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La conception évaluative des traits est facile à comprendre avec le raisonnement suivant : les traits qui abondent dans les jugements sociaux ne sont jamais utilisés dans un rapport d’observation mais dans les rapports sociaux courants dans lesquels se jouent des pratiques d’évaluation sociale (Beauvois, 1976 ; 2011). Si on admet cela, on admet également que la fonction des traits dans le jugement ne peut pas être d’énoncer la connaissance descriptive, elle ne peut être que d’énoncer la connaissance évaluative.

Cette fonction évaluative des traits, nous allons la commenter en abordant successivement deux points. D’abord, nous expliquons comment la conception évaluative construit épistémiquement la notion de trait de personnalité à travers le concept de connaissance évaluative et de « généralisation d’affordance ». Selon ces notions, la fonction des traits dans le jugement est d’apporter la connaissance des comportements que l’on peut engager avec une personne dans le cadre d’un rapport social donné. Ensuite, on présente quelques recherches principales ayant validé cette hypothèse.

2.2.1 La conception évaluative et la construction épistémique

des traits comme des généralisations d’affordances

Rappelons que pour les partisans de l’hypothèse lexicale les traits ont pour fonction de communiquer la connaissance descriptive des personnes : s’ils existent, c’est uniquement pour

désigner les différences réelles de comportements entre les individus et donc, leurs propriétés psychologiques sous-jacentes.

Une construction épistémique des traits différente caractérise la conception évaluative. Pour Beauvois (1976, 1982, 1984), si les traits existent, c’est pour désigner une hiérarchie des conduites des individus, conduites qui se différencient donc sur une échelle de valeur sociale mobilisée dans un rapport social donné et non sur un critère psychologique. Par exemple, si des candidats se différencient dans le rapport de recrutement professionnel qui les unit à l’employeur, c’est par la valeur que communiquent leurs conduites au regard d’un critère de valeur fixé dans ce rapport (ex : l’employabilité). Les employés exhibant les conduites satisfaisant ce critère acquièrent ainsi plus de valeur sociale que ceux ne les exhibant pas. La valeur sociale est donc définie comme « la valeur globale qu’acquiert une personne ou une chose à travers […] les pratiques sociales d’évaluation que mettent en œuvre les rapports sociaux » (Dubois, 2006).

Selon Beauvois (1976), ces pratiques d’évaluation ont un but bien précis : déterminer les renforcements sociaux à diriger envers les individus. Par exemple, l’employeur a besoin de savoir qui recruter. Il utilise pour cela diverses technologies permettant de déterminer qui a et qui n’a pas les caractéristiques adéquates. Ces technologies renvoient notamment et entre autres aux inventaires de personnalité, créés pour « mesurer » par exemple le « caractère consciencieux » des individus. L’employeur raisonne donc comme le partisan de l’hypothèse lexicale. Il pense que ces outils le renseignent sur les caractéristiques psychologiques réelles des candidats, et donc sur leurs comportements et performances futurs. Mais cette croyance s’explique selon Beauvois (1984) par un processus de naturalisation. Ce processus conduit à situer « dans » la nature psychologique des personnes les critères qui servent en réalité à définir la valeur sociale que leur conduites détiennent au regard d’une échelle arbitrairement mobilisée dans un rapport social. Par exemple, lorsque les conduites de Fabrice amènent l’employeur à le juger « travailleur » (un critère d’évaluation) et à lui attribuer un renforcement positif (ex : une promotion), le trait « travailleur » s’applique à la base à la valeur de ces conduites. Si ce trait est naturalisé, c’est parce que le renforcement des conduites s’applique à la personne : c’est bien Fabrice qui bénéficie de la promotion sur son salaire. Dès lors, le trait qui a servi de critère pour évaluer les conduites est naturalisé, c'est-à-dire assimilé à la personne qui fait l’objet du renforcement. Mais la naturalisation n’a lieu que parce qu’un renforcement a lieu, un renforcement qui ne peut s’exécuter que dans l’arbitraire évaluatif d’un rapport social particulier. Par exemple, si le trait « travailleur » est moins parlé

dans le rapport social de conjugalité, c’est parce qu’il ne donne pas lieu à des renforcements sociaux dans ce rapport particulier, ce, parce que les conduites de travail n’ont pas spécialement de valeur sociale dans ce rapport. Cela ne signifie pas que les propriétés psychologiques de l’individu ont changé d’un rapport social à l’autre, mais tout simplement que l’arbitraire qui définit la valeur sociale de ses conduites a changé. Dans le rapport de conjugalité, ce sont plus probablement les conduites affectueuses qui sont renforcées, et, dans le même temps, naturalisées. Ainsi, la fonction des traits est d’abord et uniquement de délivrer la connaissance évaluative et de fonctionner comme des critères d’évaluation dans cette connaissance évaluative (Dubois, 2006). Ils renseignent sur les renforcements sociaux qu’il convient ou non de diriger envers les personnes (Beauvois et Dubois, 1992, 2000, 2008).

Pour illustrer la conception évaluative des traits, Beauvois et Dubois (2000) se référent au concept d’affordance de Gibson (1979). Pour Beauvois et Dubois (2000) un trait est fait pour énoncer ce qu’on peut faire d’une personne dans un rapport social donné. La notion d’affordance est analogue à cette définition. L’affordance désigne en effet la connaissance directe d’un objet par son utilité dans un cours d’action donné, c'est-à-dire, simultanément par une de ces propriétés et par la valeur fonctionnelle de cette propriété vis-à-vis de la motivation du juge. Pour les traits, cette utilité n’est pas fonctionnelle mais elle renvoie à la valeur sociale. Autrement dit, juger à l’aide d’un trait donne simultanément la conduite d’un individu (ce qu’il fait) et la valeur sociale de sa conduite (ce qu’on peut faire avec lui). Selon Beauvois et Dubois (2000), les traits fonctionnent comme des « affordances généralisées ». Cela signifie qu’en attribuant un trait à une personne (ex : fiable), on énonce l’affordance qu’une personne communique à travers ses conduites dans un rapport social donné (ex : on peut confier à Fabrice une tâche délicate), telle qu’elle se généralise à différentes affordances relevant du même trait (ex : fiable) et qui sont susceptibles d’être communiquées par la même personne dans d’autres rapport sociaux ayant les mêmes enjeux évaluatifs (ex : on peut aussi lui confier des informations confidentielles, des décisions à prendre, etc.).

Cette conception évaluative des traits a été validée par un vaste programme de recherches expérimentales menées entre 1992 et 2002 (voir Beauvois et Dubois, 2000 ; Dubois et Beauvois, 2004 pour des revues) et que nous allons maintenant présenter.

2.2.2 Validations expérimentales de la conception évaluative

des traits

Selon Beauvois et Dubois (1992, 2000), le codage traditionnel des traits par les comportements réalisés par une cible (dits CC) opérationnalise la connaissance descriptive. La connaissance évaluative est opérationnalisée quant à elle par les « comportements d’autrui à l’égard de la cible » ou « CA ». Par exemple, le « CA » « c’est quelqu’un à qui on peut faire confiance » exemplifie le trait « honnête » parce que la formulation « … à qui on… » opérationnalise le rapport social reliant l’agent à la personne jugée (Dubois et Beauvois, 2004). Les travaux menés pour valider cette conception amènent à tirer plusieurs conclusions.

2.2.2.1Les CA codent aussi bien les traits que les CC

Beauvois et Dubois (1992, expérience 1) ont montré que des sujets sont capables d’inférer facilement des CA à partir de traits, et, au vu des fréquences et des rangs, que ces CA sont tout aussi fortement associés aux traits que les CC. Dans une autre recherche employant une procédure analogue à celle qui sert aux théoriciens de l’inférence spontanée, Beauvois et Dubois (1999) ont montré que les CA constituaient des indices de rappel mnémonique des traits aussi efficients que les CC. Enfin, Beauvois et Frattino (1996, cité dans Beauvois et Dubois, 2000) ont mis en évidence que les CA s’organisent autour de deux dimensions semblables à celles structurant les traits dans les TIP. Ces premiers résultats indiquent que les CA constituent un système de codage des traits équivalent à celui des CC.

2.2.2.2Les CA ont une fonction évaluative que n’ont pas les CC

Pour démontrer la spécificité évaluative des CA, Beauvois, Dubois, Mira et Monteil (1996) ont eu recours à un paradigme de mémorisation de traits. Les résultats montrent que les CA permettent davantage le rappel des traits les plus évaluatifs alors que les CC permettent davantage le rappel des traits les moins évaluatifs40. Mignon et Mollaret (2002) trouvent des résultats consistants. Dans une tâche de jugements de différentes cibles, les auteurs observent 1) que les CA donnent lieu à une différentiation inter-cible plus forte que les CC (ils permettent davantage que les CC de hiérarchiser les cibles, donc de les évaluer) alors que 2) les CC donnent lieu à une différentiation intra-cible plus forte que les CA (ils permettent davantage que les CA de profiler les cibles, donc de les décrire).

40 Beauvois et Dubois (1991) ont obtenu dans un pré-test que certains traits (ex : gentil, généreux) exprimaient la valeur avec plus d’intensité que d’autres (ex : bavard, timide).

2.2.2.3Les CA ne s’infèrent pas des CC

En accord avec le premier principe de la théorie de la double connaissance (voir Encadré 1, p.101), Beauvois et Dubois (1992, expérience 2) ont montré que la composante évaluative des traits ne s’infère pas de leur composante descriptive. Des sujets devaient indiquer le plus rapidement possible si une description comportementale (CC vs. CA) était congruente ou non avec un trait (très évaluatif vs. peu évaluatif). Les résultats montrent que pour les traits les moins évaluatifs, les temps de réponses sont plus rapides lorsqu’ils sont associés à un CC que lorsqu’ils sont associés à un CA. Ce résultat est consistant avec l’idée que le codage traditionnel des traits par les CC relève du mode de connaissance descriptive. Les résultats montrent en revanche que pour les traits les plus évaluatifs, les temps ne diffèrent pas selon le registre comportemental. Cela montre que les CA ne s’infèrent pas des CC. Si tel était le cas, des temps plus longs auraient dû être observés pour les CA que pour les CC.

2.2.2.4Les CA sont plus accessibles lorsqu’un rapport social est saillant

Selon la théorie de la double connaissance, la connaissance évaluative est engendrée dans les rapport sociaux et la connaissance descriptive est engendrée dans le rapport social d’observation. On devrait donc s’attendre à ce que seuls les CA soient davantage utilisés lorsqu’un rapport social courant est rendu saillant expérimentalement. Pour vérifier cette hypothèse, Dubois, Beauvois et Tarquinio (1994) ont montré que des sujets associaient plus vite des traits aux CA lorsqu’ils disposent (vs. ne disposent pas) d’une information sur le rapport social dans lequel le trait peut être utilisé (ex : à une fête, dans une sélection de recrutement, etc.). Cet effet ne se retrouve pas pour les CC. Dans un contexte plus écologique, Dubois et Tarquinio (1998) ont demandé à des travailleurs sociaux de prendre connaissance de dossiers de demandeurs d’emploi. L’un des dossiers était manipulé expérimentalement. Il contenait des traits évaluatifs vs. peu évaluatifs ainsi que des CC vs. des CA. Les travailleurs devaient soit mémoriser les dossiers (consigne relative à l’activité scientifique), soit se former une impression (consigne relative à l’activité évaluative), soit suivre leurs méthodes habituelles de travail (consigne standard). Les résultats montrent que la consigne descriptive donne lieu à un meilleur taux de rappel des CC, alors que les consignes « standard » et « évaluative » donnent lieu à de meilleurs taux de rappel surtout pour les CA et les traits évaluatifs. Cela suggère que les processus socio-cognitifs que font fonctionner les travailleurs

sociaux dans leur travail quotidien sont orientés vers le maniement de l’information évaluative donnée par les traits.

2.2.3 Conclusion sur la conception évaluative des traits

En tant qu’agent social, l’homme manipule un mode de connaissance évaluative lui permettant d’exprimer la plus ou moins grande valeur sociale des gens qu’il juge ou décrit. La