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1. La doctrine classique du maintien de l'ordre

1.1. La subordination à l’autorité politique

La gestion publique des manifestations comporte plusieurs actes, notamment, l’interdiction de la manifestation, les discussions préalables avec les organisateurs, le déploiement de la police, l’ordre de dispersion, qui nécessitent tous des prises de décisions, dont la nature détermine la tournure des évènements. La quasi-totalité de ces actes est placée sous la responsabilité des autorités politiques, appelées autorités de police. Comme le montre le tableau XI, toutes les tâches de prescription échoient aux autorités politiques, ne laissant aux policiers que les tâches d’exécution. Les seules activités sur lesquelles la police a pleine autorité sont la détermination du quantum de la force nécessaire pour disperser les manifestants et l’évaluation des équipements et des hommes nécessaires à cette fin.

Tableau XI : répartition des compétences entre autorités civiles et policières

Prise de décision Autorité civile, fonctions de

prescription

Force de police, fonctions de délivrance

Interdiction de la

manifestation

X

Discussions en coulisse

avec les manifestants

X

Ordre de Déploiement des

forces

X

Choix équipements et

hommes

X

15 Formées d’escouades militarisées destinées à l’intervention dans des situations de haut risque. Elles

comprennent : les CRS et BAE, la brigade de surveillance des personnalités (BSP), la force de recherche et d'action de la police nationale (FRAP).

155 Stratégie (dissuasion,

observation, discussion, dispersion)

X

(cas de consignes fermes)

X

Tactique (manœuvre, occupation du site avant les manifestants, etc.)

X

Habilitation à utiliser la force (bâton, lacrymogène, arme à feu)

X

X

(cas légitime défense)

Quantum de la force

X

Fin de la mission

X

(perspective d’ensemble)

La police de l’ordre n’a aucune prise sur les évènements conduisant à la production de la manifestation interdite, y compris sur sa propre participation. Elle n’intervient qu’au bout de la chaine et sur ordre. C’est une organisation dont l’activité est totalement subordonnée à l’autorité politique. À la différence de la police judiciaire qui peut s’autosaisir et ouvrir une information dès la découverte d’un crime, la police de l’ordre ne peut agir de sa propre initiative. La notion d’ordre qui lui sert de fondement à l’action n’est pas inscrite à l’avance dans un catalogue comme le sont les autres infractions dans le Code pénal. La manifestation interdite est un acte performatif qui repose entièrement sur la décision de l’autorité légitime. Ce pouvoir de qualification et d’interdiction des manifestations est détenu exclusivement par les autorités politiques : le maire, le préfet, le ministre de l’Intérieur et président de la République.

La mobilisation de la police de l’ordre repose entièrement sur la décision du ministre de l’Intérieur, autorité de tutelle. Sa position à la tête de l’organigramme policier, telle qu’illustrée par la figure 1, lui confère les pouvoirs d’autorité de police, en vertu desquels il apprécie de l’opportunité des interventions et décide de la nature des forces à mobiliser ainsi que des modalités concrètes d’actions. Cette séparation des tâches entre ordonnateur et exécuteur est nettement perçue par les agents de police, comme l’illustrent les témoignages suivants :

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En tant qu'agents, nous travaillons dans l’esprit du chef ou de l'autorité. Si on ne nous demande pas d’intervenir, nous n’intervenons pas. Lorsque nous intervenons, nous suivons les instructions. On n’intervient pas parce qu’il faut intervenir : tout se fait sur ordre. Tant que l’ordre n’est pas donné, nous n’intervenons jamais. L’ordre vient de la hiérarchie. Dans notre unité, il y a un officier ou un commissaire qui commande et même ces derniers, avant de nous donner les ordres, doivent attendre de recevoir les instructions du directeur des unités d’intervention, avant de les répercuter sur le terrain. Je suppose que le directeur des unités d’intervention prend ses ordres ailleurs (Malick, sous-officier CRS, 11 ans d’ancienneté).

NYD : Pouvez-vous m’expliquer le déroulement d’une opération de maintien de l'ordre ?

Il y a deux façons de procéder : soit on nous avertit qu’il va y avoir une manifestation, soit c’est une manifestation spontanée. La préparation n’est pas la même dans les deux cas. Lorsque la manifestation est déjà sue, c'est-à-dire la date est connue : soit la manifestation est autorisée, alors nous encadrons, c’est, disons les cas les plus difficiles à mon sens. Car, nous devons encadrer, nous devons faire en sorte que cela ne dégénère pas. Si c’est une manifestation pacifique ou de revendication, au niveau de la police, suivant le type de manifestation, nous choisissons le nombre de policiers intervenants, pour encadrer pour ne pas qu’ils aient des dérapages. C’est l’opérationnel. C'est-à-dire la hiérarchie policière qui nous prévient qu’il y a une manifestation et le nombre de personnes attendu (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté).

Dans les préfectures, les pouvoirs du ministre sont dévolus par délégation aux préfets, appelés autorités d’emploi. La nature de l’autorité des préfets sur les forces de l’ordre est fonction de la situation. Indirecte en situation normale, elle devient directe dans l’urgence. Ainsi, lorsque les évènements sont prévisibles, le préfet doit, avant l’intervention envisagée, adresser une demande écrite au ministre pour solliciter le concours des forces. Par contre, lorsque les évènements sont brusques, cette demande devient inutile.

Les autorités de police disposent également du droit d’employer la police seule ou concurremment avec la gendarmerie et l’armée. Ces deux dernières, forces militaires, sont placées sous une autre autorité, celle du ministre de la Défense. Leur mobilisation relève d’une tout autre procédure. Le concours de la gendarmerie et de l’armée ne peut être obtenu que par voie de réquisition. La procédure exige que l’autorité demanderesse adresse une lettre à l’autorité militaire (le chef d’état-major des armées ou le commandant de la gendarmerie), dans laquelle la demande est exprimée sans équivoque. Les militaires déployés demeurent toutefois sous le commandement de leur autorité de tutelle.

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Figure 3 : organigramme de la police, source (Koné, 2005)

La participation conjointe d’acteurs policiers et militaires au maintien de l'ordre ne semble pas poser de problèmes d’incompatibilité entre cultures organisationnelles différentes. Seule la BAE affiche un certain particularisme. Selon des répondants appartenant à cette unité, les autres organisations sont moins efficaces. Les CRS sont accusés de manquer de détermination : « ils n’utilisent pas l’énergie du désespoir »; et les gendarmes, de ne pas être des partenaires indispensables: « on a jamais comptés sur eux »16. Cependant, cette

prise de distance n’est pas propre qu’au BAE et est certainement liée à la culture élitiste de cette organisation. La BAE a en effet été créée en 1998 dans l’optique d’en faire l’unité d’élite dans le domaine du maintien de l'ordre. Ces marques de distanciation tendraient donc à justifier cette prétention. Les éléments de la CRS ne soulèvent aucune différence fondamentale avec les autres intervenants. S’ils admettent une plus grande efficacité à la BAE, c’est pour aussitôt attribuer le mérite à ses équipements, notamment les fameux chars antiémeutes, appelés chatons dans le jargon.

La synergie avec les corps militaires semble totale. « Lorsqu’il s’agit de la défense de la nation, nous travaillons en parfaite intelligence » affirme le sergent Kouman, ce sous-

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officier dont la trajectoire en 8 ans de carrière a conduit de la CRS, à la BAE puis au CECOS. Cette assertion est corroborée par les faits. Les conflits entre policiers et militaires sont rares. Seul un incident fut évoqué dans les entrevues. Ces faits racontés par deux des répondants remontent à l’année 2003. Lors d’une manifestation organisée par un groupe ethnique allié au pouvoir d’alors (les Wês), polices et gendarmes reçurent des consignes contradictoires. Aux premiers on demanda de disperser la foule, tandis qu’aux seconds l’ordre fut de canaliser les manifestants. Comme il fallait s’y attendre, les gaz lacrymogènes lancés par les policiers contre les manifestants n’épargnèrent pas les gendarmes présents à leur côté et l’affrontement entre les deux corps fut évité de peu.

Contrairement aux relations avec les militaires avec qui la fraternité d’armes semble subsumer les différences, les rapports entre la police et les autorités civiles sont plus conflictuels, malgré le lien de subordination qui les unit. Ces conflits se concentrent autour de l’habilitation d’user de la force. Un premier problème ressort du respect des procédures, notamment de la participation des maires. La loi prévoit en effet que les sommations soient faites par le maire ou un officier de police judiciaire avant tout usage de la force. Les participants sont unanimes : dans la pratique, les sommations sont rares et les maires n’interviennent jamais :

Vous ne verrez jamais un maire faire des sommations. Les maires ne connaissent pas leur rôle. Normalement, le commissariat du lieu doit intervenir d'abord, puis les CRS. Le directeur des unités d'intervention (DUI) peut demander soit au CRS soit à la BAE d’intervenir. En 16 ans de carrière, je n’ai jamais vu un maire intervenir. Dans la pratique, c'est rare qu'on fasse les sommations. Lorsqu’on arrive sur le terrain, on rentre dedans (Marius, officier, CRS 22 ans d’ancienneté). Le second problème ressort de l’habilitation à user de la force : compétence confiée à l’autorité politique au détriment des acteurs de terrains. Dans la pratique, les agents semblent passer outre. L’argument évoqué est l’inadéquation entre l’urgence des situations de danger imminent dans lesquelles ils sont placés et les délais induits par les procédures administratives. La chaine de décision est en effet longue. L’information sur l’état de la situation transmise par les agents de terrain doit remonter souvent jusqu’au cabinet du ministre avant de redescendre sous forme d’habilitation à user de la force. Dans bien des cas, c’est la situation qui dicte sa loi. Les propos suivants tenus par les enquêtés, tous

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spécialistes de l’ordre, témoignent des difficultés liées à la longueur de la chaine de commandement et aux modalités pratiques de gestions des situations d’urgence :

C’est une question de hiérarchisation du travail, moi je suis un opérationnel : je suis sur le terrain, c’est moi qui donne les ordres à mes hommes, c’est moi qui met en place le dispositif de telle sorte que la manifestation soit encadrée ou dispersée. Mais, ce n’est pas moi qui donne les ordres de dispersion : je ne fais qu’appliquer les ordres. Pour cela, je suis en contact direct avec mon supérieur hiérarchique. Lui aussi est en contact avec son supérieur et ainsi de suite jusqu’au ministre (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté).

Au cours d’une opération de maintien de l'ordre à laquelle j’ai participé, dans la commune de Cocody, les étudiants ont pris à partie un commissaire de police qui a pu s’échapper de leurs mains. Lorsque nous sommes arrivés, ils étaient en train de saccager tout dans le commissariat. Nous sommes arrivés et les avons matés sans ordre. Car dès qu’ils nous ont vus, ils ont commencé à nous lancer des cailloux. L'officier a rendu compte au commandant et ce dernier au directeur des unités d'intervention, qui à son tour a rendu compte au directeur de police qui a demandé d’attendre qu’il en informe le ministre. Pendant ce temps, on était en train d'être lapidé. L'officier a donc pris l'initiative sur lui qu’on se défende. Nous étions en état de légitime défense. Il y a eu des blessés graves dans le rang des manifestants. L’officier a rendu compte et a été sanctionné. Mais il a fait cela pour protéger ses éléments que nous sommes. On a pris ça pour une initiative personnelle, on appelle ça IP. S’il n’avait pas donné l’ordre il y aurait eu des blessés et des morts parmi nous, car nous étions assaillis par les pierres et nous ne pouvions pas battre en retraite. Ce jour-là, il y a eu des voitures cassées et on a dû se faufiler pour quitter les lieux, tellement la situation était tendue. L’officier était obligé de prendre une initiative personnelle (Sékongo, sous-officier CRS, BAE, 9 ans d’ancienneté).

L’urgence de la situation n’explique qu’en partie les initiatives personnelles prises par les policiers. Ceux-ci en effet ont une hantise du grossissement du nombre des manifestants et préfèrent largement disperser la foule pendant qu’elle est réduite. Ces actes isolés d’insoumission pourraient laisser croire à une police brute pressée de mater comparativement aux autorités politiques plus clémentes retardant à la dernière extrémité le recours à la force. La réalité est tout autre. L’existence même de la manifestation interdite en tant qu’objet du travail policier est une pure création des autorités politiques. Le refus, ensuite, de ces autorités de discuter avec certaines organisations et la fermeté des consignes données aux policiers sont à en juger par l’histoire française, la principale raison des interventions répressives (Bruneteaux, 1996 ; Fillieule, 1997). De plus, la durée de l’attente peut, comme l’indique Monjardet à propos des CRS français, en donnant le temps

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aux manifestants de provoquer les dégâts, fournir l’excuse pour une action plus énergique de la police. L’attente constituant ainsi un premier moment d’élaboration idéologique (par justification de la force), un moyen de lutter contre la peur liée à la surprise, de même qu’elle rend la décharge de la tension ainsi accumulée dans l’intervalle plus violente (Monjardet, 1988).

Enfin, ces actes d’insoumission restent marginaux. Dans les situations de crises, là où les dangers sont les plus graves et imminents, l’habilitation est donnée dès le départ sous forme de blanc-seing17. Les ordres sont formulés sans équivoque engageant la

responsabilité des donneurs d’ordre. Un exemple suffit à illustrer ce propos : lors de la manifestation des 4 et 5 décembre 2000, le président de la République s’adressait aux forces de sécurité en ces termes : « ordre est donné aux forces de sécurité de s’opposer par tous les moyens. ». 18 Le résultat ne se fut pas attendre : 37 personnes furent tuées par

les forces de sécurité. Les autorités politiques détiennent l’essentiel des pouvoirs et la responsabilité des opérations. Les forces de l’ordre sont presque réduites à une pure fonctionnalité instrumentale. Cette situation d’irresponsabilité contraste avec le modèle anglo-saxon, où les policiers jouissent d’une pleine autonomie. En Grande-Bretagne par exemple, toute la chaine de décision est confiée aux policiers : ce sont eux qui déterminent ce qui constitue ou non un trouble à l’ordre public et décident ou non de l’intervention ainsi que des aspects techniques de son exécution. Ils en assument la pleine responsabilité (Mandreville Briot, 1999). Les forces de l’ordre dans le système francophone sont des auxiliaires des autorités politiques. Mais comme l’affirme, L’Heuillet (2001), auxiliaire ne signifie pas pour autant ancillaire et des marges de manœuvre quoique réduites existent. C’est par le professionnalisme que les forces de l’ordre échappent à l’inféodation totale.