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L’analyse a été effectuée suivant les principes et procédures de la théorisation ancrée. Selon Paillé (1994), la transformation des données brutes, entretiens et autres documents, en théorie émergente, comporte six étapes. La première étape, la codification ouverte, consiste à attribuer des codes à tous les segments significatifs du matériel. Étant donné la nature culturelle des données recueillies (pratique et représentation sur la violence des manifestations), le discours des acteurs a été codifié selon le cadre générique et formel des quatre dimensions de la culture de Sackmann (1991 : 21) ; idée reprise et appliquée par Chan (2004) dans son étude sur la culture policière.

Le matériel a ainsi fait l’objet d’un premier traitement qui a consisté à classer les informations selon qu’elles se rapportaient aux principes fondamentaux d’action des acteurs (axiomatic knowledge), aux principes de classement des choses et des situations en normal et anormal (dictionary knowledge), aux conduites discriminées correspondant à ces différentes définitions (directory knowledge), et aux comportements habituels adoptés dans les situations typiques rencontrées (recipe knowledge).

La deuxième étape de l’analyse, la catégorisation, a consisté, à partir de cette matrice culturelle, à déterminer les catégories les plus importantes en regard de la violence. Trois

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principales catégories ont émergé : les stratégies des acteurs, l’indignité républicaine et la manifestation de survie

Les stratégies des acteurs, styles policiers et résistances manifestantes, se déclinent en une série franche d’oppositions : interdit ou autorisée et encadrement ou dispersion (chez les policiers). Chez les manifestants, elles prennent d’autres formes : réussite de la manifestation ou paralysie de la ville, fuite ou résistance. Ces stratégies sont plus ou moins violentes, selon le niveau de professionnalisme des forces impliquées, la nature de l’interdiction de manifester (état d’urgence ou arrêté municipal) et la nature de la manifestation (politique ou sociale).

Les perceptions des protagonistes de la manifestation sont focalisées sur les transgressions effectuées par l’adversaire en regard des normes qui régissent la manifestation. « L’indignité républicaine » désigne ce jugement porté sur l’auteur (individu ou groupe) d’un acte qui enfreint une règle morale rattachée à la culture républicaine. Ce jugement provoque le retrait de la déférence due à son statut et justifie à son encontre des sanctions réparatrices (violences). Ainsi, l’interdiction de manifester n’appelle pas automatiquement la répression policière. Celle-ci est réservée aux manifestants dont les actes sont perçus comme hostiles et partant dérogent au pacifisme qui devrait régir les manifestations dans une république. De même, lorsque l’attitude des policiers est perçue et jugée excessive, les manifestants recourent à une violence compensatrice.

La troisième catégorie, « la manifestation de survie », traduit un trait fondamental des manifestations dans les régimes autoritaires et transitionnels, leur caractère non symbolique. Alors que dans les démocraties avancées, la manifestation est dite « de papier » (Champagne, 1990) c'est-à-dire vise à faire nombre et à séduire l’opinion publique, la manifestation de survie vise des objectifs délibérément tangibles, obstruction de la circulation, arrêt de l’activité administrative et économique, prise d’assaut des symboles du pouvoir. Le fait de manifester dans un système où la manifestation vise des objectifs tangibles, pendant qu’elle est l’objet d’interdictions fréquentes conduit les manifestants à adopter des stratégies d’intimidation parmi lesquels les menaces contre la police, le port d’amulettes et l’exhibition d’armes de fortunes (cailloux, bâtons), toutes choses qui, en réduisant leur anxiété, les disqualifie aux yeux de la police (manifestants

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hostiles), justifiant à leur encontre un style répressif, voire déviant. Ce traitement provoque, lorsqu’il est jugé excessif par les manifestants, indignation et révolte, entrainant ainsi le conflit dans une escalade.

Ces différentes catégories ont ensuite été mises en relation. Cette troisième étape a permis de voir que l’institution de l’interdit, caractéristique de « la manifestation de survie », provoque la défiance des manifestants, lorsqu’elle est interprétée comme une négation de droits républicains. La défiance exprimée à travers la poursuite de l’événement suscite, à son tour, dépendamment de la cause poursuivie (sociale ou politique), et de l’origine ou de la destination des manifestants (lieux de pouvoir), l’indignation d’une police dont la fonction républicaine est la défense des institutions. Le style de gestion utilisé par cette dernière entraine, lorsque jugé excessif, l’indignation des manifestants et une violence compensatrice subséquente.

Dans la quatrième étape, l’intégration, les catégories ont été organisées autour d’un concept central : « l’indignité républicaine ». Ce concept constitue le noyau de l’explication qui a été schématisé (5e étape), de même que les styles policiers et les facteurs

de l’escalade de la force. La théorie de l’indignité républicaine, découverte (6e étape) au

terme du processus, permet de prédire à la fois le déclenchement et l’escalade de la violence, aussi bien chez les forces de sécurité que chez les manifestants. L’usage de la violence dans les manifestations repose en effet sur la signification que les interactants accordent à leurs agissements réciproques en situation. Lorsque l’acte de l’adversaire est perçu comme indigne, en référence aux valeurs républicaines ambiantes, cela conduit, dans un premier mouvement, cognitif, à retirer la déférence qui sied à son statut et, dans un second mouvement, plus pragmatique, à user d’une violence réparatrice qui peut être spontanée ou préméditée, réactive ou finalisée, porter sur des personnes ou les objets leur appartenant. Plus l’acte, interprété comme indigne d’un actant, est jugé grave, plus grande est la violence réparatrice ou compensatrice de l’interactant. Le tableau V ci-dessous, présente les correspondances effectuées entre les concepts théoriques, les données empiriques et les catégories découvertes.

Tableau V : correspondances entre cadre théorique, données empiriques et catégories

104 Quatre types de connaissance Policiers manifestants Axiomatique : prémisses fondamentales Défense des institutions et de ceux qui les incarnent Expression des libertés démocratiques Manifestation de survie Lexicale : définition des groupes et situations en normal et anormal Manifestants

hostiles et calmes Police républicaine et police ethnique (garde prétorienne)

Indignité républicaine

Directive : conduites discriminées selon que les groupes ou

situations sont définis comme normaux ou anormaux Répression des manifestants hostiles et discussion avec les manifestants calmes

Résistance armée aux gardes prétoriennes et déférence vis-à-vis des policiers républicains Styles de policing, stades de résistance manifestante

Recette : réaction dans des situations typiques

Force doit rester à la loi, exhiber la force pour ne pas avoir à l’utiliser, etc. Fuir quand la situation est intenable, attendre d’être nombreux avant de débuter la manifestation, etc. Styles de policing et stades de résistance