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1. La doctrine classique du maintien de l'ordre

1.3. Les moyens conventionnels

Pour les spécialistes de l’ordre, le qualificatif de maintien de l'ordre ne peut s’appliquer qu’aux opérations effectuées avec des armes non létales et suivant le principe du minimum de de la force. Ces moyens conventionnels sont ce qui distingue le maintien de l'ordre, des opérations qui se situent « au-delà du maintien de l'ordre ». Les principales armes utilisées par les CRS sont le gaz lacrymogène et les bâtons de défense. Depuis 2000, les kalachnikovs, armes létales, font partie de l’arsenal. Leur présence toutefois ne vise qu’un intérêt dissuasif. L’usage des armes à feu autant de la part des manifestants que de la police est en réalité un évènement rare. Les policiers ne sont autorisés à l’utiliser que dans la situation de légitime défense, pour sortir d’une situation périlleuse et laisser la place aux sections protection et d’intervention (SPI), une unité de tirs qui protègent la retraite des groupes d’intervention: La plupart des répondants affirment n’avoir jamais utilisé ou vu utiliser des armes à feu au cours d’une manifestation. Pour ceux rares (2 enquêtés) qui en témoignent, ils situent l’évènement dans la crise postélectorale de 2010.

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Les interventions se font en fonction des manifestations. Si c’est une simple manifestation, où il n’y a pas de débordements, nous allons juste observer et sécuriser les manifestants et le site. Maintenant, si c’est une manifestation qui déborde, où on doit faire usage de la force, nous le faisons. Pour une manifestation qui n’est pas autorisée, nous utilisons tous les moyens conventionnels : gaz lacrymogène, bâton de défense et toutes les mesures qui vont avec, mais rarement les armes à feu. D’ailleurs, nous ne faisons jamais usage des armes à feu c’est interdit, c’est proscrit. Peut-être des FLG (fusil lance-grenade), mais jamais des armes. Lors des interventions, les armes restent dans leur fourreau : c’est dissuasif. Dans mon expérience, c’est surtout en 2010 que l’arme a été utilisée. Puisque l’intervention était devenue particulière, c’était autre chose que du maintien de l’ordre. Les gens pour se défendre ou pour sauver leur vie ont le droit d'utiliser leurs armes. Je n’étais pas sur le terrain, mais j’avais un poste, donc je suivais les événements à distance. J’ai aussi fait partie de l’équipe qui est allée chercher les corps. À part cela, dans toutes les interventions auxquelles j’ai participé, nous n’avons jamais utilisé d'armes à feu, sauf peut-être en 2010 (Malick, sous-officier CRS, 11 ans d’ancienneté).

L’arme par excellence du maintien de l'ordre reste le gaz lacrymogène. Le recours préférentiel à cette arme incapacitante est un des traits distinctifs des professionnels de l’ordre à travers le monde. Que ce soit en France, ou en Grande Bretagne, pour éviter ce que Waddington appelle le « brouillard rouge », c'est-à-dire la mêlée avec les manifestants, la police préfère cette arme de mise à distance (Fillieule, 1997). Comme leurs homologues occidentaux et peut-être davantage, les policiers ivoiriens redoutent les contacts physiques. Cette crainte ressort de la plupart des entrevues, particulièrement dans celui de ce sous-officier :

Notre objectif, est de disperser la foule dans un premier temps en nous protégeant pour ne pas avoir de contact direct, c'est-à-dire physique avec la foule. En Europe, les gens poussent les manifestants avec des haies ou on fait des cordons de sécurité pour essayer de les contenir. Ici cela n’est pas possible : on les disperse avec des gaz lacrymogènes (Kouman, sous-officier, 8 ans d’ancienneté CRS, BAE, CECOS).

La discussion avec les manifestants ne fait pas partie des ressources prévues par la doctrine du maintien de l'ordre en Côte d'Ivoire. Les manuels de formation n’en portent nulle trace. Cependant, dans la pratique, les agents s’y essayent couramment. Le manque de formation en la matière aboutit à des idiosyncrasies. La manière de procéder dépend des habiletés personnelles. Pour certains, la discussion prend la forme laconique d’un ultimatum, quand pour d’autres elle s’étend dans des baratins. Ces deux formules extrêmes sont illustrées respectivement par les prototypes suivants :

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Messieurs, je vous donne quinze minutes pour dégager (Digbeu, officier, CRS, 16 ans d’ancienneté).

La première des choses, l'officier rentre en contact avec les manifestants pour voir comment il peut décanter la situation. Il nous arrive même de plaisanter avec eux en disant : laisser tomber, le préfet va vous recevoir. On essaie de les amadouer un peu. Quand ils ne veulent pas et veulent absolument faire ce qu'ils veulent, on appelle la hiérarchie et on les disperse. Souvent on réussit à les convaincre. Imaginez-vous, si nous devions gazer toutes les manifestations, car au moment où on parle, il y a des gens qui manifestent quelque part (Ouattara, sous-officier, CRS, 7 ans d’ancienneté).

L’usage des moyens conventionnels ne suffit pas. Encore faut-il que la force utilisée soit appropriée, c'est-à-dire proportionnelle à la résistance rencontrée et limitée dans le temps et l’espace. L’interdiction de manifester porte en effet sur un site donné, les violences ne peuvent s’étendre sur d’autres sites ni se poursuivre après la fin de la manifestation. Les bastonnades infligées aux manifestants après certains évènements constituent des excès. La quantité de lacrymogène, les lieux d’utilisation (interdiction à l’intérieur des bâtiments) peuvent également constituer des cas d’abus. De même, l’usage de gaz lacrymogène peut- être jugé excessif selon la nature des manifestants (exemple, personnes du 3e âge). À

l’inverse, l’usage d’arme à feu peut être approprié dans une situation de légitime défense par exemple. Les violences infligées aux manifestants dans un maintien de l'ordre ne doivent pas être superflues.

La stratégie standard employée à cette fin, fondée sur la dissuasion, se décline en deux principales tactiques. La première correspond à une situation où la police arrive avant les manifestants sur les lieux de l’événement. L’objectif consiste alors à éviter qu’un noyau se forme. Aussi les passants sont invités à circuler et les récalcitrants mis aux arrêts. La gestion de telles manifestations est de l’avis des répondants la plus aisée. La raison est liée au fait que la puissance des manifestants est proportionnelle à leur nombre. Or en intervenant au stade initial de la formation des groupes, la police se trouve en position de supériorité évidente. Les manifestants qui arrivent au compte-goutte sont immédiatement refoulés sans qu’ils aient la force du nombre nécessaire pour s’opposer.

La seconde tactique correspond aux situations les plus courantes, celles des manifestations spontanées ou des manifestations éclatées dans toute la ville. La police ne peut occuper à l’avance un site ; elle doit gérer les groupes déjà constitués. Cette situation est la plus

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difficile à gérer. L’objectif poursuivi ici est d’amener le groupe formé à se disloquer. Aussi, il est généralement procédé au gazage systématique des manifestants. Plus le groupe adverse est important, plus difficile sera la dispersion. La police doit en effet compter avec l’effet de puissance produit par le fait d’être en groupe, la direction du vent qui peut rendre inefficaces les lacrymogènes. Des particularités liées aux configurations des quartiers rendent encore sa tâche difficile. Comme le rappelle si bien un des répondants, « nos rues ne sont pas numérotées donc on a du mal à se repérer. Avant qu’on arrive, ils ont déjà fait ce qu’ils veulent et ils sont partis » (Kouman, sous-officier, 8 ans d’ancienneté CRS, BAE, CECOS). La police intervient avec un temps de retard sur les manifestants qui mènent ainsi la danse.

Dans les deux tactiques présentées supra, la police intervient toujours pour faire appliquer les mesures de dispersion. Le style est profondément légaliste. Les manifestants, pour peu qu’ils aient constitué un groupe, font l’objet d’un bombardement collectif au lacrymogène, suivi de l’arrestation de prétendus meneurs. Dans sa mise en œuvre, ce style est toutefois modulé en fonction des situations, notamment de l’attitude exprimée par les manifestants. L’idéal bureaucratique, rationnel légal, de traitement identique des citoyens cède aux contingences du terrain. Il en découle trois styles pratiques de policing des manifestations, adaptés chacun à un type particulier d’attitude grégaire.