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La récurrence des manifestations violentes des régimes transitionnels d’Afrique

1. Régime politique et violence des manifestations

1.2. La récurrence des manifestations violentes des régimes transitionnels d’Afrique

d’Afrique

La violence est un puissant vecteur de changement social et politique. Dans l’optique des révolutionnaires, elle apparait comme le moyen de la transformation radicale de la société. Karl Marx en faisait la parturiente de la société communiste et Fanon (1974) le moyen de la décolonisation en Afrique. Le rôle instrumental de la violence apparait également dans les luttes pour l’avènement de la démocratie. Pour Linz (2006), il existe peu de cas où le passage de l’autoritarisme à la démocratie s’est opéré en douceur :

La frontière entre la démocratie et son contraire est si rigide qu’elle ne peut se franchir en général dans le simple cadre d’une évolution lente et perceptible ; tout au contraire, il faut presque toujours traverser cette frontière au prix d’une cassure violente, de

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procédés irréguliers, de putschs militaires, de révolutions ou d’interventions étrangères (Linz, 2006 : 32).

C’est en effet au moyen de manifestations et d’émeutes que s’ouvrent les transitions démocratiques en Afrique. L’histoire débute en janvier 1989 au Bénin, lorsque les étudiants de l’Université de Cotonou organisent une marche pour revendiquer des bourses et des garanties d’emplois. Les étudiants seront rejoints, dans la rue, par d’autres secteurs d’activité, aboutissant à ce que Dobry (1986) nomme une « désectorialisation », c'est-à-dire l’organisation simultanée de manifestations par les principaux segments de la société. Ces manifestations contraignent le régime militaire de Mathieu Kérékou à organiser une conférence nationale souveraine qui entérine l’idée de la libéralisation politique du pays. L’année suivante, des élections multipartites sont organisées, mettant ainsi un terme au régime de parti unique (Bratton & Van de Walle, 2002). Partout ailleurs sur le continent, des manifestations aux objectifs similaires se multiplient, encouragées par le soutien ouvert des grandes puissances occidentales et des institutions financières internationales qui exigent des reformes politique avant l’octroi de crédits. Ces pressions conjuguées, internes et externes, ouvriront l’ère des transitions démocratiques en Afrique (Akindes, 1996 ; Perret, 1994).

Si les manifestations ne font pas leur apparition en Afrique en 1989, elles deviennent plus fréquentes à partir de cette date comparativement aux époques antérieures. En effet, durant la colonisation (1885-1960), puis pendant les trente premières années des indépendances, sous le régime des partis uniques (1960-1990), les États africains connaissent des manifestations qui, pour être rares, n’en sont pas moins violentes. Le fait reste rarissime pour la période coloniale où les dissentiments empruntent plutôt la forme de la révolte : Sétif en 1945 (45 000 morts), l’insurrection malgache de 1947 (90 000 morts), la révolte des Mau Mau au Kenya en 1952 (200 000 morts) (Fanon, 1974), auxquels s’ajoute le maquis camerounais de 1956. En Côte d'Ivoire cependant, une conjoncture particulière va déclencher une avalanche de manifestations dans toute la colonie en 1949. En effet, à partir de 1945, on assiste à une décontraction autoritaire du régime colonial qui autorise la formation de syndicats et partis politiques indigènes. Le rassemblement démocratique africain (RDA), parti apparenté au parti communiste français, s’affirmera comme la principale force politique de la colonie. Lorsque débute la guerre froide, ce parti sera l’objet d’une persécution de la part de l’administration

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coloniale qui ne prendra fin qu’avec l’apostasie du communisme. Ainsi, en 1949, le gouverneur Péchoux multiplie les manœuvres contre le RDA : suscite des dissidences en son sein et procède à des arrestations massives dans ses rangs. Ce sont ces arrestations effectuées sur l’ensemble du territoire qui provoquent à chaque occurrence, des manifestations devant les lieux de détention et des émeutes. Le bilan des « évènements de 49 » fait état de 50 morts, dont 30 fusillés par la troupe de tirailleurs sénégalais et 20 provoquées par la pénibilité des conditions de détention. On dénombre également des centaines de blessés et près de 5 000 arrestations (Amondji, 1986 ; Gbagbo, 1982).

La période des indépendances enregistre un nombre d’émeutes relativement important comparé à l’époque précédente. John Wiseman (1986) recense pour la seule période de 1977 à 1985 dans les 15 pays d’Afrique de l’Ouest 46 événements majeurs inégalement répartis entre les pays : 13 au Nigeria, 3 en Côte d'Ivoire, au Sénégal et au Libéria, aucun au Niger et en Guinée Bissau pour ne citer que ces quelques cas. Certaines de ces émeutes ont provoqué la mort de nombreuses personnes. Les émeutes les plus graves en intensité se sont produites au Nigeria entre 1980 et 1985 et ont opposé les adeptes d’une secte islamiste dénommée Yan Izala aux forces de l’ordre et à certains de leurs coreligionnaires musulmans. Les émeutes de Maiduguri en 1982 auraient, elles seules, provoqué plus de 6 000 morts. En 1981, en Gambie, des émeutes consécutives à un coup d’État manqué feront 2 000 morts. En 1979 au Libéria, des émeutes de la faim occasionnent la mort de 150 personnes. Dans la majorité des cas (3/4) les militaires participent au maintien de l'ordre.

La période des transitions démocratique des années 1990 marque un changement d’échelle dans la fréquence des manifestations. Alors que dans les années 1980, la moyenne des manifestations dans les pays d’Afrique subsaharienne est de 20 événements majeurs par an, elle atteint un pic de 86 en 1991 (Bratton & Van de Walle, 2002). Les émeutes qui apparaissent, spontanées ou programmées, sont, selon une formule empruntée à Sylla (2014), liées à deux causes : les ravages du libéralisme économique et les promesses déçues du libéralisme politique. Par le premier, il faut entendre, les mesures impopulaires imposées par les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) ainsi que les effets de la mondialisation sur la détérioration des conditions de vie des populations ; par le second, la faiblesse des performances démocratiques.

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Les ravages du libéralisme économiques peuvent s’illustrer par un grand nombre de faits. D’abord, les manifestations des années 1990, qui contraignent les régimes autoritaires à adopter le multipartisme, sont immédiatement suscitées par les plans d’ajustement structurels du fonds monétaire international ou se situent dans leur sillage (Bratton & Van de Walle, 2002). Ces plans drastiques en effet ont consisté à supprimer de nombreux emplois publics et à privatiser certaines sociétés para-étatiques, avec pour objectif de réduire l’État à sa plus simple expression régalienne (police et justice).

En Côte d'Ivoire, l’annonce des plans d’austérité suscite aussitôt les manifestations de dans tous les secteurs d’activité. Un étudiant sera tué au cours d’affrontements avec la police (Grah Mel, 2003). Au Mali, c’est dans cette atmosphère de morosité provoquée par les plans d’ajustement structurel que s’expriment, après plusieurs décennies de léthargie, les étudiants et d’autres associations pour exiger l’ouverture démocratique. Les manifestations de mars 1991 seront réprimées dans le sang. La jeunesse malienne sous le leadership de l’association des élèves et étudiants du Mali (AEEM) fera montre à cette occasion d’une grande férocité : lynchage à mort de dignitaires du régime, pillage de leurs domiciles, mise à sac des commerces et magasins, autodafé des véhicules et bâtiments administratifs. La marche des femmes sur le palais présidentiel et la violente répression dont elles feront l’objet pousseront certains militaires à se désolidariser du pouvoir et à effectuer le pronunciamiento du 26 mars 1991. On estime à 300 le nombre de décès survenus lors de ces évènements ayant entrainé la chute du Général Moussa Traoré (Paris & Hamed, 2014).

Les émeutes de la faim de 2008 peuvent être attribuées aux ravages du libéralisme économique. La flambée mondiale des prix des aliments a provoqué des manifestations « prolétariennes » (Sylla, 2014) dans près de quarante pays à travers le monde (Maccatory, Oumarou, & Poncelet, 2010). Pour Konïgs (2014), la crise alimentaire qui sévit en Afrique a deux causes, l’une ancienne, est liée à la spécialisation coloniale des pays africains aux cultures d’exportations (café, cacao, coton, etc.). Le développement de ces cultures s’est opéré au détriment des produits vivriers. L’extension de cette spécialisation après les indépendances approfondira davantage la dépendance alimentaire. Dans Négrologie (2003), Stéphane Smith soutient qu’à leur indépendance, les États africains sont autosuffisants au plan alimentaire. Mais vingt ans plus tard, en 1980, ils importent 11 millions de tonnes de produits et 45 millions en 1995. En

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2002, sur 48 États situés au sud du Sahara, seulement quatre sont autosuffisants et 38 connaissent à des degrés divers, une crise alimentaire « permanente ». Cette situation de pénurie est aggravée par une seconde cause plus récente : l’expropriation des petits cultivateurs au détriment des agro-industries, en plein essor sur le continent, depuis 2007 (Konïgs, 2014). La disponibilité des produits alimentaires de première nécessité, essentiellement exportés, reposant sur des subventions publiques, la baisse ou suppression de celles-ci en 2008 s’est naturellement traduite en une flambée des prix, causant les émeutes dites de la faim. Au Niger, la crise débute en 2005 avec le vote par l’Assemblée nationale de l’augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qui passe de 15 à 19 %. Au Burkina Faso, ce sera en 2008 avec la brusque flambée des prix constatés par les consommateurs sur les marchés. Dans l’un et l’autre de ces deux pays, les manifestations conduiront à des violences, pillages, destructions de bâtiments publics et les revendications suscitées par l’économique (faim) prendront vite une connotation politique pour dénoncer le pouvoir. Au Burkina la lutte est menée sous la double bannière de la vie chère et de l’éthique politique, en atteste la dénomination de l’organe de coordination de la campagne : la coalition contre la vie chère, la corruption, la fraude, l’impunité et les libertés (CCVC) (Maccatory, Oumarou, & Poncelet, 2010).

Les effets du libéralisme économique ne sont pas que conjoncturels, liés aux spéculations sur les cours du blé ou du riz. Les politiques d’ajustement structurel des années 1980 et 1990 ont installé les États africains dans une situation de chômage chronique. Les jeunes diplômés éprouvent d’énormes difficultés d’insertion professionnelle, les conduisant vers des secteurs non sécurisés de l’informel. Lorsque cette disqualification diplômante et professionnelle est assortie de tracasseries administratives, la révolte n’est pas loin. Ainsi, lorsque le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, en Tunisie, un jeune bachelier, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de son état, s’auto-immole pour protester contre la confiscation de sa charrette de légume par la police, débute le printemps arabe : les manifestations et émeutes se produisent dans toute la Tunisie et s’étendent par effet domino à tous les pays du Maghreb et du Mashrek (au moyen orient). Le 14 janvier 2011, le président tunisien Ben Ali est contraint d’abandonner le pouvoir. Le 11 février de la même année ce sera le tour du Rais Égyptien, Hosni Moubarak. Le potentat lybien Muammar Kadhafi sera exécuté le 20 octobre 2011 par des insurgés appuyés par l’OTAN (Ayari, 2011). Les émeutes en Tunisie ont duré quatre semaines et couté la vie à près de 240

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civils ; 846 personnes sont décédées en Égypte, la plupart entre le 28 et le 29 janvier (Human Rights Watch, 2012). En Lybie et dans certains États du Moyen-Orient, ces manifestations ont débouché sur des guerres civiles (Yémen, Syrie). En 2013, en Égypte, les manifestations organisées par les Frères musulmans et leurs alliés pour dénoncer le coup d’État militaire contre Mohamed Morsi seront écrasées dans le sang. Selon HRW cette répression est la plus violente depuis Tienanmen en Chine (1989) :

En l’espace de 12 heures le 14 août 2013, les forces de sécurité supervisées par Sissi et par le ministre de l’Intérieur Mohamed Ibrahim ont méthodiquement tué par balle au moins 817 manifestants, pour la plupart pacifiques, sur la place Rabaa al-Adawiya au Caire, où ils tenaient depuis plusieurs semaines un sit-in de masse pour protester contre la destitution de Morsi (Human Rights Watch, 2015 : 5).

Les manifestations liées aux ravages du libéralisme économique sont survenues en général de façon imprévue consécutivement à des hausses soudaines de prix des produits de première nécessité, à des plans d’austérité économique ou à des actes de desespoir. Personne n’avait prévu les soulèvements arabes (Siméant, 2014 ; Sylla, 2014). Pour cause, en 2010, les pays touchés par la Tawra (révolte en arabe) occupent les premières places en matière de développement humain en Afrique. Selon les indicateurs de la fondation Mobrahima, la Tunisie était, à la veille de la révolution, classée 1er en développement humain et l’Égypte 2e en

développement durable (Sylla, 2014).

Les manifestations violentes liées aux promesses déçues du libéralisme politique sont prévisibles et cycliques, liées à la tenue des élections où elles prennent la forme d’épreuves de force entre oppositions et pouvoir. La plupart des transitions démocratiques ouvertes en 1990 en Afrique ont débouché sur des régimes hybrides qualifiés de démocraties de façade, démocratie autoritaire, démocratie militaire ou encore d’autoritarisme compétitif (Van de Walle, 2006). Excepté quelques cas, les échéances électorales riment avec des contestations violentes. Les points de litige entre compétiteurs portent sur les trois principaux maillons de la chaine électorale : définition des règles du jeu (code électoral), validation/exclusion des candidats et l’acceptation des résultats.

L’un des premiers combats menés, à coups de manifestations, par l’opposition politique en Afrique a été la redéfinition des règles du jeu électoral, notamment le remplacement, pour

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l’organisation des élections, du ministère de l’intérieur, jugé inféodé au pouvoir par une commission indépendante. En Côte d'Ivoire par exemple, l’opposition politique organise le boycott actif des élections de 1995 au motif que les règles électorales sont taillées sur mesure pour permettre, par la fraude l’élection du président sortant. Les manifestations qui s’en suivent feront de nombreux morts et blessés et glisseront vers un conflit interethnique.

Les manifestations relevant du deuxième maillon à savoir validation/exclusion des candidats touchent à la fois des candidats de l’opposition et des présidents en exercice forclos par les limitations constitutionnelles. Au titre des opposants exclus, l’Ivoirien Allassane Ouattara fait figure de symbole. Le rejet de sa candidature par deux fois en 2000, aux présidentielles puis aux législatives, a provoqué des manifestations soldées par des centaines de morts chacune (Human Rights Watch, 2001). À l’opposé, les tentatives de modifications constitutionnelles entreprises par les régimes en place afin de s’éterniser au pouvoir sont de plus en plus périlleuses. Le plus récent incident est la modification constitutionnelle entreprise au Burkina Faso par Blaise Compaoré en 2014. Les manifestations d’opposition à ce projet, soldées par des dizaines de morts, mettront un terme à ses velléités bonapartistes. Blaise Compaoré devait fuir le 31 octobre 2014 et trouver refuge en Côte d'Ivoire. Le coup d’État accompli par son ancienne garde prétorienne, le régiment de sécurité présidentiel (RSP), le 16 septembre 2015 échouera également du fait de manifestations et de la contre-réaction des autres branches de l’armée.

Reste le dernier maillon de la chaine, l’acceptation des résultats de l’élection. Il est de loin le plus problématique et la source de la répétition cyclique des violences. Les exemples sont légion d’élections où les deux candidats se déclarent vainqueurs, appelant les manifestants à trancher le litige dans la rue. Déjà en 1991, le Cameroun donnait le ton :

L’année 1991 fut une année sanglante : entre 200 et 300 manifestants moururent lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. Le régime mit sept des dix provinces sous contrôle militaire. La chute du régime semblait proche, mais Biya maitrisa cette crise avec le soutien des forces de l’ordre restées loyales (Mehler, 1997 :100).

Dans la période récente, des contestations électorales ayant conduit à des manifestations violemment réprimées eurent lieu en Côte d'Ivoire (2000, 2010), au Gabon (2009), au Kenya (2007, 2013). Le refus d’accepter sa défaite est lié à l’enjeu des élections en Afrique. Le système néopatrimonial fonctionne à l’exclusion relative, affirme M’bembé (1988). l’État africain est le

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principal lieu d’accumulation et de redistribution des ressources nécessaires à la survie. Aussi, le détenteur du pouvoir dispose de cette manne qu’il peut accaparer au profit de son groupe à l’exclusion des autres. Dans ce jeu à somme nulle où le gagnant remporte toute la mise (Otayek, 1998), la mauvaise foi semble la chose la mieux partagée comme le constate Thiriot à propos du Mali :

Le verdict des urnes est rejeté par les perdants et la commission électorale est discréditée en toute subjectivité lorsque les résultats ne sont pas conformes à ses attentes : c’est clairement le jeu dangereux auquel se livrent certains opposants en Afrique (Thiriot, 2004 : 145).

Dans les sociétés divisées, ce n’est pas qu’un candidat qui perd, mais toute la communauté à laquelle il appartient. La contestation des résultats s’avère dans cette situation une stratégie efficace pour discuter le partage du gâteau national aux lendemains des élections :

Conversely, systems that are more exclusive, such as the first-past-the-post and winner- takes-all systems, are more likely to encourage violent behaviour, especially in divided societies. The current trend of establishing post-election power-sharing governments in Africa is a direct consequence of these exclusive systems. While power sharing agreements are sometimes deemed temporarily necessary in order to prevent (more) violence, they may set a dangerous precedent for the continent in the sense that every election, legitimate or not, is violently contested in order to force a power-sharing agreement (Adolfo, Kovacs, Nyström, & Utas, 2012 : 2)

La particularité des manifestations violentes des régimes transitionnels est le nombre de victimes qu’ils provoquent comparativement aux régimes démocratiques. La différence semble liée à la nature des manifestations qui s’apparentent dans le premier cas à des protestations antagoniques, c'est-à-dire des manifestations subversives, par opposition aux protestations adhésions qui visent une reforme à l’intérieur d’un système (McClintock, Normandeau, Robert, & Skolnick, 1974). Les manifestations violentes des régimes transitionnels ne visent pas un objectif symbolique : elles ne sont pas de papier comme dirait Champagne (1990). Leur objectif dans le système post-autoritaire dans lequel elles se déroulent est tangible et vise la transformation du système, d’où la forte intensité des violences dont témoigne le nombre élevé de victimes. La violence des manifestant déborde la pure instrumentalité politique et s’accompagne de prises de butins sur les détenteurs du pouvoir, les biens publics et les commerces : pillages, destruction de biens de dignitaires du régime, lynchages font partie du répertoire de l’émeute. Les forces de l'ordre infligent des violences souvent gratuites et

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disproportionnées : bastonnades, usage d’armes à feu. Pour rendre compte de cette hubris des manifestations, cette démesure de violence, qui ne se laisse enfermée ni dans ses dimensions stratégiques ni dans ses dimensions intéressées, deux grandes explications arrimées au concept de néopatrimonialisme sont proposées : l’économie morale des manifestants et le manque de professionnalisme des forces de sécurité.

1.2.1. L’Économie morale

Le concept d’économie morale a été forgé par l’historien britannique E. P. Thompson à l’origine pour rendre compte des jacqueries anglaises du XVIIIe. Il entendait par-là s’opposer aux

interprétations étriquées qui ne voyaient dans ces révoltes frumentaires que des actes spasmodiques. Pour Thompson, la violence n’est pas mécanique et prend sens dans l’indignation ressentie par les paysans face à la rupture d’un contrat tacite de protection qui les lie aux puissants au sujet de leur subsistance. Le concept fera florès. Appliqué par Thompson lui-même aux révoltes prolétariennes, il sera étendu, par James Scott, aux révoltes paysannes des colonies anglaises situées en Asie (Vietnam et Inde), avant de trouver un terrain fertile dans les révoltes du sous-prolétariat urbain. En Afrique, l’économie morale fait figure de théorie dominante dans l’explication des émeutes (Siméant, 2010). Cependant, le succès du concept s’est accompagné d’un relâchement dans son usage d’où l’intérêt du recadrage que propose Siméant (2014) :

J’ai proposé ailleurs, si l’on attendait effectivement la faire fonctionner de manière heuristique, de considérer l’économie morale comme un ensemble de valeurs dérivées de conditions de vie marquées par l’obsession de la subsistance, liées à des attentes croisées, indissolublement pragmatiques et normatives, entre dirigés et dirigeants concernant la juste répartition des richesses, et la responsabilité des dirigeants en matière de subsistance. Le terme subsistance ne doit pas induire en erreur : si la notion d’économie morale a d’abord été appliquée avec profit à tout ou partie de groupes populaires confrontés à leur survie matérielle, c’est qu’elle structure fortement leur rapport aux autorités (et éclaire la tension entre déférence, dépendance et violence de l’émeute), ainsi que les attentes des autorités à l’égard des dirigés. Mais cela ne signifie