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Les plans d’ajustement structurels et l’émergence des manifestations de protestation

1. Le champ économique : la crise des années 1990

1.2. Les plans d’ajustement structurels et l’émergence des manifestations de protestation

En 1990, le gouvernement ivoirien tente d’appliquer les mesures d’austérité du FMI, notamment le 3e programme d’ajustement structurel (Perret, 1994). Ces mesures sont la cause directe des manifestations qui éclatent dans tout le pays, embrassant tous les secteurs d’activité et transformant la rue en un gigantesque lieu de protestation populaire où le régime est conspué au cri de « Houphouët voleur ». L’acte inaugural des manifestations de protestation est cette marche du 2 mars 1990. Selon le récit des évènements que dresse le journaliste Frédéric Grah Mél (2003), tout commence comme suit :

Le lundi 26 février, Houphouët Boigny annonce, à l’union patronale de Côte d'Ivoire et la centrale UGTCI, qu’il reçoit, une réduction des salaires allant de 15 à 40 % dans le public et 10 % dans le privé. …Suite à cette annonce, le jeudi 1 mars un tract appelle à une grande marche contre le régime. Le 2, la manifestation a lieu. …«jour de colère que ce jour-là ! Depuis l’indépendance du pays en 1960, c’était la 1ere fois que des agitations de cette nature allaient avoir lieu à Abidjan. Tôt le matin, les élèves des lycées technique et classique scandant « Houphouët voleurs » sont vite dispersés, mais ils arrivent toutefois à occuper les rues jusqu’au plateau, le centre des affaires, ou les vitrines des autobus ont volé en éclats (Grah Mel, 2003 : 399).

Cette manifestation est suivie dans d’autres villes qu’Abidjan. À Agboville, un élève est tué au cours des échauffourées avec la police. Ce sera le premier décès lié aux manifestations.

La marche du 2 mars ouvre une vague de manifestations qui emporte tous les secteurs de la société touchés ou non par ces fameuses mesures de réductions salariales. Du 2 mars au 18 mai, les manifestations se succèdent les unes aux autres. Les forces de l’ordre ne seront pas en reste ; policiers, pompiers, douaniers et militaires profiteront de ce grand cafouillage pour faire avancer leurs revendications corporatistes. Ainsi, par deux fois le 14 et le 16 mai les militaires du contingent, estimés à environ 1000 soldats, entrent en mutinerie pour exiger la revalorisation de leur solde et leur recrutement définitif dans l’armée. La première fois, le contingent fait un rodéo dans le centre-ville puis se replie dans les casernes à Akouédo. La seconde fois, on craindra un coup de force, lorsqu’une cinquantaine de véhicules militaires, avec à bord des conscrits, occupent les principales artères de la capitale, éjectent les chauffeurs de taxi de leurs véhicules et tirent des coups de feu en l’air.

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Ils s’empareront pendant quelque temps de la télévision et de l’aéroport avant de regagner leur base.

Le 18 mai, le gouvernement accède aux revendications des hommes en uniforme et gèle les mesures de réduction des salaires. Cependant, ce moratoire sur les salaires sera de courte durée. Après les premières élections multipartites d’octobre 1990 et fort d’une nouvelle légitimité, le régime de Félix Houphouët-Boigny pouvait en novembre appliquer sous une forme édulcorée les mesures d’ajustement structurel. Le plan Alassane Ouattara, du nom du premier ministre de l’époque, comporte des mesures drastiques qui provoqueront une levée de boucliers de divers acteurs sociaux :

 Contrôle strict de la masse salariale qui consomme 50 % des recettes de l’État ;  Privatisation de 25 % des sociétés d’État, avec lot de licenciements ;

 Réduction des baux administratifs, du coût du transport des missions officielles et des frais de fonctionnement de l’administration : eau, électricité, téléphone ;  Incitation pour la retraite anticipée ;

 Fermeture d’une dizaine de missions diplomatiques sur 50 ;

 Vente aux enchères de quelque 3000 véhicules administratifs et règle d’usage stricte pour les voitures restantes ;

 Augmentation du prix du timbre de la carte d’identité pour les nationaux et instauration de la carte de séjour, dix mille pour les ressortissants de la CEDEAO3,

et cinquante mille pour les autres nationalités.

Le secteur de l’éducation qui absorbe 40 % du budget de l’État sera particulièrement sinistré par ces mesures. Il subira des coupes claires, notamment la réduction du salaire des nouveaux fonctionnaires et la suppression de nombreux avantages sociaux. Ainsi, les enseignants du primaire et du secondaire recrutés à partir de 1991 auront un salaire de base inférieur de moitié à celui de leurs collègues recrutés une année plus tôt. Cette «injustice» sera le mobile de nombreuses grèves organisées par les « décrochés ».

3 Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, regroupement de 16 pays parmi

lesquels devait prévaloir la règle de libre circulation des hommes et des marchandises. Par la présente, la Côte d'Ivoire enfreignait cette clause.

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Les étudiants et élèves feront aussi les frais de ces mesures. Les services gratuits dont ils bénéficiaient (carte de transport, ticket de restauration et logement) sont supprimés. Les bourses octroyées sont de plus en plus sélectives pour une population estudiantine en constante croissance. À cela s’ajoutent la promiscuité et la détérioration des conditions de formation. Selon le recteur Tuo Bakary (1990), pour une capacité de douze mille places, l’université accueille vingt mille étudiants en 1990. Le budget de fonctionnement de l’institution subit un gel de 20 % depuis 1989. La part dérisoire consacrée à la recherche est passée de 120 millions de F CFA en 1980 à 55 millions en 1990, soit une réduction de moitié. Sur le plan des manifestations, la FESCI, principal porte-parole des élèves et étudiants multiplient depuis sa création des actions de protestation, dont la singularité, par rapport au passé, est de franchir les lisières de l’université. Les manifestations touchent des lycées et collèges à travers toute la ville d’Abidjan, puis progressivement l’ensemble du pays.

La rue devient, à partir de 1990, le lieu récurrent d’expression du mécontentement de toutes ces victimes de la « conjoncture ». La manifestation se développe sous fond de frustration relative de ces acteurs, et précisément d’une privation décroissante pour reprendre la typologie de Ted Gurr. Elle parvient ainsi à devenir le mode d’expression privilégié des acteurs devant l’effritement de leurs acquis sociaux4. Elle deviendra aussi la

principale arme des organisations politiques naissantes.

2. Le champ politique : un pays en transition démocratique

Le multipartisme est instauré en Côte d'Ivoire en avril 1990, mettant fin à trente années de monopole politique du PDCI (parti démocratique de Côte d'Ivoire), parti dirigé par Félix Houphouët-Boigny. Ce changement est à l’actif d’acteurs locaux et internationaux dont les pressions conjuguées aboutiront à l’ouverture démocratique (Akindes, 1996). Au plan interne, il s’agit des manifestants touchés par les mesures d’austérité qui profitant de la contestation réclament davantage de libertés. En tête de ces acteurs se situent les universitaires, longtemps réfractaires au parti unique. Au plan international,

4 Les trois types de frustration relative selon Gurr sont : la privation décroissante, les aspirations

des groupes sociaux restent constantes, mais leur satisfaction réelle baisse (crise économique) ; la privation d’aspiration, les aspirations montent alors que la satisfaction réelle est constante (promesses non tenues, nouveaux besoins) ; la privation progressive, les aspirations et la satisfaction réelle montent, mais la satisfaction croit moins vite que les aspirations (situation postrévolutionnaire).

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l’affaiblissement de l’État concourt à un transfert de souveraineté (Hugon, 2013) aux institutions financières internationales, le FMI et la banque mondiale, qui exigent de l’État ivoirien des transformations institutionnelles, entre autres, l’ouverture démocratique. Enfin, la France puissance tutélaire s’associera à ces pressions. Au 16e sommet franco-

Africain qui se tient à la Baule en France, du 19 au 21 juin 1990 et auquel participent 22 chefs d’État africains dont le président ivoirien, le président français, François Mitterrand, exhortera ses hôtes à engager les transformations démocratiques, auxquelles il liera l’aide économique française (Akindes, 1996 ; Perret, 1994)

Ces pressions conjuguées auront raison de la réticence du pouvoir d’Abidjan. Les libertés syndicales et politiques sont octroyées. L’union générale des fonctionnaires de Côte d'Ivoire (UGTCI), jadis unique centrale syndicale doit faire la place à de nouveaux venus : la FESACI (fédération des syndicats autonomes de Côte d'Ivoire) et la Centrale dignité. La ligue ivoirienne des droits de l’Homme est officiellement reconnue. Sur les campus universitaires, le MEECI (mouvement des élèves et étudiants de Côte d'Ivoire) affilié au parti au pouvoir subit la concurrence d’un nouveau syndicat, la Fesci (fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire) qui en l’espace de quelques années d’existence supplantera sa concurrente (Konaté, 2003). Le 3 avril 1990, le Front populaire ivoirien (FPI) dépose ses statuts et règlements, au ministère de l’Intérieur, suivi le 19 par le parti ivoirien des travailleurs (PIT). Les partis politiques se créent à un rythme effréné. On en dénombre 29 en janvier 1991, 40 à la fin de l’année 1992 et plus de 140 en 2010 (Fraternité Matin, 2010). L’échiquier politique sera toutefois dominé par trois partis, le PDCI, le FPI et le RDR, sous fond de particularismes régionaux et ethniques.