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4. La problématique

4.2. La désarticulation des études sur la violence

La violence dans les manifestations est le produit d’une relation triadique entre autorité politique, police et manifestants (Fillieule, 1997). Pourtant, la recherche dans le domaine a rarement concerné ces trois acteurs simultanément, victime du cloisonnement des disciplines en sciences sociales. Deux principales fractures se révèlent à cet égard. La première, interne aux recherches microscopiques, sépare les recherches sur la police des recherches sur les manifestants. La seconde se traduit par la nette séparation entre théories macroscopiques, dont les sciences politiques se sont fait une spécialité, et les approches microscopiques de la sociologie et de la criminologie. On peut illustrer la première fracture par l’opposition entre théories du police knowledge (della Porta et Reiter, 1998) et l’ESIM (Reicher, 2001, 1996). En effet, alors que l’ESIM porte sur la psychologie des manifestants, les motifs qui les poussent à user de la force, négligeant pour ainsi dire la police, les théories de la compétence policière souffrent du reproche inverse. Ainsi, pour della Porta et Reiter, la compétence policière explique le style de policing, tolérant ou violent. Le police knowledge est defini comme suit :

(Police knowledge is) a term that refers to the images held by the police about their role and the external challenges they are asked to face. We may assume then that , as in other spheres of social life, the activity of the police to control public order is influenced, first by the professional culture of the police, that is, by the images the police hold about their own role (or, put another way, by the ‘’totality of assumptions, widespread among actors, relative to the ‘’cause’ to which they must be committed (Worden, 1989)) and second, by the environmental culture of the police, that is, the totality of assumptions they hold about external reality». della Porta et Reiter (1998 : 229)

S’il est indéniable que la police agit en fonction de l’image qu’elle se fait d’elle-même et de son rôle dans la société (police knowledge), d’autres facteurs influencent également son action, en particulier le comportement des manifestants affiché durant l’interaction. C’est pourquoi Gary Marx (1998) indiquait qu’une théorie satisfaisante du style de policing des manifestations devait décentrer le regard sur la police pour prendre en compte le jugement

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porté par les manifestants sur la police (représentative ou non représentative), la visibilité de la manifestation, la possibilité d’identification des policiers et des manifestants, l’existence d’une instance de plainte contre la police et l’attitude des manifestants (coopérative ou oppositionnelle).

Les perceptions des acteurs ne sont pas pleinement présentes à l’état latent avant l’action. Elles peuvent se construire au cours du processus. Des chocs émotifs peuvent ainsi déclencher l’action avant que ne se forme une construction de sens. Une répression peut constituer le point de départ d’une action et la construction d’un nouveau cadre mobilisateur. Bien souvent, le sens se forme en situation, dans les interactions concrètes entre groupes mobilisés, cibles et pouvoir (Fillieule, 2005).

De plus, malgré la répétition des cas de violences policières gratuites et disproportionnées qui défraient régulièrement la chronique, l’existence d’une corrélation entre la magnitude de la force policière et la résistance des justiciables demeure une tendance lourde de la sociologie policière. Selon une méta-analyse effectuée sur la base 23 études utilisant des méthodes d’analyses multivariées, les policiers américains seraient plus enclins à utiliser la force contre un suspect de sexe masculin qui leur oppose de la résistance (Clahm & Tillyer, 2010). La débauche de force policière serait un continuum réglé sur le niveau d’opposition des manifestants et évoluant avec elle (Garner, Schade, Hepburn, & Buchanan, 1995). La réaction de la police peut ainsi être jugée excessive ou raisonnable selon la situation fournie par l’opposition de l’adversaire (Alpert & Smith, 1994).

À cet égard, on peut déplorer la faible intégration dans la compréhension des manifestations, des théories stratégiques développées dans le domaine militaire par des auteurs comme : Berejikian (2002), Huth & Russett (1984), Jervis (1985), Morgan (1985) et Stein (1985). La doctrine du maintien de l'ordre repose en effet sur la dissuasion et les explications relatives aux conditions de perception de celle-ci dans le domaine de la guerre sont opérantes, toute proportion gardée, dans ces batailles civiles que constituent les manifestations interdites et dispersées.

Des études montrent que la menace constitutive de la dissuasion n’est pas une donnée objective et que son efficacité est soumise à la perception et l’interprétation des acteurs

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ainsi qu’à l’enjeu du conflit. Des biais cognitifs peuvent ainsi altérer la perception de la menace et conduire à minimiser les risques (Jervis, 1985). D’autre part, devant une menace crédible et bien perçue, les acteurs peuvent faire le choix de la défiance. Selon Berejikian (2002), la théorie du choix rationnel, qui fait reposer la décision sur un principe unique, la maximisation des gains et l’aversion des risques, est fausse. Deux principes seraient en réalité à l’œuvre dépendamment de la perception de la situation. L’attitude vis-à-vis des risques n’est pas seulement fonction du résultat escompté (comme le stipule les théories du choix rationnel), mais encore de ce que le sujet perçoit ce résultat comme une perte ou un gain. Une menace crédible peut dans cette optique générer une perception de perte (losses frame) et conduire à des comportements plus risqués, alors même que les probabilités de gains sont faibles. Conséquemment, la variable qui prédit le mieux l’efficacité de la dissuasion est la satisfaction par rapport au statu quo et non la crédibilité ou la gravité de la menace. La dissuasion marche lorsque les acteurs sont dans une perception de gain ; elle échoue dans le cas contraire (une perception de perte). Une approche féconde de la violence dans les manifestations devrait par conséquent tenir compte, d’une part, de la résistance opposée par les manifestants et, de l’autre, de la perception et de l’interprétation qu’ils se font de la menace policière. Sur ces deux plans, interaction et signification, l’interactionnisme symbolique offre les clés nécessaires pour une telle appréhension.

La seconde fracture que révèle l’état de la recherche oppose les approches moléculaires portant sur les interactions de terrain entre manifestants et policiers (Adang, 2011 ; Earl et Soule, 2006 ; Gillham et Marx, 2000 ; Reicher, 1996), aux approches molaires des sciences politiques fondées sur la nature du régime et des groupes manifestants (Boudreau, 2001 ; Carey, 2006 ; Davenport, 1995 ; Gamson, 1975). Ainsi, les théories politiques en expliquant la violence des manifestations par des facteurs d’ordre structurels (système politique et niveau de développement économique) et par les caractéristiques objectives des groupes manifestants (théories de la menace et de la faiblesse) adoptent une posture unilatérale qui occulte les spécificités de l’institution policière, la réduisant en un organe mécanique d’exécution et pour emprunter l’image de Monjardet, un marteau dont le manche est tenu par le pouvoir. La police est certes un instrument du pouvoir, mais aussi

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un corps professionnel avec ses codes et ses intérêts, et un service public. La considérer selon une dimension en faisant fi des autres est un réductionnisme (Monjardet, 1996).

La police a en effet une consistance propre : mi -insulaire mi-instrumentale (L'Heuillet, 2001), ses agents peuvent appliquer la loi avec zèle ou laxisme (Gleizal, 1992). Dans Asile, Goffman (1968) montre que même dans des institutions totalitaires, où le comportement des pensionnaires est réglé à l’horloge, l’individu développe des mises à distance par rapport aux rôles prescrits. Ces adaptations secondaires sont dites intégratives, lorsqu’elles atténuent les tensions avec l’environnement et non intégratives, lorsqu’au contraire elles attisent ces tensions. Le conditionnement n’est jamais total même au sein de l’armée et de la police, administrations fortement hiérarchisées, car l’incertitude est au cœur de tout pouvoir (Crozier & Friedberg, 1977). Plusieurs scénarios s’offrent aux agents dans l’exécution des ordres : l'adaptation aux circonstances, situation marquée par la mise en œuvre sélective des consignes ; le ritualisme qui porte à une application rigide de la loi et l'arrangement négocié dans lequel l'exécutant pour plaire aux ressortissants (public) prend son parti contre sa propre hiérarchie (Meny & Thoenig, 1989). Si avec une police militarisée professionnelle et disciplinée on réussit à réduire les incertitudes pour les sous- officiers, celles-ci demeurent intactes en ce qui concerne l’officier en charge du commandement, qui peut adopter à tout moment un des trois scénarios sus évoqués. La police peut, contre les ordres reçus, refuser de tirer sur la foule, afin de bénéficier de sa sympathie. De plus, entre l’ordre et le chaos, existent des situations stochastiques, caractérisées par la présence d’éléments imprévus (Padioleau, 1986).

Reconnaitre la nature répressive d’un régime politique à travers la répression qu’il exerce via la police est utile, mais laisse inexpliqué le poids des variables relatives aux spécificités de la police et aux interactions avec les manifestants. À l’inverse, limiter son attention aux interactions de terrain, c’est se priver d’une perspective d’ensemble permettant d’enraciner les perceptions et actions des acteurs dans leur contexte général d’occurrence. Certaines approches permettent d’aborder les manifestations simultanément sur ces deux plans. Ainsi, des auteurs réunis autour de della Porta et Reiter (1998) ont mis en relation les styles de policing (niveau microscopique) à la structure des opportunités politiques (niveau macroscopique). Dans la même veine, les théories concentriques de Waddington, Jones,

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& Critcher (1989), de Fillieule (1997), de King et Waddington (2005) permettent d’expliquer la violence des manifestations en partant des facteurs les plus généraux et éloignés de l’action (niveau structurel et politique) aux facteurs les plus proches (niveau interactionnel), en passant par des niveaux intermédiaires. Ces cadres intégrés, « cross level integration » (Messner, krohn et Liska, 1989) permettent une analyse holistique des émeutes en prenant en compte aussi bien les facteurs moléculaires que molaires. C’est ainsi que Sheptycki (2005) se sert du modèle des flashpoints de Waddington, Jones et Critcher (1989) pour comparer le policing des manifestations au Canada et en Bolivie. Il en déduit que la mondialisation, en permettant un transfert de pouvoir des gouvernements aux structures supra et intergouvernementales, a modifié les règles de redevabilité auxquelles sont traditionnellement astreints les gouvernants et provoqué le retour des styles d’escalade dans le maintien de l'ordre.

Les approches articulant perspectives macroscopiques et microscopiques se sont jusqu’à l’heure cantonnées à expliquer le surgissement de la violence et non les formes que prennent celle-ci, ses modalités particulières. Pourtant, tous les actes de violence ne se valent pas. Le décès d’un manifestant consécutivement à une bastonnade est différent d’une mort par balle. Les deux situations sont vécues et interprétées différemment, faisant appel à des registres de justification pré et post action différents. Une approche satisfaisante du problème pourrait consister à partir de la subjectivité des acteurs pour analyser comment les éléments abstraits et pertinents du contexte social (les cinq niveaux d’analyse du modèle des flashpoints de King et Waddington (2005) ou les quatre niveaux de Fillieule (1997) par exemple), comme la structure politique, l’idéologie et le régime politique sont concrètement perçus et construits par les acteurs (cadrage : police et protester knowledges) dans leurs interactions, et plus précisément analyser les effets de telles perceptions sur la professionnalisation du métier de l'ordre et l’institutionnalisation des manifestations ; les deux facteurs clés de la pacification qui ressortent de la littérature et dont l’absence pourrait expliquer en creux la survenue des violences létales. C’est la voie suivie dans cette thèse.