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3. Le champ culturel : les droits applicables aux manifestations

3.1. Le droit interne

L’usage de la rue par les manifestants et les mesures de police destinées à maintenir l’ordre font appel à un faisceau d’articles disséminé dans plusieurs textes : constitution, loi et

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surtout jurisprudence, le domaine appartenant au droit administratif. Dans le préambule de sa constitution d’aout 2000, la Côte d'Ivoire proclame son adhésion aux droits et libertés tels que définis dans la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. Le pays a par ailleurs dûment signé et ratifié Le pacte relatif aux droits civiques et politiques de 1966, ainsi que La charte africaine des droits de l’Homme de 1981. Ces deux textes garantissent le respect des libertés fondamentales parmi lesquelles figure le droit de réunion et d’assemblée. L’article 11 de la Constitution stipule que la liberté de réunion et de manifestation est garantie par la loi.

Malgré ces dispositions généreuses, la loi de référence soumet la manifestation au principe de la déclaration préalable. Pour être légale, la manifestation ne doit pas tomber sous le coup d’une interdiction prise par une autorité de police administrative, c'est-à-dire une autorité qui détient légalement la responsabilité du maintien de l'ordre. Ces autorités sont par ordre décroissant d’étendue des pouvoirs matériels et territoriaux : le président de la République et par délégation, le ministre de l’Intérieur en ce qui concerne l’ensemble du pays ; le préfet et le maire dans les limites de leurs circonscriptions. Des pouvoirs équivalents sont concédés aux chefs d’institutions dans les limites géographiques de leurs bâtiments. Il en va ainsi du président de l’Assemblée nationale, dans l’enceinte et le périmètre de cette institution, du président du tribunal à l’intérieur et dans le pourtour du palais de justice, du président de l’université sur le campus, des chefs militaires à l’intérieur des casernes et autres bâtiments militaires. L’exercice de ces pouvoirs de police et du droit de manifester sont régis différemment selon qu’on soit en période normale, c'est-à-dire de fonctionnement routinier des institutions ou en période de crises graves, cas qui appelle des dispositions encore plus restrictives.

3.1.1. La manifestation en période normale

En période normale, le régime de la manifestation est prévu par le décret-loi de 1935. Cette ordonnance, bien qu’abrogée par la loi instituant le Code pénal, demeure encore en vigueur, faute de texte de substitution. L’article 1 du texte en précise le domaine :

Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toute manifestation sur la voie publique. Toutefois, sont dispensées de cette déclaration les sorties sur la voie publique conforme aux usages locaux.

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L’article 2 définit la procédure de la déclaration. Nous avons remplacé les mentions relatives à des noms de villes françaises par leur équivalent en Côte d'Ivoire. Ainsi : la déclaration sera faite à la mairie de la commune ou aux mairies des différentes communes sur le territoire desquelles la manifestation doit avoir lieu, trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus, avant la date de la manifestation. À Abidjan et pour les communes du département des Lagunes, la déclaration est faite à la préfecture de police. Elle est faite au préfet ou au sous-préfet en ce qui concerne les villes où est instituée la police d'État. La déclaration fait connaître les noms, prénoms et domiciles des organisateurs, et est signée par trois d'entre eux, faisant élection de domicile dans le département ; elle indique le but de la manifestation, le lieu, la date et l'heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s'il y a lieu, l'itinéraire projeté. L'autorité qui reçoit la déclaration en délivre immédiatement un récépissé.

Le dernier article (3) détermine les pouvoirs de l’autorité de police : si le maire, l'autorité investie des pouvoirs de police, estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, il l'interdit par un arrêté qu'il notifie immédiatement aux signataires de la déclaration. Il transmet ensuite, dans les vingt-quatre heures, la déclaration au préfet en y joignant, le cas échéant, une copie de son arrêté d'interdiction. Le préfet peut, dans les conditions prévues par la loi du 5 avril 1884, soit prendre un arrêté d'interdiction, soit annuler celui qui a été pris. L’interdiction de la manifestation par l’autorité compétente repose donc sur le pronostic que fait cette dernière des troubles potentiels.

L’interdiction d’une manifestation expose les contrevenants à des sanctions. Les articles 179 et suivants prévoient les situations dans lesquelles la manifestation devient un attroupement c'est-à-dire un délit et les sanctions assorties. L’infraction est constituée dès lors que :

 La déclaration est incomplète ou inexacte et de nature à tromper l’autorité de police sur la nature de la manifestation ;

 Le public a été convoqué à la manifestation avant que la demande ne soit présentée à l’autorité d’habilitation ;

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 Un manifestant porte une arme apparente ou cachée ou d’un engin dangereux ;

 La manifestation consiste à perturber une autre manifestation tolérée ou autorisée.

Les peines prévues à l’article 160 du Code pénal s’étendent de 6 mois à 5 ans, assorties d’amende et de mesures de sureté. Le port d’une arme, la qualité d’organisateur et le refus d’obtempérer aux sommations constituent des circonstances aggravantes. De plus, la loi autorise en son article 179 (Code pénal) ses représentants à disperser par la force l’attroupement après les sommations d’usage. Celles-ci sont prononcées par le (sous) préfet ou son délégué, le maire ou un officier de police judiciaire, tous porteur au moment des faits des insignes de leur fonction. En cas d’agression, la sommation est facultative.

3.1.2. La manifestation en période de crise

En période de crise, les libertés publiques sont purement suspendues. La constitution prévoit trois cas de figure où des pouvoirs quasi dictatoriaux sont concédés au chef de l’État. Ce sont par ordre décroissant de pouvoir : l’état de crise, l’état de siège et l’état d’urgence. L’état de crise est prévu par l’article 48 de la Constitution. Il est ainsi libellé :

Lorsque les Institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exceptionnelles exigées par ces circonstances après consultation obligatoire du Président de l'Assemblée nationale et de celui du Conseil constitutionnel. Il en informe la Nation par message. L'Assemblée nationale se réunit de plein droit.

L’état de crise confère donc des pouvoirs sans bornes légales au chef de l’État qui peut prendre toutes mesures qu’il juge idoines, dans les circonstances précitées.

L’état de siège est prévu par l’article 74 de la Constitution. Les pouvoirs dévolus au président sont limités quant aux actions à entreprendre. Le texte prévoit que l’autorité de police soit transférée des civils vers les militaires. Le dernier cas de figure, l’état d’urgence est moins restrictif que les deux premières mesures d'exception. L’autorité civile reste détentrice des pouvoirs de police qui pour la circonstance sont étendus. Elle peut ainsi

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interdire les manifestations, mettre en résidence surveiller, etc. La loi 59-231 du 7 novembre 1959 en fixe les modalités.

En période normale ou de crise, la manifestation est une liberté fragile. De 2000 à 2010 sous l’ancien régime, toutes les manifestations projetées par l’opposition étaient systématiquement interdites au motif de troubles potentiels. Avec l’avènement du nouveau régime, la pratique perdure. Le tableau IX suivant extrait des rapports pays du département d’État américain fait le récapitulatif des interdictions de manifester.

Tableau IX : liste des interdictions de manifester 1995-2011 (Source rapport pays du département d'État américain)

Date Interdictions

1995 Suite aux manifestations de septembre, le gouvernement annonce que tous les marches et sit-in sont interdits pour une période de 3 mois.

1999 Le 27 avril le président de l’université a interdit toutes les manifestations sur le campus. Deux jours plus tard, le gouvernement entérine la décision et bannit la Fesci.

1999 En septembre, le maire de Dabou interdit une manifestation du RDR, prévue pour le 11 septembre au motif que des violences pourraient survenir.

Le 20 septembre c’est au tour du maire de Koumassi, une commune d’Abidjan, d’interdire toutes les manifestations dans sa commune.

1999 En novembre, le président Bédié signe un décret interdisant les manifestations durant le week-end. Ce décret est resté en vigueur jusqu’au à la fin de l’année. 2000 Le 18 aout le gouvernement a durci les conditions pour manifester. Il faut

désormais obtenir deux autorisations : une du ministère de l’Intérieur et l’autre de celui de la sécurité avant de faire une manifestation.

2000 Le 22 février le gouvernement annonce l’interdiction des manifestations jusqu’à nouvel ordre.

2000 Après sa tentative d’assassinat, le général Gueï interdit toutes les manifestations des partis politiques, sauf celles qui se tiennent à leur siège.

2000 En septembre, le gouvernement interdit toute manifestation à l’approche des élections. La conférence de presse de Ouattara pour annoncer sa candidature est

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2003 Le 16 octobre le conseil des ministres interdit toutes les marches et manifestations à Abidjan pour une période de trois mois.

2004 En mars, un décret présidentiel interdit les manifestations du 11 mars au 30 avril. 2005 L’interdiction est restée en vigueur jusqu’à la fin de l’année

2006 Le 13 décembre, le président Gbagbo renouvelle l’interdiction jusqu’au 15 juin 2007. Elle resta en vigueur jusqu’à la fin de l’année 2010

2011 Le régime Gbagbo prolonge de 6 mois l’interdiction des manifestations

2011 Le gouvernement de Ouattara interdit souvent les manifestations. Par exemple, le 15 octobre, la manifestation du FPI fut interdite.

2011 Le gouvernement a interdit 2 manifestations du FPI arguant des raisons de sécurité.

En considérant que les mesures générales, les durées d’interdictions mises bout à bout, débouchent sur une durée totale d’interdiction de manifester de huit ans et demi sur une période globale de onze ans. Les manifestations sont donc fréquemment l’objet d’interdictions. La situation de guerre qu’a connue le pays ne peut tout justifier, dans la mesure où ces restrictions remontent à l’époque d’avant-guerre et se poursuivent aujourd’hui encore. La raison la plus plausible est l’application (intéressée et zélée) d’un corps de règle plus prompt à interdire qu’à autoriser les manifestations. Dans la loi ivoirienne, tous les chemins mènent comme pour ainsi dire à l’interdiction. La figure 2, ci- après, représente les différents chemins légaux de la manifestation.

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Figure 2 : droit interne des manifestations

Que ce soit en période normale ou de crise, la participation à une manifestation interdite expose à une dispersion violente sans préjudice des peines encourues. Selon les circonstances, la nature du régime et le degré de la conflictualité locale, la manifestation peut conduire à des violences mortelles, violant ainsi les droits fondamentaux de l’Homme. Aussi, depuis la chute du mur de Berlin, plusieurs initiatives internationales, sans remettre en cause le monopole de l’État dans la définition du bon ordre, posent des balises aux opérations de police. Le droit international prévoit des interventions directes pour faire cesser les violations et le cas échéant, le jugement des auteurs putatifs.

3. 2. Le droit international

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Nations Unies sont partagées entre deux principes antagoniques: la prévention des petits États contre la barbarie des grands et la protection de la personne humaine contre toutes formes de tyrannie. Ces deux préoccupations seront à l’origine de deux instruments juridiques fondamentaux: la charte de l’ONU, précisément l’article 2 du chapitre sept qui proclame la souveraineté des États

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dans les affaires intérieures, et le corpus des droits de l’Homme6. Selon les époques et

péripéties des relations internationales, un mouvement de balancier s’est établi entre ces deux exigences. Si à l’origine le premier a prévalu sur le second, depuis la chute du Mur de Berlin, la balance s’est penchée du côté des droits de l’Homme. Plusieurs formules matérialisent cette évolution : le droit d’ingérence, la sécurité humaine, la cour pénale internationale et la responsabilité de protéger. Les deux premières sont tombées en désuétude ; il reste les deux dernières présentées ci-après.

3.2.1. La Cour pénale internationale (C.P.I.)

Les 120 États participants, à la conférence diplomatique de Rome tenue du 15 au 17 juillet 1998, entérinent l’idée de la création d’une Cour Pénale Internationale. Le traité de Rome contient le statut de ce tribunal aux pouvoirs exceptionnels, déclinés en un préambule et 116 articles. Le traité relatif à la C.P.I. est entré en vigueur le premier juillet 2002. La cour est compétente pour les crimes commis partout dans le monde. Sa compétence matérielle concerne « les crimes les plus graves ayant une portée internationale ». Il s’agit en l’occurrence des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, du crime d’agression et des crimes de guerre. La cour est constituée de dix-huit juges, non rééligibles, élus pour neuf ans par l’assemblée des États, parties au statut, d’un procureur et d’un greffier. Elle comporte trois chambres: une section préliminaire, une section de première instance et une section d’appels.

Seuls les États et le procureur de la cour ont l’initiative des poursuites. Le Conseil de sécurité se réserve le droit de suspendre une poursuite pendant douze mois renouvelables. Le premier mandat d’arrêt international contre un président en exercice émis par ce tribunal fut délivré à l’encontre du dirigeant soudanais Omar el-Béchir en mars 2009. L’ancien président ivoirien, Laurent Gbagbo, est en instance de jugement devant cette cour. Il est accusé d’avoir commis de nombreux crimes parmi lesquels figure le massacre de manifestants désarmés en 2010. Parallèlement à l’existence de cette cour, le projet

6 Article 2, chapitre 1 « l’organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses

membres »; chapitre 7 « Aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État. »

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d’intervention direct pour faire cesser des atrocités n’a pas été définitivement abandonné avec le rejet du droit d’ingérence. Il revient avec le concept de la responsabilité de protéger.

3.2.2. La responsabilité de protéger

À l’initiative du Canada et sous les auspices des Nations Unies, un groupe d’experts fut réuni pour réfléchir sur la question du droit désuet d’ingérence, la responsabilité internationale dans la protection des droits de l’homme et proposer des solutions. La Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (C.I.I.S.E.) co- présidé par Mohamed Sahnoun et Gareth Evans va rendre son rapport en décembre 2001. La responsabilité de protéger (R2P) remplace le droit d’ingérence et proclame quatre principes :

1- Le principe de souveraineté implique la protection de sa population à défaut, la responsabilité internationale la supplée ;

2- Les fondements de la R2P sont la souveraineté (article 24 de la charte), les traités sur les droits de l’Homme et la pratique ;

3- Ses trois éléments constitutifs sont : responsabilité de prévenir, de réagir et de reconstruire ;

4- La priorité est à la prévention.

La responsabilité de protéger est adoptée le 16 septembre 2005 à New York. Les Nations unies s’arrogent le droit de protéger les populations civiles contre leurs propres dirigeants. La formule sera appliquée en Côte d'Ivoire en 2011. La résolution 1975, du 30 mars 2011, adoptée à l’unanimité par le conseil de sécurité, vise à mettre fin aux souffrances des populations civiles. Elle fut en effet votée moins d’un mois après le 3 mars 2011 ; date à laquelle sept femmes furent tuées, alors qu’elles manifestaient à Abidjan pour exiger le départ du pouvoir du président Laurent Gbagbo. Le mandat donné par le Conseil de sécurité aux forces onusiennes présentes en Côte d'Ivoire est sans équivoque :

Il a autorisé l’ONUCI, dans le cadre de l’exécution impartiale de son mandat à utiliser tous les moyens nécessaires pour s’acquitter de la tâche qui lui incombe de protéger les civils menacés d’actes de violence physique imminente, dans la limite

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de ses capacités et dans ses zones de déploiement, y compris pour empêcher l’utilisation d’armes lourdes contre la population civile.

Cependant, dans le cas ivoirien comme dans bien d’autres, l’intérêt croissant des Nations unies pour la défense des droits de l’Homme et les différents instruments conçus à cet effet n’ont pu empêcher les crimes graves de se produire. Parlant de ces instruments, Louise Arbour, Haut-commissaire aux droits de l’homme (2004-2006), les qualifiera en 2008, de pilier de verre : « il ne soutient rien du tout, dans ses meilleurs jours, il est décoratif, invisible et la plupart du temps, très fragile » (Sciora & Stevenson, 2009 : 219). Cette fragilité va se démontrer à plusieurs reprises, lors de manifestations, en Côte d'Ivoire.