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2.3 Les deux dimensions des traits dans le cadre de la conception évaluative

2.3.2 Validations expérimentales des définitions théoriques

Dans une recherche princeps, Gallay (1992) a demandé à des sujets de citer les noms d’une vingtaine de personnes bien connues d’eux. Une fois qu’ils avaient listé cette vingtaine de personnes, les sujets devaient les catégoriser selon deux critères évaluatifs : un critère hédonique (cf. c’est une personne qui a vs. n’a pas les qualités requises pour être aimée par la plupart des gens) et un critère économique (cf. c’est une personne qui a vs. n’a pas les qualités requises pour réussir dans la vie). Ils répartissaient les noms dans un tableau à double entrée combinant les deux critères. Puis, Gallay a demandé aux sujets de sélectionner deux noms dans chacune des quatre cases du tableau (ex : ceux qui ont tout pour être aimés mais rien pour réussir, etc.), et de décrire les personnes choisies en sélectionnant dans une liste de soixante traits de personnalité évaluatifs, les trois les plus caractéristiques de chacune des personnes choisies. Une analyse des correspondances fait émerger deux dimensions couvrant la quasi-totalité (environ 95%) de la variance des descriptions (voir Figure 9). La plus massive (69%) opposait des traits comme « attachant, agréable vs. hypocrite, agaçant, etc. » qui sont relatifs à l’évaluation hédonique (DS) et la seconde (26%) opposait des traits comme « ambitieux, travailleur vs. naïf, vulnérable, etc. » qui sont relatifs à l’évaluation économique (US). Des résultats analogues ont été reproduits par Cambon (2006) à partir d’une procédure expérimentale identique. La solution expliquait environ 88% de la variance avec la prépondérance de la dimension en rapport à l’évaluation hédonique (DS : 47,4%). Ces résultats montrent que les deux aspects de la valeur sociale : la valeur hédonique et la valeur économique des personnes ont bel et bien épuisé la variance des descriptions de personnes à l’aide de traits de personnalité.

Le Barbenchon, Cambon et Lavigne (2005) ont mesuré la teneur en DS et en US de 308 traits de personnalité à l’aide de définitions identiques aux précédentes. La DS d’un trait était mesurée en demandant aux sujets d’indiquer dans quelle mesure une personne (ex : gentille) 1) a peu ou beaucoup d’amis (valeur relationnelle) et 2) dispose ou non les qualités pour être appréciée (valeur hédonique). L’US était mesurée à partir du niveau 1) de salaire (valeur économique) et 2) de réussite professionnelle plus ou moins élevée (valeur professionnelle). Les traits représentatifs de chacune des deux dimensions sont très consistants avec ceux obtenus dans l’analyse des correspondances de Cambon (2006).

Figure 9 : Traits représentatifs de la désirabilité sociale et de l’utilité sociale. La figure est extraite de Dubois et Beauvois (2001, p.395).

Visant à fournir des preuves expérimentales plus directes, Cambon (2006) a manipulé la valeur hédonique (DS : expérience 1a) et économique (US : expérience 1b) de photos de personnes que des sujets devaient ensuite juger avec des traits DS vs. US. Les manipulations expérimentales étaient réalisées à l’aide de deux procédures de conditionnement évaluatif. Ainsi, les visages étaient soit associés à des billets de banque dont la valeur économique variait (US : 50 vs. 200 vs. 500 euros), soit rendus expérimentalement plus ou moins familiers (peu vs. moyennement vs. fortement familiers), ce qui faisait varier leur valeur hédonique. Les résultats montrent clairement que la manipulation de la valeur hédonique maximise la variance des traits DS sans affecter celle des traits US, alors que la manipulation de la valeur économique maximise la variance des traits US sans affecter celle des traits DS. Dubois (2006) rapporte des résultats consistants avec ceux de Cambon. Dans l’une des expériences (Dubois, soumis, cité dans Dubois, 2006), la valeur hédonique vs. économique de personnes

était cette fois les variables dépendantes. Les sujets devaient indiquer pour une série de couples de personnes, laquelle des deux avait le plus d’amis (valeur hédonique) vs. le plus d’argent (valeur économique). Dans tous les couples, chacune des deux personnes était présentée par un trait (DS vs. US). Les résultats montrent que les traits DS ont les conséquences les plus fortes sur l’estimation du nombre d’amis alors que les traits US ont les conséquences les plus fortes sur l’estimation du salaire. Dans un même registre, Cambon (2002, cité dans Cambon, 2006b) a montré que la description de personnes présentées à partir de leur métier mobilisait davantage les traits US lorsque ces métiers étaient décrits comme apportant de l’argent à la société (valeur économique), et davantage les traits DS lorsqu’ils étaient décrits comme apportant de l’épanouissement personnel (valeur hédonique)42.

Une recherche très récente (Dubois et Aubert, 2010) indique que la mobilisation des traits dans le jugement est bel et bien fonction du type d’enjeu évaluatif (valeur hédonique vs.

économique) définissant le rapport social dans lequel ces jugements sont réalisés. Les sujets devaient indiquer les chances qu’une personne (décrite par des traits DS vs. US) avait d’être sélectionnée pour un recrutement (rapport social mobilisant la valeur économique) vs. d’être cooptée pour une activité de loisir (rapport social mobilisant la valeur hédonique). Les résultats montrent que dans le rapport de recrutement, les chances sont seulement impactées par les traits US alors que l’inverse est observé dans le rapport de cooptation : cette fois, les chances de sélection ne sont affectées que par les traits DS. Il est intéressant de noter ici que les sujets de la condition « recrutement » ne disposaient d’aucune information sur le poste à pourvoir, et n’avaient donc aucune idée des compétences exigées. Pourtant, les traits US ont bien à eux seuls orienté l’estimation des chances de sélection. Cela montre que ces traits suffisent à décider de qui est susceptible ou non d’avoir une valeur d’échange suffisante sur le marché du travail. Dans un contexte expérimental différent, Caruana, Lefeuvre et Mollaret

42 Il est intéressant de noter ici que les définitions en termes de valeur hédonique vs. valeur économique semblent plus adaptées que celle en termes de communion (PA) vs. agency (PS) pour rendre compte de ces résultats. En effet, l’épanouissement personnel étant par définition avant tout profitable pour soi, on aurait dû s’attendre à ce que la description des professionnels maximise les traits PS. De même, rapporter de l’argent à la société relève d’une activité profitable pour autrui et on aurait dû s’attendre à ce que la description de ces professionnels maximise les traits PA. Dans un même registre, Cambon (2006) explique que les définitions en termes de valeur hédonique vs. économique permettent de mieux de rendre compte de résultats obtenus en matière de jugements de groupes que les définition en termes de profitabilité. En effet, Alliot et al. (2005) montrent que des salariés décrivent leurs patrons avec des traits PS/US bien qu’on aurait dû s’attendre, conformément à l’explication motivationnelle de Peeters, à ce que la description d’un exogroupe maximise plutôt les traits PA/DS. Ces résultats sont donc mieux interprétables à partir de l’explication sociocognitive plutôt que motivationnelle du jugement : la dimension pertinente pour juger une personne dans un rapport professionnel étant l’US / valeur économique, qu’il s’agisse d’un auto jugement ou d’un hétéro-jugement.

(2011) ont apporté des résultats consistants. Ils montrent en effet que dès qu’un enjeu évaluatif relatif à la valeur hédonique est saillant (cf. se faire apprécier des membres d’un réseau social), les sujets s’auto-évaluant dans un inventaire de personnalité privilégient davantage les items pré-testés comme donnant la DS, alors que lorsque l’enjeu induit est relatif à la valeur économique (cf. se faire contacter par des recruteurs), ils privilégient cette fois davantage les items donnant l’US.

Ces résultats montrent la pertinence de l’interprétation des deux dimensions en termes de valeur hédonique (DS) vs. économique (US). Précisons tout de même que les travaux de l’approche motivationnelle, bien qu’interprétant la seconde dimension comme relevant de la « compétence », apportent des résultats plaidant également en faveur l’interprétation économique de l’US. Pour preuve, Abele (2003) montre que le jugement que des salariés font d’eux-mêmes mobilise davantage les traits donnant l’agentisme à mesure de leur avancement professionnel43. De même, Fiske et al. (2002) montrent que le jugement de la compétence des membres d’un groupe social est bien induit à partir de leur statut économique traduit en termes de salaires plus ou moins élevés et de professions plus ou moins prestigieuses.

3 Conclusion générale

Que dit-on à propos d’une personne lorsqu’on la décrit avec un trait de personnalité ? Nous avons abordé deux réponses possibles relevant chacune d’une conception particulière des traits.

Avec la première, la conception du réalisme psychologique, issue de la psychologie de la personnalité et dominante en psychologie du jugement social, on énonce une connaissance descriptive d’une propriété psychologique de la personne jugée. Dans cette conception, les deux dimensions qui structurent les traits sont supposées fonctionner comme deux modes d’appréhension de cette réalité psychologique. Autrement dit, elles sont spécifiques au registre personnologique et n’ont pas de raison d’être étudiées dans d’autres registres de jugement.

43 On admettra sans peine qu’un avancement professionnel se traduit le plus souvent par une hausse de salaire.

Avec la seconde conception, la conception évaluative, le trait est supposé délivrer une connaissance évaluative de la personne : la connaissance que l’on a, dans un rapport social donné, de la valeur sociale des conduites d’une personne. Dans cette conception, les deux dimensions sont censées fonctionner comme deux modes de connaissance évaluative, l’un permettant de prendre des décisions sur la valeur hédonique des personnes (la désirabilité sociale), l’autre permettant de prendre des décisions sur leur valeur marchande (l’utilité sociale).

Etant donné que ces deux dimensions ne sont pas censées porter sur la réalité psychologique des personnes en tant qu’objet de la connaissance descriptive, mais sur la valeur sociale de leurs conduites en tant qu’objets sociaux de la connaissance évaluative, il est théoriquement légitime de s’interroger sur la généralisation potentielle de ces deux dimensions à d’autres objets sociaux que les personnes. S’incrivant dans cette conception, nous allons développer cette idée dans le prochain chapitre et formuler notre hypothèse portant sur la généralisation des deux dimensions de la valeur sociale des personnes à celle des objets de consommation.

Conception évaluative et généralisation

des deux dimensions de la valeur sociale

des personnes à celle des objets

Ce travail de thèse s’inscrit dans la conception évaluative des deux dimensions du jugement social. Nous partons de deux recherches récentes, menées dans le cadre de cette conception, qui tendent à montrer que les deux dimensions DS et US se sont pas limitées au jugement des personnes puisqu’on les retrouve dans le jugement d’objets sociaux non humains : les objets de consommation (Cambon, 2007) et les animaux domestiques (Dubois et Beauvois, 2011). Nous commencerons par présenter ces deux recherches puis, nous discuterons de leur apport à la question de la généralisation de ces deux dimensions de la valeur à tout objet social quel qu’il soit, humain ou non humain, en soulignant leurs limites dues au fait que dans ces recherches les sujets exprimaient leurs jugements à l’aide de traits de personnalité. Nous présenterons alors les choix méthodologiques qui ont été les nôtres pour apporter les preuves expérimentales à l’hypothèse selon laquelle la description des objets de consommation à l’aide d’adjectifs adaptés doit être structurée par deux dimensions analogues à la DS et à l’US qui structurent les traits de personnalité. Nous expliquerons que cette hypothèse théorique ne peut se comprendre qu’avec la conception évaluative et qu’elle trouve un appui dans les travaux issus de la psychologie du consommateur.

1 Généralisation de la DS et de l’US aux objets

non humains avec des traits de personnalité

La conception évaluative avance que la DS et l’US structurant les traits dans les descriptions psychologiques, correspondent en réalité à deux modes d’évaluation sociale des personnes (Beauvois et Dubois, 2009). Comme nous l’avons vu, admettre ce point de vue implique que la description que l’on fait d’une personne avec des traits ne se réfère pas à la

réalité psychologique de cette personne. Elle découle plutôt de la connaissance évaluative qu’on a d’elle, en tant qu’agent social (ex : en tant que recruteur, employeur, etc.), dans un rapport social donné. Plus précisément, cette connaissance est directement donnée à l’agent par la pratique d’évaluation qu’il réalise sur la personne elle dans le cadre du rapport qui le relie à elle (Beauvois, 1990). Ce sont donc, par exemple, les pratiques d’évaluation faites dans le rapport de recrutement qui induisent au recruteur la connaissance qu’il a de l’utilité sociale des candidats. Si les traits « travailleur » ou « négligeant » deviennent des outils privilégiés dans ce rapport social, ce n’est donc pas en tant que critères de vérité sur ce que les candidats sont ou ne sont pas, mais en tant que critère de décision sur leur utilité sociale.

S’il est donc vrai que 1) la DS et l’US données par les traits renvoient à deux critères de la valeur sociale et que 2) les agents sociaux manipulent dans les rapports sociaux la connaissance évaluative, faite pour capter la valeur sociale de tout objet, alors la DS et l’US mises en évidence dans le jugement personnologique devraient se retrouver, ou du moins devrait-on retrouver des dimensions analogues, comme sous-tendant tout jugement d’un objet social. C’est avec ce raisonnement que Laurent Cambon a montré à plusieurs reprises que la DS et l’US structuraient le jugement des professions (Cambon, 2000, 2004, 2006, 2007 ; LeBarbenchon, Cambon et Lavigne, 2005). Il a ainsi montré que la DS d’une profession renvoyait à l’épanouissement personnel qu’on en retire, et que l’US renvoyait au salaire qu’on en retire / ou la productivité économique qu’en retire l’organisation. Un tel résultat montre que les deux dimensions données par les traits ne sont effectivement pas limitées à la description des personnes mais couvrent aussi le registre de leurs activités professionnelles. Cela suggère que les deux dimensions fonctionnent bel et bien comme des critères d’évaluation analogues pour différents objets sociaux. Par exemple, le critère de productivité économique qui permet de hiérarchiser divers métiers et le trait travailleur qui permet de hiérarchiser divers employés semblent bien relever du même critère économique, mais appliqué à deux types d’objets sociaux différents, l’un d’eux (les professions) n’ayant aucun fondement dans la réalité psychologique.

Deux recherches récentes confortent cette idée. Elles suggèrent que la DS et l’US, en termes de valeur hédonique et économique, se retrouvent dans les jugements de deux autres types d’objets sociaux : les objets et les lapins domestiques.

1.1 La recherche de Cambon (2007) : DS et US dans le