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Après demande et obtention d’une autorisation de recherche auprès de la police ivoirienne, j’ai entamé un travail de terrain qui s’est déroulé en deux temps. Un premier voyage exploratoire en janvier 2012 (du 4 au 23) m’a permis de rencontrer les autorités policières et effectuer trois entrevues avec des policiers, tous connus par le biais de contacts personnels. Le reste des entrevues a été effectué au cours de mon second voyage en 2013 (février à avril). L’autorisation de recherche ne donne pas un accès immédiat aux hommes. La police est une institution très hiérarchisée où le plus bas dans l’échelle doit obtenir l’ordre de son supérieur immédiat avant de s’exécuter. Il a donc fallu, muni de ce permis de recherche, signé du cabinet du ministre, redescendre toute la chaine de commandement policière, du directeur des unités d’intervention aux sous-officiers, en respectant scrupuleusement l’ordre de la chaine.

Si cela a été fastidieux et par moment agaçant, le respect dû au rang a empêché que l’étude ne soit bloquée à un stade intermédiaire. L’accord du ministre, autorité de tutelle, a eu un

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effet domino sur tous les autres échelons inférieurs. Cependant, malgré les ordres reçus, certains officiers ont usé de dilatoire, afin d’empêcher l’accès à leurs subalternes. Dans ces cas, il a suffi d’informer le supérieur hiérarchique des agents concernés pour que ces derniers se ravisent. Dans l’ensemble, le contact avec l’institution policière a été assez cordial au point de questionner la pertinence actuelle de l’idée que la police soit une institution fermée au regard extérieur (Brodeur, 2003).

Sans doute ai-je bénéficié d’une conjoncture favorable. En 2012, lorsque débute cette enquête, la Côte d'Ivoire vient de connaitre un changement de régime, le nouveau n’ayant pas encore à son actif de manifestations sanglantes. De plus, le pouvoir a été obtenu de haute lutte, grâce notamment à une longue liste de martyrs tombés au cours des grandes manifestations de la décennie passée. Par conséquent, les nouvelles autorités politiques et policières n’avaient objectivement rien à craindre d’une telle étude qui au demeurant ne pouvait que flétrir davantage la réputation du régime précédent. Mais, peut-être aussi faut- il saluer l’ouverture d’esprit des signataires de l’autorisation. Sur le terrain, j’ai rencontré des officiers et sous-officiers aux ordres exigeant, avant toute participation, l’autorisation de leur supérieur immédiat, mais livrant leur expérience sans tabou et avec sincérité, une fois l’ordre reçu.

Les rencontres avec les manifestants ont été plus aisées. Je pouvais en effet m’appuyer sur un réseau d’anciens amis membres du parti au pouvoir, principal organisateur des manifestations des dix dernières années. J’ai été d’autant mieux accueilli que j’avais partagé leur conviction politique et milité à leurs côtés durant plusieurs années. Je pouvais en outre bénéficier, et peut-être cela fut-il déterminant, d’un patronyme nordique qui indiquait, dans un pays où l’obédience politique rime avec l’ethnie, que j’étais des leurs.

Les entrevues ont duré en moyenne de 30 minutes à 2 heures. Plus longues au départ, elles se sont raccourcies au fur et à mesure que l’étude progressait et que la saturation théorique s’approchait. Tous les manifestants ont accepté de se faire enregistrer, contre seulement cinq policiers. Les différences entre les deux groupes se sont également illustrées dans la manière de répondre aux questions. Par exemple, sur la consigne de départ, les policiers entamaient toujours la conversation par une référence à la loi régissant le maintien de l'ordre, comme s’il s’agissait d’un préalable nécessaire. Ils évoquaient ensuite, en des

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termes généraux, la psychologie des manifestants (hostile et pacifique). À l’opposé, les manifestants débutaient l’entretien par la narration d’un événement précis, généralement leur participation à une des grandes manifestations de crise, en mettant l’accent sur les violences subies.

Ces différences dans les récits pourraient s’expliquer par les statuts respectifs des uns et des autres. Le rapport des policiers à la manifestation est principalement professionnel. C’est en tant qu’agent de l’administration qu’ils interviennent. Leur participation repose donc en principe sur la légalité (le principe rationnel-légal, selon Weber), même si d’autres facteurs peuvent par la suite la surdéterminer (zèle, redevabilité ethnique, etc.). La loi est par conséquent la principale source de légitimité de leur action. Par contraste, les manifestants sont mus par des convictions personnelles. Leur mobile d’action repose sur la défense d’une cause ou la conscience de contribuer au changement d’une situation vécue comme inacceptable, d’où la focalisation dans le discours sur les péripéties de l’évènement et plus précisément sur les violences subies.

Le rôle joué dans les manifestations de crise confère un certain prestige que j’ai pu constater lors du recrutement de mon échantillon. Ainsi, les manifestants rencontrés ne référaient que des personnes, qui ont joué un rôle clé lors des évènements et, qui se sont illustrées par leur leadership ou des actes héroïques, comme si la simple participation ne suffisait pas à parler avec légitimité des évènements. Les personnes indiquées étaient des meneurs d’hommes réputés, des stratèges de rue appelés localement des « généraux de rue ». On retrouve pareille démarche avec les policiers : mes contacts personnels m’ont ainsi mis en relation avec des policiers chevronnés qui de leur avis étaient des experts dans le domaine. Mais ce mode de recrutement ne concerne guère que deux des répondants policiers.

Le recrutement de la plupart des policiers s’est fait par un échantillonnage sur place. Ces policiers étaient juste présents sur le site au moment précis où j’obtenais l’autorisation d’enquêter auprès de leur supérieur immédiat. Ainsi, au sein d’un important camp policier, on m’autorisa à interroger qui je voulais. Je pus ainsi, en une seule soirée, m’entretenir avec cinq agents. Une autre fois et dans un autre camp policier, mon interlocuteur invita ses principaux collaborateurs à se joindre à nous. Ce focus group improvisé permit un

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entretien simultané avec six agents dans une ambiance collégiale où les réponses des uns étaient appuyées par les autres et les défaillances de mémoire de certains compensées par la jeunesse d'esprit des autres.

Tous les entretiens ne se sont pas tenus dans l’administration. Les entrevues avec les policiers (4) que m’ont référés mes amis personnels se sont déroulées à mon domicile. Pour les manifestants, seuls les lieux de deux entrevues furent décidés par moi-même, le premier à domicile et le second dans un restaurant de la place. Les autres entrevues se sont déroulées dans les domiciles des répondants.

L’ensemble des entrevues a été retranscrit sur verbatim. Cette tâche fastidieuse a été réalisée à la fin de l’enquête, de retour à Montréal. Les verbatim ainsi obtenus ont été analysés à l’aide du logiciel de traitement QDA Miner selon la technique de la théorisation ancrée.