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L’objet de cette étude étant de cerner les logiques et processus de la violence dans les manifestations, les personnes les plus autorisées à fournir les renseignements sur le sujet sont celles qui ont effectivement pris part à une manifestation au cours de laquelle la violence est survenue. Par manifestation, on entend ici tout regroupement d’au moins deux personnes sur la voie publique en vue de formuler un grief ou une revendication contre le

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gouvernement, une politique publique ou un organisme public. Quant à la violence, elle est restreinte à sa dimension physique. La manifestation violente est une manifestation au cours de laquelle les actes suivants se sont produits : tir à l’arme à feu, usage de gaz lacrymogènes, bastonnade, bagarre. Les personnes interrogées dans cette étude sont les deux principaux protagonistes de la manifestation, ceux dont l’affrontement physique provoque la violence : les forces de l’ordre et les manifestants.

La population concernée devait, a priori, comprendre les trois principaux acteurs des manifestations identifiés dans la littérature, à savoir les autorités politiques, les forces de l’ordre et les manifestants (Bruneteaux, 1996 ; Fillieule, 1997). Cependant, malgré la prééminence exercée par les autorités politiques dans les systèmes francophones, ceux-ci ne font pourtant pas partie de l’ensemble parent. La raison de cette exclusion est double. D’abord, les autorités politiques n’actualisent pas directement la violence : celle-ci reste l’affaire des manifestants et des forces de l’ordre sur le terrain. La dynamique qui peut alors s’enclencher repose principalement sur les interactions, hic et nunc, de ces deux acteurs dont les témoignages s’avèrent indépassables.

Ensuite, sans minimiser le poids de la tierce partie que constitue le pouvoir politique, il appert que son influence est indirecte transitant par la compétence des policiers (della Porta et Reiner, 1998). Pour peu qu’on s’accorde que les forces de sécurité ne sont pas des automates et qu’ils procèdent à la sélection et l’interprétation des informations avant d’agir, les ordres et autres consignes des autorités politiques ne peuvent être que des variables environnementales, quoique prépondérantes, influençant les attitudes policières et aussi manifestante (l’interdiction de manifester s’adresse aux manifestants). À ce titre, leur influence ne diffère guère, en nature, de celles produites par d’autres facteurs constitutifs de cet environnement, comme la couverture médiatique de l’événement ou l’existence d’instance de plainte contre la police. Bref, l’influence des autorités politiques est primordiale, mais indirecte : elle passe par la réception que font les acteurs de terrain des ordres reçus. Étant donné que cette réceptivité peut varier suivant le niveau d’expertise en maintien de l'ordre, la nature des forces mobilisées (armée, gendarmerie, police ou forces informelles), la nature des liens autoritaires qui lient les exécutants aux donneurs d'ordres (partisans ou administratifs), etc., ce sont donc ces acteurs de terrain qu’il faut

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interroger pour mesurer le poids réel des ordres, la manière dont ceux-ci sont perçus et exécutés. Interroger les autorités aurait produit un effet de redondance, car leur influence est d’emblée perceptible dans les discours policiers. On courait en outre le risque de réifier des ordres qui ne valent en définitive que par les applications qui en sont faites.

La population de cette étude comprend les différentes forces de sécurité publique commises au maintien de l'ordre et les manifestants. Quatre principales forces de sécurité interviennent en Côte d'Ivoire lors des manifestations : les policiers de commissariats, les polices spécialisées au maintien de l'ordre (CRS et BAE), la gendarmerie et l’armée. Seuls les agents des polices spécialisées ont été interrogés dans cette étude. Les policiers de commissariats cèdent généralement le terrain aux forces spécialisées, lorsque la manifestation est d’envergure ou est susceptible de dégénérer en émeute. Leur expérience des manifestations violentes est donc marginale. L’armée et la gendarmerie participent au maintien de l'ordre dans les manifestations violentes. Cependant, le contexte d’après- guerre, dans lequel s’est déroulée l’enquête (2012-2013), ne permettait pas d’obtenir les autorisations nécessaires ni les répondants compétents. Ces corps ont en effet combattu pour le régime déchu. À la défaite, les agents les plus actifs se sont exilés, quand d’autres étaient mutés dans les régions les plus déshéritées du pays. De plus, une ambiance de suspicion sur fond de rumeurs de complots régnait au sein de la grande muette ; ce qui, selon les personnes contactées en vue d’obtenir l’autorisation de recherche, ne permettait pas l’ouverture de l’institution aux regards extérieurs.

Les manifestants forment un groupe assez hétéroclite. Les groupes varient des plus structurés aux plus spontanés. En Côte d'Ivoire, il est de notoriété publique que certaines organisations politiques et syndicales entretiennent une relation conflictuelle avec la police, il s’agit des militants du RDR (rassemblement des républicains) et de l’organisation estudiantine, la Fesci (fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire). Les membres de cette organisation n’ont pu être entendus pour la même raison que l’armée et la gendarmerie. La Fesci a en effet pris fait et cause pour l’ancien régime, se muant en milice à la solde de celui-ci. La défaite militaire a donc enclenché exil et entrée en clandestinité dans leurs rangs. À l’inverse, les militants du RDR, parti qui accède au pouvoir après une décennie de répression, furent accessibles. Ils représentent ici les manifestants.

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Trente-trois (33) entrevues semi-dirigées ont été réalisées au cours de cette enquête. Vingt policiers ont été interrogés parmi lesquels se trouvaient dix officiers et dix gradés. Pour la plupart, ils ont participé à la dernière manifestation de crise du 16 décembre 2010. Les 13 autres, civils, de notre échantillon totalisent en moyenne 14 ans de carrière manifestante et ont participé aux quatre grandes manifestations de crise de la décennie 2000. Cet échantillon de 33 personnes a été constitué par la technique dite de la boule de neige. Nous avons ainsi, à partir de contacts personnels dans les milieux de la police et des manifestants, pu obtenir des volontaires qui ont accepté de livrer leur expérience des manifestations. Ils nous ont ensuite référé d’autres collègues et amis qu’ils ont pris le soin de convaincre, à l’avance, de participer à l’étude. Ces derniers ont à leur tour répondu à nos attentes et proposé d’autres répondants et ainsi de suite jusqu’à l’atteinte des 33 cas.

L’échantillonnage de choix raisonné (purpose sample) convient aux études qualitatives dont la logique de constitution est pour rappel différente de l’échantillonnage en méthode quantitative. L’échantillonnage en méthode qualitative est dit théorique, car ne vise pas la représentativité statistique (logique du nombre), mais plutôt la complétude théorique (logique du sens), c'est-à-dire la présence de toutes les opinions, situations et conditions susceptibles d’éclairer le phénomène. Il évolue en outre tout au long de l’étude selon que le chercheur estime que des aspects du sujet méritent d’être approfondis.

Un bon échantillonnage théorique doit satisfaire à deux exigences : la diversification et la saturation (Pires, 1997). Aussi, les informateurs ont été diversifiés au sein de chaque groupe afin que tous les sous-groupes qui la constituent soient représentés. Dans la police, nous avons varié les répondants en fonction du grade (officiers et sous-officiers) et en fonction de l’unité d’intervention (CRS et brigade antiémeute). D’autres variations naturelles s’y sont jointes comme l’âge et l’expérience professionnelle. Chez les manifestants, la diversification a porté sur le rôle dans la manifestation (meneur, responsable politique,) et la commune de résidence vu que certaines communes ont une réputation de baroudeur (commune d’Abobo) comparée à d’autres (commune d’Adjamé). Les profils des répondants sont également tributaires de la distribution naturelle en fonction de l’âge et de la profession.

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Le principe de la saturation signale la fin de la collecte. Elle est atteinte lorsque le chercheur se rend compte que la poursuite des entrevues n’apporte aucune information nouvelle. Nous pensons avoir atteint le fond avec ces 33 entrevues, ce qui a justifié la fin de la collecte.