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4.1 Les différents modèles bi-dimensionnels du jugement social des personnes et des groupes42

4.1.3 Le modèle de Susan Fiske : « chaleur » vs. « compétence »

« compétence »

Il arrive très souvent que l’on juge une personne en fonction de son appartenance à un groupe social (Fiske et Neuberg, 1990). Mais il arrive également très souvent que les jugements portent directement sur des groupes, en tant qu’entités sociales et cibles de jugement. C’est par exemple le cas lorsque l’on dit que les syndicalistes sont combattifs, que les travailleurs handicapés sont courageux, etc. Dans ces jugements portant sur des groupes, les traits de personnalité sont des outils de jugements tout aussi importants que dans les jugements portant sur des personnes5. En effet, ces jugements sont sous-tendus par des stéréotypes, définis comme « des croyances partagées concernant les caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais aussi des comportements d’un groupe social » (Leyens, Yzerbyt et Schadron, 1996, p.12 ; voir aussi Beauvois, Deschamps et Schadron, 2005 ; Légal et Delouvée, 2008).

Fiske et ses collaborateurs (Cuddy, Fiske, Kwan, Glick, Demoulin, Leyens, et al., 2009 ; Fiske, Glick, Cuddy et Xu, 2002 ; Fiske Glick et Cuddy, 2007) se sont intéressés au contenu des stéréotypes de groupes nationaux (ex : les français, les américains, etc.) et de groupes sociaux (ex : les ouvriers, les handicapés, etc.). Ils ont développé un modèle appelé le « stereotype content model » (SCM) reposant sur l’existence d’une équivalence entre les deux

5 Rappelons par exemple que l’essentiel des techniques utilisées pour mesurer les stéréotypes que possèdent les membres d’un groupe à propos d’autres groupes se basent sur la disponibilité ou l’accessibilité cognitive des traits de personnalité (cf. Brigham, 1971 ; Devine, 1989 ; McCauley et Stitt, 1978). Devine (1989) a par exemple observé que lorsqu’on évoque un groupe social à des sujets (ex : les riches), les productions des sujets par associations libres font en majorité ressortir des traits de personnalité.

dimensions du jugement des personnes et des groupes (cf. Phalet et Poppe, 1997 ; Poppe et Linsen, 1999). Par exemple, Phalet et Poppe (1997) ont montré qu’une grande partie des groupes nationaux d’Europe sont jugés tantôt compétents mais peu moraux (ex : les allemands), tantôt incompétents mais moraux (ex : les bulgares). Le jugement de ces groupes pouvait donc être classé selon quatre catégories identiques à celles du modèle de Wojciszke (Poppe et Linssen, 1999). Des résultats similaires ont été observés en matière de jugements stéréotypiques de genre (Eagly et Steffen, 1984 ; Eagly et Mladinic, 1989 ; Glick et Fiske, 1996) : les femmes étaient jugées soit compétentes mais peu chaleureuses (stéréotype dit « hostile »), soit incompétentes mais chaleureuses (stéréotype dit « traditionnel »).

Selon le SCM, deux dimensions organiseraient ainsi de façon systématique les stéréotypes de groupes sociaux et nationaux. La première (dite « chaleur ») donnerait l’aspect plus ou moins chaleureux/moral des membres d’un groupe. En se référant à des travaux antérieurs (Conway, Pizzamiglio et Mount, 1996), Fiske et al. (2002) ont retenus quatre traits pour résumer le contenu de cette dimension : « de bonne nature, sincère, chaleureux et tolérant ». La seconde dimension (dite « compétence ») donnerait leur capacité plus ou moins élevée à atteindre leurs objectifs. Fiske et al. (2002) ont retenu cinq traits pour résumer son contenu : « compétent, sûr de soi, indépendant, compétitif et habile ». En analysant les jugements réalisés à propos d’une grande variété de groupes sociaux et nationaux à l’aide des traits relatifs aux deux dimensions (sur des échelles allant de « 0=pas du tout caractéristique du groupe » à « 5=totalement caractéristique du groupe », Fiske et al. (2002) montrent que la plupart de ces groupes se positionnent de façon homogène dans l’espace bidimensionnel escompté (cf. Figure 5 et 6). Les sujets devaient également évaluer le statut socioéconomique (ex : les professions typiques des membres de ce groupe sont-elles prestigieuses ?) et le degré de compétitivité des groupes (ex : les ressources des membres de ce groupe sont-elles retirées à celles d’autres groupes ?). Les résultats indiquent que la position des groupes sur la dimension « chaleur » est médiatisée par le degré de compétitivité (relation négative) alors que leur position sur la dimension « compétence » est médiatisée par le statut socioéconomique (relation positive).

Par ailleurs, les résultats indiquent une forte concentration de groupes « mixtes », c'est-à-dire des groupes faisant l’objet d’évaluations opposées sur les des deux dimensions. Par exemple, les « handicapés », étaient jugés « chaleureux » mais « incompétents ». Selon les auteurs, ce résultat reflète une motivation des juges à préserver un statut quo entre les groupes sociaux, ce qui est appelé « l’effet de compensation » (Judd, James-Hawkins, Yzerbyt et

Kashima, 2005 ; Kervyn, Judd et Yzerbyt, 2008, 2009 ; Kervyn, Yzerbyt, Demoulin et Judd, 2008 ; Kervyn, Yzerbyt et Judd, 2011 ; Kervyn, Yzerbyt, Judd et Nunes, 2009 ; Yzerbyt, Provost et Corneille, 2005). Ces résultats ont été reproduits en interrogeant des participants de divers pays (voir Cuddy et al., 2009), aussi bien de culture individualiste (Belgique, France, Allemangne, Pays-Bas, Portugal, Angleterre) que collectiviste (Chine, Japon, Corée du Sud), ce qui suggère que la bi-dimensionnalité des jugements stéréotypiques est universelle.

Fiske et al. (2007) ont souligné le caractère universel du SCM ainsi que son analogie avec les modèles de Peeters et de Wojciszke. D’une manière générale, les auteurs affirment que : « les gens se posent les mêmes questions à propos du caractère chaleureux / compétent des endo/exogroupes que celles qu’ils se posent à propos des individus » (Fiske et al., 2007, p.79)6. Ils ont également discuté la prépondérance de la première dimension, qui est observée aussi bien dans les jugements de personnes que dans les jugements de groupes. Pour cela, ils tablent sur une même explication motivationnelle que celle des modèles précédents : le juge chercherait d’abord à savoir si une personne peut être approchée ou non, et capterait pour cela prioritairement les traits relatifs à ses intentions plus ou moins morales. Ils ajoutent à cette explication une dimension évolutive : « comme toute perception, la perception sociale reflète des contraintes évolutives » (Fiske et al., 2007, p.77)7. Selon les auteurs, la survie adaptative dépendrait de la capacité à juger rapidement le caractère plus ou moins moraux/chaleureux/PA des comportements d’autrui.

6 Ma traduction de : “People ask the same warmth and competence questions of societal ingroups and outgroups as they do of individuals” (Fiske et al., 2007, p.79).

7 Ma traduction de : “Like all perception, social perception reflects evolutionary pressures” (Fiske et al., 2007, p.77).

Figure 5 : Résultats d’analyse en cluster (cf. analyse en grappe) visant à révéler le positionnement des variables (groupes) dans l’espace bidimensionnel (chaleur vs. compétence).

NB : Les résultats proviennent d’études agrégées, dont celle de Fiske et al. (2002). La figure est extraite de Fiske, Cuddy et Glick (2007, p.80).

Figure 6 : SCM : Le schéma positionne des photos de personnes en fonction de leur niveau plus ou moins élevé sur les dimensions « chaleur » et « compétence ».

NB : Les photos de personnes sont ici supposées représenter les groupes sociaux et nationaux dont elles sont prototypiques. L’image est extraite de Harris et Fiske (2009, p.205).