour porter les hommes à entrer en société. Mais les désirs qu’éprouvent les hommes dont les facultés se sont déployées sous l’effet de la perfectibilité sont infiniment plus vastes. Ainsi, il est selon Rousseau à la fois vrai de dire que le besoin lie les hommes, et faux de dire que les hommes sont entrés en société pour garantir la satisfaction de leurs besoins naturels.

162 Émile, p. 503.

163 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805-806. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 164 Discours sur l’inégalité, pp. 202-203.

rendent les particuliers166. En effet, l’existence de peines, de maux ou de manques constitue la condition de possibilité des échanges de services tout comme des profits générés par ceux-ci, de sorte que l’intérêt du marchand d’arme réside avant tout dans le déclenchement de conflits, et celui de l’apothicaire dans la prolifération des maladies. De plus, puisqu’il n’y a « point de profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement », l’intérêt, lorsqu’il est bien compris, n’oblige nullement les uns à travailler au bien des autres pour pouvoir faire le leur; il les incite plutôt, en pratique, à trouver leur compte dans le malheur d’autrui. C’est ainsi que les échanges, mutuellement avantageux en apparence, favorisent en quelque sorte le désir secret du malheur de son prochain. Voilà pourquoi, dans la préface au Narcisse, Rousseau écrit en note de bas de page que la force des liens de l’intérêt s’avère pour ainsi dire inversement proportionnelle à celle des liens basés sur l’affection : « On ne peut resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant167 ».