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Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés

IV. La cristallisation de l’inégalité dans et par le pacte social

Cette forme de sociabilité viciée se révèle cependant précaire. Comme chacun se rapporte aux autres précisément parce qu’il ne se soucie que de lui-même, Rousseau considère vraisemblable la naissance d’un conflit généralisé.

Graduellement, on s’approprie de plus amples portions de terre jusqu’à « couvrir le sol entier224 ». Or la propriété implique la délimitation des terres et donc « l’exclusion des non- possesseurs225 », c’est-à-dire des pauvres, désormais contraints pour survivre de ravir leur subsistance. Les riches, de leur côté, ne peuvent à partir de ce moment accroitre leur patrimoine que par la conquête de celui de leurs voisins. L’exacerbation de la contradiction entre les intérêts des uns et des autres rend tout à fait impuissantes la pitié et les passions qui en dérivent; elles n’ont plus la force de lier les hommes, ni de leur inspirer une conduite conforme à la loi naturelle226. Les relations sociales s’effondrent alors dans le conflit. Le « second » état de nature tourne à l’état de guerre hobbesien, et l’homme devient un « loup227 » pour l’homme. C’est par ce scénario que Rousseau s’explique qu’ait pu se faire sentir la nécessité de l’institution d’un pouvoir politique.

Dans cette reconstitution des débuts de l’histoire de l’humanité, il est intéressant de constater que chaque grande étape de la genèse de la notion de droit accompagne la suppression graduelle de la paix dans l’état de nature. Rappelons que la prétention d’avoir « droit » à la considération de ses semblables, nourrie par l’amour-propre et émergeant dès l’échange des premiers regards, attise le feu des conflits individuels en rendant possibles les vexations de l’orgueil. De même, la prétention de s’approprier de plein droit par le travail une étendue de terre contribue, comme nous venons de le voir, à la métamorphose des passions nouant les relations humaines, par laquelle la sensibilité négative supplante la sensibilité positive. Le basculement de l’état de nature dans la guerre de tous contre tous est rendu possible, de surcroit, parce que riches et

223 P. Manent, Naissances de la politique moderne, p. 215. 224 Discours sur l’inégalité, p. 175.

225 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 349. 226 Discours sur l’inégalité, p. 176.

pauvres font en effet « de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui228 ». En apparaissant, le droit du plus fort, en d’autres mots, entre en conflit avec le droit du premier occupant. Il n’est dès lors pas étonnant que Rousseau ait cru vraisemblable, comme ses prédécesseurs, qu’une pacification des relations humaines ait exigé une entente et un consentement général à des règles de justice communes, soit un pacte social.

Mais il y a une rupture manifeste au sein même de cette continuité. Comme Derathé le fait remarquer, pour « Locke, Hobbes, et les juristes du droit naturel, le problème du fondement de l’État se confond avec celui de son origine229 », de sorte que le moment historique crucial de la ratification du pacte social constitue simultanément le relais par lequel la société politique acquiert sa légitimité. Contrairement à ses prédécesseurs, Rousseau opère un détachement de l’enquête historique sur les origines de l’État de l’enquête juridique sur ses fondements légitimes. En effet, le pacte social de l’histoire hypothétique et vraisemblable qu’il s’efforce de constituer, bien que similaire à celui proposé dans le Contrat social, ne lui est pourtant pas identique. La scission du fait et du droit, opérée dans toute la seconde partie du Discours sur l’inégalité, atteint ici son paroxysme. Il y aura dans l’œuvre de Rousseau deux pactes sociaux. L’un représente l’acte de naissance de la société civile; il constitue son origine historique vraisemblable. L’autre, intemporel, permet de juger du premier; il constitue l’étalon de mesure de la légitimité des diverses sociétés politiques230. Le premier parachève la corruption du lien social en le pacifiant, et érige une société inique sur les ruines de l’état de nature. Le second, enfanté par la raison, rétablit sur « d’autres fondements231 » les règles du droit naturel, et constitue la base du droit politique.

Rousseau innove donc là où il s’avère le plus manifestement héritier d’une tradition antérieure. Il se différencie encore d’une deuxième façon. Les théoriciens célèbres de l’école du droit naturel se représentaient en effet essentiellement le contrat social comme un pacte de soumission analogue au pacte d’esclavage. Grotius écrit là-dessus : « Il est permis à chaque homme en particulier de se rendre esclave de qui il veut, comme cela parait par la Loi des anciens Hébreux, et par celle des Romains : pourquoi donc un peuple libre ne pourrait-il pas se

228 Ibid., p. 176. Nous soulignons.

229 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 126.

230 Rousseau dispose donc de deux pierres de touche pour « bien juger de notre état présent ». D’un côté, le

portrait du « pur » état de nature, qui illustre le droit de naturel; de l’autre, les règles du droit politique, qui, dérivant de la nature, sont en revanche fondées sur la raison.

soumettre à une ou plusieurs personnes, en sorte qu’il leur transférât entièrement le droit de le gouverner, sans s’en réserver aucune partie232 »? Pour Grotius, mais aussi pour Pufendorf et Hobbes, c’est l’aliénation volontaire ou forcée de la liberté par le biais d’un consentement qui fonde à la fois le pouvoir du maître sur son esclave et celui du souverain sur ses sujets. Citons là-dessus une nouvelle fois Derathé : « En insistant sur l’analogie entre le pacte qui donne naissance à la monarchie et celui qui institue l’esclavage, les jurisconsultes ont manifestement pour but d’établir la légitimité du pouvoir absolu233 ». La théorie du contrat social, dans sa formulation initiale, n’avait donc nullement le visage libéral et démocratique que lui donnèrent respectivement Locke et Rousseau.

La théorie du pacte de soumission parait à Rousseau déraisonnable selon deux modes : d’un côté, il lui semble historiquement invraisemblable; de l’autre, juridiquement aberrant. Penchons-nous d’abord sur la première critique. Il ne serait nullement raisonnable de penser, écrit Rousseau, « que les peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maitre absolu, sans conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sureté commune qu’aient imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage234 ». Le goût de la liberté, souligne-t-il, ne se perd que par la longue habitude de la soumission. « Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mords, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment le verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point sa tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille235 ». Préserver leur liberté dut donc être l’un des plus chers motifs des hommes sortant de l’état de nature. Mais ce motif légitime ne garantit pourtant pas la rectitude de la convention par laquelle ils durent s’unir. Le scénario d’un conflit généralisé entre les hommes laisse en effet penser que le riche avait plus à perdre à sa perpétuation que le pauvre. Et comme « il est raisonnable de croire qu’une chose ait été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort236 », Rousseau lui attribue donc l’initiative de proposer à ses congénères une convention par laquelle

232 Grotius, Droit de la guerre et de la paix, liv. I, chap. III, § 8, cité dans R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science

politique de son temps, p. 194. Comme le souligne Derathé, cet extrait de Grotius est par ailleurs cité par Rousseau

lui-même début du chapitre qu’il consacre à la réfutation de la légitimité du pacte d’esclavage, au chapitre IV du livre I du Contrat social (p. 355).

233 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 194. Voir aussi pp. 33-48. 234 Discours sur l’inégalité, p. 180.

235 Ibid., p. 181. 236 Ibid., p. 180.

ils s’uniraient et pacifieraient leurs relations. À cette étape de sa narration de l’histoire hypothétique du genre humain, Rousseau change de procédé; il « invente des personnages et leur fait jouer une scène symbolique237 ». L’intention qui semble avoir présidé à la composition de cette scène où les hommes s’unissent semble avoir été de condenser et de rendre manifeste ce qui fait selon lui l’essence de la société politique : une tromperie, par laquelle le riche emploie en sa faveur « les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient », c’est-à-dire les pauvres, et fait « ses défenseurs de ses adversaires ». Par une prosopopée, il donne le détail du discours par lequel le riche parvint à séduire les pauvres :

Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient : instituons des règlements de justice auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fasse exception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs, et nous maintienne dans une concorde éternelle238.

La prosopopée du riche expose les conditions de l’association politique, conditions capables d’arracher à une foule « grossière » son consentement à l’union. Elle stipule, en résumé, que la soumission à des lois générales obligeant sans exception tous les membres du corps social rendra possible la défense commune contre l’oppression, de même que celle des biens, de la liberté et de la vie de chacun239. Il convient de remarquer que ces raisons sont celles que Rousseau considère lui-même dans le Contrat social au fondement du régime politique légitime. La fin de la société politique est identique au motif capable de pousser la volonté individuelle à consentir à s’associer, et ce motif ne saurait être autre que celui « d’assurer les biens, la vie et la liberté de chaque membre par la protection de tous240 ». Le vice de l’association ne se situe donc pas dans les conditions en vertu desquelles elle se scelle. Il faut plutôt le chercher dans l’agencement du corps social au moment de la conclusion du pacte. En effet, l’égal droit à la propriété s’applique à des possessions alors inégales, de sorte que le pacte constitue une imposture dont profite principalement le riche241. Comme Rousseau l’écrit dans le Contrat

237 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 350. 238 Discours sur l’inégalité, p. 177.

239 Ibid., p. 180.

240 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Contrat social, p. 360.

241 On serait tenté d’affirmer que cette imposture constitue une institutionnalisation du jeu du paraître que nous

social : « Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien242 ». On lit encore dans l’Émile : « L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, et celui qui a, contre celui qui n’a rien243 ». Autrement dit, recevant le sceau du droit, les inégalités économiques se transfigurent. Le respect de la propriété devient une « maxime244 » de conduite, un devoir, si bien que les forces entières du corps social sont employées à la défendre.

Les conditions sont réunies pour que les inégalités économiques se creusent et se métamorphosent progressivement en de profondes inégalités politiques245. Structurées par leurs inégalités, les sociétés politiques prennent alors avec le temps l’aspect du despotisme le plus hideux246. Si donc il est invraisemblable qu’un pacte de soumission ait inauguré les sociétés politiques, en revanche, les termes de ce pacte expriment parfaitement la forme à laquelle elles tendent nécessairement et structurellement; le pouvoir absolu d’un seul représente l’aboutissement de leur histoire, de sorte qu’elles se retournent finalement contre le but qu’elles devraient pourtant poursuivre.