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La validité et la fidélité dans une recherche quantitative et qualitative ne peuvent être jaugées à la même aune, car elles procèdent de principes ontologiques (définition de la réalité) et épistémologiques (rapport sujet connaissant et objet à connaitre) différents. Dans le réalisme, la réalité existe en soi, extérieure à la conscience, tandis que chez les constructivistes, elle est inséparable de la conscience des acteurs, et ne peut être saisie de façon indépendante. Le premier paradigme sous-tend une possibilité d’objectivité quand le second la croit impossible. Juger donc de la validité d’une approche constructiviste à partir de l’objectivité entendue comme la distance du chercheur avec son objet est un non- sens. Lincoln et Guba (1985) (voir aussi Creswell & Miller, 2010) ont proposé des critères d’évaluation propres aux méthodes qualitatives synthétisés dans le tableau VI suivant.

Tableau VI : équivalence des critères de scientificité en méthode qualitative

Méthodes quantitatives Méthodes qualitatives

Validité interne : exactitude des relations entre observation et interprétations

Crédibilité : restitution et collaboration, validité référentielle (autres études) Validité externe (généralisation) : les

conclusions sont appliquées à d’autres

Transférabilité : pertinence de l’échantillon théorique

Fidélité : indépendance des observations et interprétations par rapport à la

personnalité du chercheur et du temps

Constance interne : triangulation

objectivité Fiabilité : indépendance par rapport à

l’idéologie

La validité interne (crédibilité) des données renvoie à la sincérité des enquêtés et à l’adéquation de leur discours avec la réalité vécue. L’enquête, et de façon générale la recherche en science sociale, est soumise à des conditions socio-historiques de production, qui peuvent entacher plus ou moins profondément, de façon consciente ou inconsciente la crédibilité des acteurs. Ainsi, il n’est pas exclu que la perspective d’un emploi actuel

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(manifestants recrutés à l’armée) ou prochain chez les manifestants et la légitimation de leur lutte dans le champ politique aient conduit à sublimer leur prouesses tout en diabolisant l’ancien régime et ses forces de sécurité. Leur discours est souvent tissé autour d’une lutte mythique, dans laquelle ils se présentent comme des manifestants inoffensifs confrontés à une terrible répression. Les mêmes enjeux sont présents chez les policiers. L’ancienne bureaucratie policière a été remaniée en profondeur par le nouveau pouvoir pour installer ses propres hommes ou mettre à l’écart ceux accusés de n’avoir pas été professionnels dont certains emprisonnés. La distance face à l’ancien régime peut apparaitre dans un tel contexte comme une justification des promotions reçues et une conformité au nouvel ordre politique.

La crédibilité des enquêtés peut être inférée à partir du niveau de collaboration obtenu. Les indices de l’engagement étant : l’attitude manifestée (intérêt) durant tout l’entretien, l’abord spontané des questions de violence, la longueur des développements consacrés à cette question, les réponses articulées autour de sa propre expérience. Tous les participants n’ont pas été collaboratifs, notamment les policiers. Un petit nombre de sujet (exclu de l’échantillon), se sont refusés à tout commentaire, d’autres se sont exprimés de façon laconique. Mais dans la grande majorité, les entretiens se sont déroulés de façon chaleureuse avec un grand engagement des participants : certains se sont déplacés à mon domicile pour l’entretien, ils n’ont pas hésité à me référer d’autres personnes. D’autre encore, des policiers, étaient très enthousiastes à donner leur point de vue et ont exprimé leur colère face à des autorités et des défenseurs de droits de l’homme qui ne daignent jamais écouter leurs versions des faits. De plus, la comparaison des entrevues effectuées lors de la codification axiale a fait ressortir une grande concordance intragroupe entre les propos des participants ; ce qui renforce la crédibilité des acteurs.

La certitude en la validité des données aurait été plus grande si l’enquête avait fait l’objet d’une restitution aux participants ou s’ils avaient été comparés à d’autres études réalisées sur la même population et sur le même sujet. Dans le premier cas, cela aurait permis aux participants de juger de la concordance entre les interprétations du chercheur et leurs propos, de mesurer leur niveau d’adhésion ou d’opposition aux résultats présentés. Dans le second cas de mesurer les résultats obtenus avec ceux d’autres études, la concordance

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étant en la matière un gage de crédibilité. Il en découle, faute d’avoir pu effectuer la restitution et la comparaison, que la crédibilité n’a pu être attestée avec rigueur et ne repose que sur quelques faibles indices (engagement et concordance).

En demandant aux acteurs, comme le fait cette étude, de relater des événements survenus deux ans plus tôt, voire dix ou vingt années en arrière, pose le problème de la fidélité de la mémoire et, de façon générale, de l’instrument de mesure (entrevue). La nature rétrospective des données ne permet pas de se prémunir contre l’oubli, les rationalisations a posteriori et la longueur du temps écoulé entre les dates des évènements et le début de l’enquête peut permettre l’élaboration, par les intellectuels organiques, d’un discours hégémonique, véhiculés par la presse partisane et responsable d’une harmonisation des vues militantes. Dans la police, ce discours institutionnel peut prendre la force de récits spécialement conçus pour le monde extérieur. D’autres distorsions ont pu être introduites par la relation entre enquêteur et enquêtés. Le besoin de montrer une image positive de soi (biais de désirabilité sociale) a pu conduire certains à occulter leur propre rôle dans la violence. D’autres ont sans doute servi ce qu’ils croyaient être les attentes du chercheur. Aussi les données recueillies et analysées dans cette étude ne doivent pas être considérées comme des vérités pures. Elles ne sont pas détachables de la relation d’entrevue et forment un tout indistinct avec les altérations induites par le temps, les contaminations du chercheur et les enjeux socio-politiques actuels dans lesquels sont pris les acteurs.

Cela dit, l’importance des biais sur la qualité des données ne doit pas être surestimée. Si comme l’affirme Becker (1970) la réussite d’une entrevue est généralement associée à son contenu cynique2, on peut attester de la fidélité (consistance interne) des entrevues

réalisées. La grande majorité des répondants tient un discours plus cynique que romantique. Les manifestants ne se conçoivent pas comme des victimes innocentes de la police. Leurs récits vont généralement dans le sens contraire à la désirabilité sociale et des enjeux actuels. Ils évoquent les violences qu’ils ont commises et confessent des actes d’une extrême cruauté. Ainsi, de cette scène, racontée par un des manifestants, où un policier est égorgé vif. Contrairement à la doxa officielle qui accable l’ancienne hiérarchie policière,

2« An interview is frequently judged successful precisely to the degree that it

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les policiers sont plutôt solidaires de leurs anciens collègues et insistent, pour nuancer le tableau, sur la violence des manifestants de la Fesci et du RDR. Leurs discours sur leurs différents styles de maintien de l'ordre sont en général crus. S’ils récusent l’utilisation fréquente des armes à feu, ils admettent en revanche un usage quasi- systématique de la force conventionnelle envers les manifestants récalcitrants de sexe masculin. La multiplication des sources d’information, notamment la triangulation effectuée avec les entretiens des manifestants, les entretiens des policiers, les rapports d’enquête des défenseurs des droits de l’homme et les vidéo de manifestations postées sur les réseaux sociaux ont permis de constater une grande concordance entre les sources et leurs complémentarité. Les oublis des dates précises des évènements par les participants ont pu être comblés par les rapports d’enquête. La triangulation a également permis, par la confrontation des sources, de débusquer quelques propos idéalistes ou mensongers.

L’application des résultats de cette étude à des sujets connexes, sa validité externe (transférabilité) reste faible. En effet, bien que l’échantillonnage théorique ait été saturé, des acteurs importants intervenants dans le maintien de l'ordre, en l’occurrence les gendarmes, les militaires et surtout les miliciens et les contre-manifestants, n’ont pas fait partie de l’étude. On peut supposer sur la base de certains indices que l’inclusion des gendarmes et militaires n’aurait rien apporté de nouveau au plan théorique sur la participation des forces de sécurité formelle, car ils partagent avec les policiers, un même statut (militaire), des méthodes identiques en matière de maintien de l'ordre : formation commune, règles d’engagement communes, opérations communes et sont tous cités, certains plus que d’autres, dans les rapports des défenseurs des droits de l’Homme. L’absence par contre des miliciens et des contre-manifestants est plus problématique, car ils se distinguent sur bien des coutures des acteurs formels de la sécurité : ils sont accusés de commettre plus de violences que les autres, ont des motivations différentes, ne sont pas formés au maintien de l'ordre et ne jouissent pas de la légitimité et de l’autorité attachées aux forces légales. Il va sans dire que ce qui vaut pour les policiers ne vaut pas pour les acteurs informels de l’ordre. Les conclusions de cette étude concernant les policiers ne valent en toute rigueur que pour la police, elles peuvent avec précaution s’étendre aux forces de sécurité formelles, mais aucunement aux acteurs informels que sont les miliciens et les contre-manifestants.

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De l’autre côté des barricades, l’échantillonnage théorique a omis un acteur de taille, les manifestants de la Fesci. Ceux-ci forment avec le RDR les deux organisations qui ont les affrontements les plus meurtriers avec les forces de sécurité. Cette exclusion limite la portée de l’étude et sa généralisation. Les données recueillies auprès des manifestants du RDR ne reflètent par conséquent que le point de vue et l’expérience de cette organisation. En somme, l’enquête aurait eu une plus grande complétude, si elle avait inclu les acteurs informels du maintien de l'ordre (miliciens et contre-manifestants) et la Fesci, cette autre organisation dont les manifestations sont émaillées de violence. La non exhaustivité du principe de diversification de l’échantillon a pour conséquence que les résultats obtenus restent limités dans leur portée et ne peuvent être transférés aux acteurs omis, encore moins à des contextes autres. Cette thèse peut être considérée comme une étude de cas sur la violence dans les interactions entre le RDR et la police de l’ordre (CRS, BAE). Les processus psychosociologiques fondamentaux qu’elle met en évidence devront dans les études ultérieures être mis à l’épreuve de la réalité des acteurs omis et sur d’autres pays afin de valider leur prétention à être des théories.

En outre, cette étude comporte un biais masculin. L’absence des femmes dans l’échantillon est liée au fait qu'elles se sont peu illustrées dans l’usage de la violence physique. Les forces de sécurité publiques, notamment les unités d’intervention n’emploient pas de femmes aux opérations de maintien de l'ordre. Quant’aux manifestantes, c’est surtout sur le plan de la violence symbolique qu’elles se sont distinguées, en transformant les attributs de la violence structurelle, qui les confine dans cette société patriarcale aux pénates, en arme de résistance contre le pouvoir. Elles ont ainsi organisé des manifestations où elles ont opposé, aux gaz lacrymogènes et kalachnikovs, la force symbolique de leurs corps dénudés et l’exhibition de petites culottes (« kodjos rouges »), censées « maudire » les forces de l’ordre. Elles ont fait échouer plusieurs tentatives d’enlèvements nocturnes de leaders de l’opposition par de simples cliquetis de casseroles qui en alertant le voisinage ont fait fuir les ravisseurs. Cependant, sur le plan de la violence physique, elles ont rarement été actives pour lapider, casser, bruler, piller ou frapper. Le capital de brutalité nécessaire à ces types de performances les laisse quelque peu dépourvues et leur action a souvent été passive : elles ont accompagné les hommes et subies les violences collatérales. Il est possible que certaines aient joué un rôle de meneur et qu'elles auraient pu, à ce titre,

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figurer dans notre échantillon d’étude, mais de telles personnes restent rares et difficiles à trouver.

Enfin, le pendant de l’objectivité en méthode qualitative est l’indépendance par rapport aux idéologies ou encore l’évitement du sentimentalisme (Becker). « L’objectivation participante » selon Bourdieu (2003) est la condition de l’élévation au statut de science. Le chercheur doit ainsi se dédoubler, participer pleinement à la vie de son objet d’étude et disposer en même temps d’assez de ressource pour s’en extraire le temps d’une analyse. Il doit ainsi s’infliger la question de ces passions en se livrant à une autoanalyse (Bourdieu, 2004). Il est difficile de garder une position de neutralité entre manifestants et force de sécurité. Mes engagements dans la lutte politique pour les libertés et mon militantisme passé au sein du RDR (parti politique au pouvoir) dont les militants ont constitué mes interlocuteurs, est peut-être ce qui a facilité mon terrain.

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CHAPITRE III

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Le répertoire politique d’un pays est constitué par l’ensemble des modes d’action que les acteurs utilisent dans le champ politique. Selon Charles Tilly et Sidney Tarrow :

Les répertoires évoluent selon deux grands types de processus : soit dans le tourbillon de ces périodes où toute la politique bouge très vite, soit par une suite de modifications modestes d’éléments structurels. Les processus du premier type sont plus spectaculaires et ils produisent parfois un tournant durable, mais ils sont aussi plus aisément récupérés ou réprimés lorsque les autorités reprennent le contrôle de la situation. Les changements progressifs sont moins spectaculaires, découlent de facteurs évoluant lentement, mais se maintiennent souvent plus longtemps (Tilly & Tarrow, 2008 : 49).

L’évolution du répertoire ivoirien avec l’émergence des manifestations de protestation appartient au processus du premier type. Elle fut rapide et, comme partout ailleurs en Afrique, suscitée par l’élan démocratique consécutif à la chute du mur de Berlin. 1990 marque en effet une rupture radicale avec les années antérieures dans le rapport à la rue et son usage comme mode de contestation du pouvoir (Lafargue, 1996). C’est à cette date que débutent les grandes manifestations de masse contre le pouvoir. Leur succès, conjugué aux pressions internationales (Akindes, 1996) conduiront à la proclamation du multipartisme, installant le pays dans la voie de la transition démocratique. Ces premières manifestations fondatrices mobiliseront des thèmes, des enjeux, des acteurs encore présents dans la société actuelle ; de même que les formes qu’elles emprunteront seront ritualisées : les marches vers le palais présidentiel, la destruction des feux tricolores et des domiciles des autorités politiques, etc. font partie des invariants des manifestations contemporaines.

Ce chapitre a pour objectif de fournir des repères permettant de comprendre le fonctionnement du champ des manifestations en Côte d'Ivoire. Il se compose de quatre parties. Les trois premières, portent successivement sur les champs économique, politique et culturel, et visent à cerner les principaux enjeux et acteurs qui émergent pour l’essentiel au début du multipartisme en 1990. La dernière partie est une description des principales manifestations de crise survenues durant la décennie 2000 et dont la particularité est d’avoir occasionné de nombreuses victimes.

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