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Le choix de la méthode qualitative découle de l’objet d’étude qui est de comprendre les logiques et processus par lesquels la violence éclate et s’intensifie au cours des manifestations en interrogeant les principaux protagonistes que sont les forces de l’ordre et les manifestants. La méthode qualitative a un avantage comparatif au plan heuristique, dès lors qu’un objet d’étude porte sur le vécu et les représentations des acteurs sociaux.

Comme l’affirme Poupart (1997 : 175) :

Il existe finalement une opinion largement répandue dans la plupart des traditions sociologiques selon laquelle le recours aux entretiens demeure, en dépit de leurs limites, l’un des meilleurs moyens pour saisir le sens que les acteurs donnent à leurs conduites(les comportements ne parlant pas d’eux-mêmes), la façon dont ils se représentent le monde et la façon dont ils vivent leur situation, les acteurs étant vus comme les mieux placés pour en parler.

Cette méthode a plusieurs qualités métrologiques que l’étude a pu expérimenter. Il suffit d’en mentionner les trois principales. D’abord, voie royale d’accès aux valeurs et représentations, la méthode qualitative offre la possibilité de sonder en profondeur le sens que les acteurs accordent à la violence en faisant émerger les données affectives, normatives et stratégiques qui sous-tendent le passage à l’acte.

Elle permettait ensuite de recueillir le récit des acteurs sur leur participation personnelle aux manifestations, évènements par essence non totalisables qui n’offrent qu’une vue

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partielle aux acteurs. Même en participant à la même manifestation, les expériences restent singulières : certains acteurs verront ou participeront à des scènes (violentes ou non) que d’autres ne verront pas. Les émotions vécues seront également diverses, autant en nature (ressentiment, colère, joie ou regret, etc.) qu’en intensité. Le recours aux méthodes douces (observation et entrevue) permet de recueillir ces témoignages dans toute leur idiosyncrasie. La liberté de parole concédée aux acteurs leur permet de livrer en totalité leur expérience personnelle, ce qu’ils ont vu, vécu et ressenti.

Enfin, la méthode qualitative permet de reconstituer le contexte des pratiques sociales en mettant en relation les interactions des acteurs avec le champ de leur occurrence (contexte politique, économique et culturel), en établissant le lien entre les structures sociales et les marques psychologiques qu’elles impriment aux consciences individuelles. La violence exercée par les acteurs au cours des manifestations peut ainsi être contextualisée et historicisée. En général, la violence dans l’arène politique ne nait pas ex nihilo : elle prend sa source dans des événements et moments critiques situés dans le temps, loin des interactions qui l’actualisent. Les manifestations en Côte d'Ivoire seraient incompréhensibles si l’on ne remontait la pente de l’histoire à ce moment critique qu’a constitué l’ouverture au multipartisme en 1990 dans un contexte de stress économique.

Les principaux instruments qualitatifs utilisés dans cette étude pour le recueil des données sont l’entretien dans sa forme semi-directive et l’analyse documentaire.

Les entretiens non directifs

L’entretien semi-dirigé a été le principal instrument de collecte de données dans cette enquête. Les entrevues ont donc été conduites selon un canevas « ni entièrement ouvert, ni canalisé par un grand nombre de questions » (Campenhoudt et Quivy, 2011 : 171). Ce type d’entretien, à cheval entre la non-directivité et le questionnaire fermé, permet, au répondant, sur les thèmes qui intéressent le chercheur, de parler librement selon son inspiration, dans ses propres mots, voire de déboucher sur d’autres thèmes non prévus dans le questionnaire, à partir de son propre système d’association d’idées.

L’entretien a porté sur les expériences de manifestation, soit en tant qu’agent de la force publique, soit en qualité de manifestant. La consigne de prise de contact était ainsi libellée :

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Je m’appelle Nabi Doumbia, je suis étudiant au doctorat à l’Université de Montréal et effectue une thèse sur les manifestations en Côte d'Ivoire. Peux-tu me parler de ton expérience des manifestations ? Je te rassure que notre entretien restera anonyme et confidentiel. Si tu es d’accord qu’on commence, l’entrevue durera entre 1h et 2h, mais tu es libre de t’arrêter quand tu veux. Je souhaiterais aussi enregistrer notre conversation si cela te convient.

Après l’obtention de l’accord de principe des participants, l’entrevue pouvait démarrer par cette consigne de départ : « comment se déroule une manifestation ? » Il a fallu à quelques occasions reformuler la question de départ ou la répéter tout simplement à la suite de cette réplique récursive « tu veux savoir quoi au juste, les manifestations c’est vague » et ma réponse : « je veux savoir si tu as déjà participé à une manifestation et comment cela s’est déroulé concrètement ». Le guide d’entretien identique pour les manifestants et les policiers portait sur trois grandes dimensions.

Les trois grandes dimensions de l’étude :

1 Le déroulement de la manifestation : actions entreprises du début à la fin de l’évènement, les objectifs poursuivis et les moyens utilisés, les accrochages police- manifestants ;

2 L’organisation et le fonctionnement de la police et des manifestants : caractéristiques de la foule, définition et rôle des meneurs, fonction de la police de l’ordre ;

3 La place occupée par la police dans le système de maintien de l'ordre : rapport avec les autres organisations policières impliquées dans le maintien de l'ordre et rapports avec l’autorité politique.

La première dimension explorée a permis, à partir des récits des acteurs, de reconstituer les séquences que suit la violence au cours des batailles de rue. Elle a également permis d’identifier les facteurs déclenchants et les conditions dans lesquelles se produisent les échanges de coups entre forces de sécurité et manifestants. Les justifications et excuses fournies par les acteurs sur les divers moments où surviennent ces échanges ont, par la suite, donné la clé de compréhension des logiques qui sous-tendent l’usage de la force.

Les réponses recueillies sur la deuxième dimension ont permis de comprendre la manière dont policiers et manifestants se définissent eux même et la perception que les uns ont des

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autres. Des liens ont ainsi pu être mis en évidence entre ces différentes constructions du monde (définition de son groupe et des autres étrangers) et l’attitude exprimée au cours de l’interaction. Cette dimension a fait ressortir, de façon plus tangible, les liens entre les différents styles de gestion des foules adoptés par la police et les signaux émis par les manifestants, à travers leurs attitudes (hostile ou pacifique).

La troisième et dernière dimension a permis la reconstitution du microcosme du maintien de l'ordre, en éclaircissant les relations entre les divers éléments constituant ce système (police, autorités politiques et autres forces de sécurité) et en précisant les pouvoirs de chacun. Les points de vue des manifestants sur ce microcosme ont été utiles pour comprendre leurs attitudes vis-à-vis des autorités politiques et leurs conduites différenciées avec les divers acteurs du maintien de l'ordre, lesquelles attitudes et conduites dépendent du sens qu’ils attribuent à ces acteurs ou aux situations d’interactions avec eux.

Dans l’ensemble, le matériel recueilli au cours des entretiens sur ces dimensions a permis de comprendre l’organisation et le fonctionnement de la police de l’ordre, de distinguer ses différents styles de gestion de la foule (objectif 2) et d’analyser les séquences de la violence (objectif 3). Quant à l’objectif 1, relatif à la compréhension du champ des manifestations, il a été pourvu grâce à la consultation de données de seconde main. La thèse est redevable, pour sur ce point, à des historiens, sociologues et politologues qui ont étudié la Côte d'Ivoire et écrit précisément sur les années 1990, dates marquant l’ouverture au multipartisme.

Les informations fournies par les répondants, sur les trois dimensions explorées durant les entrevues, ont été complétées et triangulées avec d’autres types de données, notamment des documents divers et des vidéos.

L’Analyse documentaire (matériel secondaire : vidéos, documents administratifs) Le matériel qui a servi à la reconstitution des grandes manifestations de crise en Côte d'Ivoire est constitué principalement des rapports d’enquête des organismes de défense des droits de l’Homme, notamment Human Rights Watch (HRW) (2001, 2003, 2011, 2012). Cette ONG américaine a en effet produit un rapport sur les différentes manifestations

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violentes du pays. Ces analyses se recoupent avec les informations provenant d’autres sources : au plan local, la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (2002) ; gouvernemental, les rapports annuels du département d’État américain sur les droits de l’Homme dans le monde ; et intergouvernemental, les rapports d’enquête des Nations unies sur les violations des droits de l’Homme en Côte d'Ivoire.

Les rapports de HRW offrent de précieux détails sur le déroulement des manifestations et particulièrement sur les exactions et violences commises. Ces rapports d’enquête contiennent, en plus de tenir une comptabilité macabre, le recueil de témoignages d’acteurs et victimes directes des exactions commises. La reconstitution des quatre grandes manifestations de crise qui se sont soldées par de nombreuses pertes humaines a été faite essentiellement à partir de cette source.

D’autres documents plus périphériques ont été consultés, même s’ils ne sont pas cités dans les analyses. Il s’agit de vidéos de bribes d’évènements postées sur les réseaux sociaux et visibles sur YouTube. Ainsi, de nombreux actes de violence commis lors des manifestations ont laissé des traces. On peut citer à titre d’exemple, la vidéo de la tuerie des sept femmes d’Abobo ou d’autres films non moins choquants de personnes mutilées par des lances roquettes. Si ces divers documents consultés n’ont pas été exploités, c’est parce ce qu’ils sont fragmentaires, produits spécialement pour susciter l’émoi, et ne donnent aucun détail du contexte de l’événement. Ils ont toutefois permis de corroborer les propos des répondants sur certains faits gravissimes, par ailleurs évoqués dans les rapports de Human Rights Watch, comme l’existence de manifestants munis de lance- roquettes ou de forces de sécurité effectuant du maintien l'ordre avec des engins de guerre. Il est certain, après avoir visionné ces vidéos, que les faits qualifiés, dans la présente thèse, de styles déviants ne relèvent pas de la fable.