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1. La doctrine classique du maintien de l'ordre

1.2. Le professionnalisme

Légalement placée dans des conditions de subordination, la police de l’ordre ne constitue pas pour autant un simple objet aux mains du pouvoir politique. Contre toute velléité

17 Sur le même sujet, et au Québec, Brodeur (2003) parle plutôt de chèque en gris pour désigner ces ordres

dont la particularité est d’être formulés en des termes généraux, assez clairs pour justifier les initiatives policières, mais assez sombres pour couvrir les donneurs d’ordres. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, les ordres sont assez explicites et compromettants pour les donneurs d’ordres : il s’agit donc d’un blanc-seing.

18 Discours du président Laurent Gbagbo, le 4 décembre 2000 (Human Rights Watch, 2001). Pour

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d’instrumentalisation, elle peut opposer une identité professionnelle bâtie sur un capital culturel acquis au cours de la formation au maintien de l'ordre. Si les policiers doivent impérativement donner force à la loi et obéir, leurs actions se distinguent de la pure servilité en s’inscrivant dans une éthique professionnelle que les acteurs trouvent dans les deux faces du légalisme : d’une part, l’exécution des ordres de l’autorité légitime et de l’autre, le respect des droits de l’Homme, en l’occurrence le droit à la vie et la protection contre la torture et les traitements cruels et dégradants. Selon cet officier interrogé, obéissance aux ordres et limite dans les moyens utilisés constituent la clé de voute de la profession :

Lorsqu’il y a une manifestation qui est projetée, les autorités politiques peuvent sur la base de leur information prévoir qu’elle dégénérera et donc demander aux organisateurs de sursoir à l’événement ou de la reporter à une période moins sensible. Elles peuvent donc interdire la manifestation. Si c’est le cas, nous prenons nos dispositions pour que l’événement n’ait pas lieu. Mais nous devons le faire dans le respect des droits de l’homme. Nous mettons vraiment l’accent dessus. La police est autorisée à user de la violence pour disperser les manifestations interdites. Mais, il faut utiliser le minimum de force nécessaire pour accomplir la tâche. De plus, la dispersion se fait par étape, elle s’effectue dans un temps et un lieu donné et ne doit pas se prolonger au-delà de ces limites. Par exemple, supposons que la manifestation ait lieu dans ce bureau, il y a des gens qui l’occupent illégalement et on demande de les disperser. Nous les enlevons du bureau et une fois qu’ils sont dehors, nous n’allons pas au-delà (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté).

Le recours au légalisme comme fondement de l’action, notamment pour se distinguer du politique n’est pas qu’une idéologie destinée à masquer l’instrumentalisation, car il permet dans le même temps de garantir un espace d’autonomie à la police. Il ne fait pas de doute que la police sert les intérêts du pouvoir dont les interdictions de manifester frappent de manière sélective certaines organisations. Les policiers interrogés n’en sont pas dupes. Pour les manifestations dont la cible est l’État, ils sont confondus nolens volens avec les autorités en place. Pour les manifestants d’hier, ils étaient « les policiers de Gbagbo », aujourd’hui on dit : « voilà les policiers de ADO (initiale du président actuel » (Eugène, sous-officier CRS, 11 ans d’ancienneté). Ils sont enchâssés dans une relation fonctionnelle et hiérarchique avec le pouvoir et leur mandat affirment-ils consiste à « protéger les institutions et ceux qui les incarnent ». Cependant, en s’en tenant à des standards professionnels dans la mise en œuvre des interdictions, ils recouvrent une certaine

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indépendance par rapport au pouvoir. Les inclinations politiques sont ce qui pousse à « aller au-delà du maintien de l'ordre » (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté). Autrement dit, la neutralité professionnelle, du point de vue des policiers, repose sur l’observance stricte de la loi et consiste en l’exécution des ordres avec les moyens conventionnels. La partialité consiste à enfreindre une de ces deux conditions. Les ordres doivent être exécutés quel que soit le pouvoir en place et les manifestants doivent être traités avec les moyens conventionnels quel que soit leur nature. Le légalisme constitue donc la grandeur et la servitude du métier.

Le refus d’interpréter les décisions politiques en est une bonne illustration. En effet, de tels commentaires équivaudraient à prendre pied dans un débat politique entre pouvoir et opposition-manifestante, en épousant la thèse de l’un ou de l’autre; ce qui contrevient à la neutralité professionnelle tant recherchée. Aussi, lorsqu’on leur demande leur opinion sur les décisions d’interdiction de manifester et sur les empiètements des autorités politiques sur leur domaine opérationnel, la plupart des enquêtés refusent de répondre, au motif qu’il ne leur appartient pas de juger le politique. Voici la réponse la plus prolixe obtenue sur cette question :

Non je ne le pense pas. En fait cela relève de la politique, or comme vous le savez, moi je ne suis pas un politicien et je le répète toujours à mes éléments, nous ne sommes pas des politiciens (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté).

L’image spéculaire des policiers, spécialistes de l’ordre, est que le respect des droits de l’Homme, ou du moins l’usage modéré de la force est leur principal capital culturel, comparativement aux acteurs militaires, plus portés aux excès. L’idéal poursuivi par la corporation, tel qu’évoqué unanimement par les agents, est de produire des manifestations sans tache, c'est-à-dire des interventions qui ne laissent aucune « trace sur les corps » aussi bien des policiers que des manifestants. Le propos suivant tenu par un officier exprime cette valeur commune :

Une opération de maintien de l'ordre est réussie, lorsqu’au cours de l’opération vous avez utilisé les moyens conventionnels. S’il s’agissait de disperser et que vous l’avez fait sans provoquer de blessés autant du côté policier que manifestant : vous avez dispersé et le calme est revenu. Après une telle opération, tu rentres chez toi fier d’avoir bien travaillé. S’il s’agissait d’encadrer et que malgré l’hostilité affichée par les manifestants, vous avez évité les affrontements, suivi les

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manifestants jusqu’au site autorisé et qu’ils ont pu lire leur déclaration et sont rentrés chez eux calmement (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté).

La doctrine de la force repose sur la dissuasion, c'est-à-dire la menace de faire usage de la force pour ne pas avoir à l’utiliser. Tout l’art consiste dès lors à rendre la menace crédible par des mises en scène au sens théâtral du terme : déploiement massif et surdimensionné des effectifs, accoutrement spécifique, exhibition des armes, tirs de sommation, déplacement en formation, etc. Il s’agit selon une leçon bien apprise de « faire montre de la force pour ne pas avoir à l’utiliser » (Digbeu, officier CRS, 16 ans d’ancienneté). Pour les professionnels de l’ordre, comme l’illustre le témoignage suivant, tout l’art du métier consiste à rendre crédible la menace d’usage de la force :

Le maintien de l'ordre ne consiste pas uniquement à aller, comme on le dit, gazer les gens. Ce n’est pas forcément parce qu’on a tiré les lacrymogènes que le maintien de l'ordre est réussi. C’est au contraire, lorsque les gens acceptent volontairement de quitter les lieux qu’ils occupaient sans autorisation. Par exemple, au cours d’un sit-in à la cathédrale, organisé par des déflatés, nous leur avons demandé de partir, car ils n’avaient pas le droit de manifester à cet endroit précis. Ils étaient environ une centaine, mais lorsqu’ils ont vu le nombre d’agents présents, ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas résister : ils sont donc partis tranquillement. Le maintien d'ordre repose en fait sur la dissuasion. On ne va pas forcément pour réprimer : c’est seulement lorsque la situation déborde que nous intervenons (Malick, sous- officier CRS, 11 d’ancienneté).

La dissuasion ne produit pas toujours le résultat escompté. Lorsque la présence policière n’est plus suffisante pour interrompre le déroulement d’une manifestation et que le recours à la force s’avère nécessaire, la police dispose d’autres recettes permettant dit-on d’employer le moins de force possible, c’est le principe du miminum19. La tactique de la

manœuvre est ainsi employée pour saper le moral des adversaires. Sans le nommer explicitement, le commissaire Kouadio y fait référence dans son mémoire de fin de formation :

19 La comparaison est effectuée avec les militaires. Si elle est fondée historiquement (la création des CRS en 1944 en France précède une période où l’armée effectuait le maintien de l'ordre avec des armes de guerre), elle n’est plus pertinente. L’armée elle-même utilise les armes non létales et les mêmes principes que les forces spécialisées. La comparaison relève donc du sophisme de l’homme de paille. Le gazage extensif des manifestants n’est plus par rapport aux sensibilités actuelles une mesure d’adoucissement, il constitue plutôt un maximum d’usage de la force.

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Les principes généraux sont tirés des expériences acquises et des tactiques militaires. Les principes de base sont la sureté signifie se préparer, former très bien son personnel et posséder une bonne réserve. La surprise se conçoit en terme de tactique qui voudrait que la force publique profite de certaines circonstances pour attaquer et en termes de stratégies qui permettent de surprendre l’adversaire sur son côté où la diversion n’a pas eu lieu. Ces deux principes vont affaiblir l’adversaire qui va attaquer de manière désordonnée donc forcément plus perméable. Principe complémentaire attaque au point le plus faible. Dans la pratique, attraper le meneur et éviter que le groupe se forme, action préventive (évite de se retrouver en face à face avec manifestants) (Kouadio, 2012 : 68).

Les techniques d’intervention sont puisées du répertoire militaire tout en s’en distinguant par la finalité. Dans la guerre, il est légitime d’infliger de lourdes pertes à l’ennemi et des pratiques comme l’encerclement de l’ennemi et la destruction de ses biens sont admis. À l’inverse, dans le maintien de l'ordre la perte d’une seule vie suffit à discréditer l’opération. La légitimité du maintien de l'ordre est adossée à la modération dans l’usage de la force. Le vocabulaire utilisé par les CRS résume bien la différence fondamentale entre ces deux corps : les manifestants ne sont pas des ennemis, mais des adversaires du jour, qui au demeurant peuvent être « des personnes avec qui tu partages ta chambre, tes frères, tes enfants, etc. » affirme Joseph (officier, CRS, 22 ans d’ancienneté). La discipline militaire permet de tenir en lest les agents soumis aux conditions de travail stressantes afin de ne pas laisser libre cours aux réactions épidermiques. Ce ne sont pas en effet les provocations qui manquent à en croire les policiers suivants :

Ils peuvent viser les policiers, les lapider, les énerver, les insulter. Ils vous insultent copieusement en disant par exemple, vous êtes des vendus : ils disent n’importe quoi. Mais, nous savons depuis la formation que c’est normal. Cela ne nous émeut pas outre mesure. Nous faisons notre travail. S’il faut disperser, nous le faisons, s’il faut interpeller, nous le faisons aussi, mais avec les moyens conventionnels (Joseph, officier CRS, 22 ans d’ancienneté).

NYD : quelle est votre réaction lorsqu’il y a des blessés dans vos rangs?

Malick : nous enregistrons fréquemment des blessés légers, par des jets de pierre, ou des blessures au pied puisqu’on est protégé par nos combinaisons : c’est notre lot quotidien. C’est le moindre mal. Mais lors de la crise postélectorale y a eu des manifestations ou y a eu mort d’homme et mort d’agent de police. Mais, cela nous a surpris. La plupart du temps, ce sont des blessures par jet de pierre. Les blessés sont automatiquement pris en charge et le dispositif prévoit leurs moyens d’évacuation. Les blessés n’ont pas d’incidence sur notre façon de travailler. Ce n’est pas parce qu’on t’a blessé que tu deviendras plus coléreux ou violent envers les manifestants : je n’ai jamais assisté à pareille scène et ne croit pas qu’elle puisse

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se produire. Au contraire, en intervenant avec violence, on aggrave la situation. En tant que force de l'ordre, nous devons raison garder et travailler avec professionnalisme (Malick, sous-officier CRS, 11 ans d’ancienneté).

Outre les provocations venant de la foule, les policiers aiment rappeler qu’ils sont les premiers consommateurs des gaz lacrymogènes. La diffusion du gaz dans l’air et les aléas climatiques, en l’occurrence les changements de direction du vent au cours de la manifestation renvoient bien souvent vers l’envoyeur une partie des substances projetées. L’agent doit donc être suffisamment aguerri pour résister aux provocations physiques et psychologiques. C’est le sens de la formation au centre de Kpass. Les impétrants par des jeux, alternant les rôles de gazeurs et de gazés, apprennent à supporter les indispositions du gaz lacrymogène. Ils y apprennent également la discipline de groupe et la rudesse physique. Tout cela afin d’éviter les déchainements de colère contre les manifestants. Le minimum de la force est également recherché par l’application d’une « science des manifestants » qui guide l’action. Les policiers ivoiriens ont une théorie de la foule. Celle- ci ressort aussi bien dans les entrevues que dans le manuel utilisé pour la formation des agents. Ce passage extrait de ce bréviaire en résume la quintessence :

Il faut cependant retenir qu’une foule passive peut devenir, sous certaines influences (orateurs, meneurs, perte de sang-froid du service d’ordre, geste, acte ou parole malencontreuse) une foule active, où les personnalités et les attitudes individuelles s’effacent. Il se crée un être nouveau, car l’ensemble des individus réagit comme un seul. Il y a disparition du sentiment de responsabilité individuelle, et la sensation du nombre donne à chacun le sentiment de puissance, d’anonyme et d’irresponsabilité. Dans cet esprit, l’homme cède alors plus facilement à ses instincts les plus primitifs. Il devient violent, barbare, sanguinaire même. Les sentiments les meilleurs sont détruits (Koné, 2005 : 24).

La théorie véhiculée dans cette définition correspond à ce que Reicher appelle la perception classique, celle en cours dans la plupart des polices du monde. Fillieule observe la prégnance de cette conception de la foule chez les policiers français et s’étonne de sa persistance, malgré qu’elle ait fait l’objet de falsification par les sciences sociales (Fillieule, 1997). Sans doute, faut-il rechercher la raison dans son efficacité pragmatique. Les policiers sont familiers de ces scènes où la manifestation prend brusquement fin lorsque le ou les éléments les plus agités sont maitrisés. Les anecdotes ne manquent pas à ce sujet :

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C’était des élèves qui empêchaient la tenue des cours à l'école Singa. Le meneur portait un tricot noir, alors que ses amis portaient des uniformes kaki. Lorsqu'on l’a pris, c'en était fini de la manifestation. Généralement, quand on prend le meneur, les autres disent venez on va partir (Groupe de 3 sous-officiers, BAE).

Au fait, il faut casser le moral des manifestants. C’est pour cela que nous cherchons à prendre le meneur. C’est généralement celui qui prend le mégaphone, pour donner des consignes à la foule. Lorsqu’il est pris, la foule est castrée : ils n’ont plus de chefs. Donc on le met quelque part et le relâchons généralement à la fin de la manifestation. L’objectif est de prendre le meneur, quand vous prenez le meneur le groupe est cassé, par ce qu’il n’y a plus personne pour donner les ordres. Le reste du groupe est découragé et rentre à la maison de peur de se faire arrêter aussi. Donc quand y a une manifestation donnée qu’on arrive à prendre le meneur on dit que l'opération est réussie (Claude, sous-officier, BSP, préfecture de police, 9 ans d’expérience).

Dans les grandes manifestations, expliquent nos interlocuteurs, des agents de police sont infiltrés parmi les manifestants. Leur rôle consiste à identifier les meneurs et à profiter de la débandade provoquée par les jets de gaz lacrymogène pour les rabattre vers l’équipe d’intervention qui procèdera à leur arrestation. La focalisation sur quelques-uns (les meneurs) permet d’épargner le groupe et de mettre fin rapidement à la manifestation. Ce souci permanent d’économiser la force n’aurait pourtant été qu’un vœu pieux sans le développement de moyens alternatifs à l’arme à feu.