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4. La problématique

4.1. La rareté des études sur l’Afrique

Malgré un certain engouement suscité par le Printemps arabe, l’« entrée mouvements sociaux » a du mal à s’imposer dans les cercles scientifiques africains. Le sujet est l’objet de très peu d’attention (Sylla, 2014). Les quelques travaux qui y sont consacrés ont toutefois permis d’enrichir les concepts et théories d’une sociologie des mouvements sociaux dont les auteurs s’accordent à reconnaitre l’origine et la prépondérance occidentales. Ainsi, la prise en compte du clientélisme, si prégnant en Afrique, permet à Siméant (2014) de découvrir à partir du terrain malien que mobiliser ne signifie pas toujours protester et que la mobilisation peut prendre l’aspect de plaidoyers auprès de bailleurs de fonds et consister en une simple réunion de membres d’une ONG dans une salle. Dans d’autres cas où, la protestation recouvre la même définition qu’en Occident, elle peut encore s’en distancier en prenant la forme de manifestation per diem, c'est-à-dire de participants payés par les organisateurs. La participation à la défense d’une cause, nulle part désintéressée, est transformée en passe-droit dans certains contextes comme la Côte d’Ivoire étudiée par Banégas (2010). Dans ce pays, les « jeunes patriotes » convertissent leur capital militant en une créance sur la collectivité, recrutements préférentiels à la fonction publique et autres menus privilèges (par exemple, le droit d’être servis les premiers dans les services publics ou parapublics). Les jeunes patriotes ivoiriens sont une constellation d’acteurs civils et aussi armés dont les actions vont des manifestations au sens classique du terme à la lutte armée, brouillant les frontières qui séparent les mouvements sociaux des conflits armés. De même, l’hybridité du mouvement (de Waal & Ibreck, 2013) de ces ex-combattants démobilisés qui manifestent, en 2013, armes au poing, oblige à un élargissement de la notion de mouvements sociaux que consentent Akindes, Fofana, et Kouamé (2014). L’attention accordée au continent africain a aussi permis un renouveau des théories sur la démocratisation. L’effet de la globalisation, notamment l’action des institutions et ONG internationales en Afrique semble avoir été, paradoxalement, de renforcer les régimes autoritaires (Dabène, Geisser, & Massardier, 2008 ; Pommerolle, 2010). Au Cameroun, Pommerolle (2008) montre comment l’extraversion du pays conduit à une domination des ONG locales par leurs homologues occidentales, dans le jeu local, contribuant d’une part à en faire des acteurs secondaires, voire marginalisés auprès de l’État, et d’autre part à adopter le répertoire international,

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plaidoyer et expertise, participant ainsi à une dépolitisation des problèmes sociaux et surtout le renoncement à la violence contre un régime post-autoritaire qui se perpétue.

Cependant, les apports des études restent limités pour comprendre la violence des manifestations en ce qu’elles n’accordent peu ou pas d’intérêt à la sociologie des forces de sécurité. Elles se privent ainsi de concepts et outils, ajustables, mais essentiels à la compréhension des violences qui reste un effet d’interaction. Ces concepts et outils sont d’autant plus pertinents que l’État en Afrique et particulièrement les organisations de sécurité publique ont été conçus sur le modèle occidental. Ainsi, les anciennes colonies françaises ont copié les institutions et organes de sécurité de la France, tandis que les anciennes colonies anglaises faisaient de même avec la Grande-Bretagne (Fourchard, 2003 ; Igbinovia, 1981). Elles partagent donc au plan formel des affinités institutionnelle (mission et fonction) et organisationnelle, et souvent des équipements, sans préjugé des différences de perception et des usages particuliers. Le transfert des institutions du Nord au Sud entamé durant la colonisation s’est accru après les indépendances et continue sous forme de mimétisme institutionnel que permet la coopération. Ainsi depuis 1966 la Côte d'Ivoire s’est dotée d’un corps de CRS conçu selon le même format que les CRS français. La coopération entre les deux pays permet un transfert régulier de connaissance sous forme d’envoi de coopérants ou de stages de formation à l’hexagone géré par le service de coopération technique internationale de police (SCTIP) (Bauer & Perez, 2009). Les officiers de gendarmerie et de l’armée sont généralement issus de la prestigieuse école militaire de St-Cyr en France. Les polices du Nord et du Sud baignent également dans les mêmes valeurs. La doxa des droits de l’homme et de la démocratie s’est imposée au plan mondial (Dabène, Geisser, & Massardier, 2008). Malgré les transitions bloquées et des relents autoritaires, le principe de la légitimité par les urnes n’est plus contesté sur le continent (Van de Walle, 2006). Le nombre de passations de pouvoir par voie démocratique est ainsi passé de un cas en trente ans (1960-1989) à 12 cas en dix ans (1990- 1999) (Goldsmith A. , 2001). Les coups d’État sont de moins en moins tolérés et les régimes autoritaires agissant sous les regards internationaux, sont contraints à une relative retenue dans l’exercice de la répression. L’usage de la force n’est pas automatique : avant de recourir aux armes, « ils les agitent, les exhibent et multiplient les parades sécuritaires » (Picard, 2008 : 310). On peut croire également à l’existence d’une communauté

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épistémique formée autour de références communes comme les « principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois » adoptés par les Nations unies en 1990, la vulgate de la RSS en vogue depuis le début des années 1990 et les missions internationales effectuées pour le compte des Nations unies par les officiers africains.

Aussi bien aux plans des institutions, des organes que des valeurs, des affinités profondes existent entre les polices du Nord et du Sud autorisant l’usage non rigide de concepts communs. Ce transfert nécessite toutefois quelques précautions. En effet, le champ de la sociologie policière reste dominé par le contexte occidental, avec une nette prééminence des auteurs anglo-saxons (Goldsmith, 2003 ; Sheptycki, 2005). Or, selon Ponsaert, Tange et Van Outrive (2009), le label scientifique des recherches anglo-saxonnes ne serait qu’un verni servant à dissimuler la promotion d’un modèle politique : la démocratie libérale et la police de type communautaire. Ainsi, la généralisation des théories existantes à des contextes étrangers à leurs lieux de production, outre les problèmes de compatibilité qui l’accompagnent, porte toujours le risque d’un transfert idéologique et partant d’un ethnocentrisme. Comme l’affirme Talcott Parsons, les produits de la recherche scientifique ne sont pas les fruits d’une « Immaculée Conception » (cité dans Padioleau, 1986 : 208). La circulation des idées d’un continent à l’autre est particulièrement délicate en ce qui concerne la police et de façon générale, les structures de l’État. Elle est toutefois possible et même souhaitable. Les concepts universels sont le meilleur moyen d’étudier des objets localisés à condition que leur maniement s’effectue après une forte immersion sociologique (Gazibo, 2006).

Les travaux de Jean-Pierre Olivier de Sardan et ses collaborateurs du laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL) offrent une application exemplaire des méthodes qualitatives approfondies aux administrations africaines (de Sardan, 2004). Les études qu’ils ont menées simultanément dans plusieurs pays africains avec les méthodes de la socioanthropologie ont permis de mieux cerner le fonctionnement quotidien de l’État au travers des administrations suivantes : la santé, la justice, la douane et les municipalités. Elles ont abouti à des résultats fort originaux qui apportent des nuances au concept de néopatrimonialialisme ou l’enrichissent d’autres

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considérations. Sur les forces de sécurité en général, les travaux réunis par Debos & Glasman (2012) sur les corps habillés s’inscrivent dans la même veine : rejet des approches normatives et étude empirique des agents de première ligne (street level bureaucrats). Le manifeste des auteurs est de rendre compte de la complexité des métiers de l’ordre, en allant au-delà du « professionnalisme » ; projet qui nécessite, affirment-ils, de s’affranchir de la vision instrumentale et mécanique, qui a marqué la littérature sur la question, pour s’intéresser à l’étude des procédures routinières. Dans le domaine spécifique du maintien de l'ordre, l’étude de Monique Marks (2005) reste un classique non seulement pour la durée de son immersion au sein de la police de l’ordre sud-africaine (4 ans), mais encore pour ses contributions dans la description de la culture professionnelle de cette organisation. Ces quelques exemples montrent l’intérêt heuristique que peut avoir la prise en compte des particularités des forces de sécurité, et des concepts qui permettent son analyse, dans la compréhension des violences manifestantes en Côte d'Ivoire. Il s’agira alors d’analyser la violence du point de vue des acteurs ivoiriens (policiers et manifestants), à partir de leur ethnocentrisme. Cette option permettra ainsi de considérer les acteurs dans leur positivité en se départant des considérations éthiques (bon et mauvais policiers/manifestants) et esthétiques (professionnels et non professionnels) qui portent le risque de pérenniser les préjugés ou pire, lorsque comparée à l’Occident, de charrier un évolutionnisme qui ferait de l’Afrique, une société immature présentant des traits ataviques ou dégradés des modèles occidentaux.

La Côte d'Ivoire offre un terrain propice pour l’étude des manifestations violentes en Afrique. Pays en transition démocratique, il a connu, à l’instar des autres pays du continent la vague de démocratisation des années 1990. Depuis cette date, les manifestations de rue sont organisées régulièrement. Ce pays a enregistré quatre grandes manifestations de crise extrêmement violentes qui se sont soldées par des centaines de morts. Ainsi, les manifestations du 24 au 26 octobre 2000 ont provoqué la mort de plus de 150 personnes (rapport 2001 d’Amnesty International) ; celles des 4 et 5 décembre de la même année feront plus d’une quarantaine de victimes. Plus de 300 personnes périront en 2004, entre le 24 et 27 mars. Enfin, les manifestations réclamant le départ du pouvoir du président Laurent Gbagbo en 2010 feront un nombre encore plus considérable de victimes. C’est donc sur ce terrain que nous tenterons d’élucider la question de la violence des

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manifestations. L’apport de cette étude serait limité, si elle se contentait de répliquer les études existantes sans tenter de dépasser les problèmes soulevés dans la littérature. Aussi, osera-t-elle s’écarter des sentiers battus pour tenter une approche intégrée, conciliant vues macroscopique et microscopique et articulant théories policières et théories manifestantes.