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Encadré 2 : Evaluation hédonique et économique dans le jugement des objets : indices expérimentaux

2.3 Discussion portant sur l’expérience 1

L’objectif était de montrer que les adjectifs évaluatifs et pertinents pour juger des objets sont structurés par deux dimensions analogues à la DS et l’US des personnes : l’AG et la VM des objets. Nous avons pour cela repris la procédure princeps de Gallay (1992 ; Cambon, 2006a). Les résultats montrent comme attendu que deux dimensions expliquent un pourcentage très élevé de variance (89%). La première (62.24% de la variance) est en rapport à la DS parce qu’elle est expliquée par le critère d’agréabilité. Elle oppose des adjectifs tels que jolie, sympa vs. moche, ringard, etc. La seconde (24.38% de la variance) est en rapport à l’US parce qu’elle est expliquée par le critère de valeur marchande. Elle oppose des adjectifs tels que luxueux, cher vs. monstrueux. Ces résultats sont très similaires à ceux constatés par Gallay (DS=69 ; US=26%). Ils nous permettent d’avancer que l’introduction des critères de valeur hédonique et de valeur économique pour catégoriser des objets de consommation divers a épuisé l’essentiel de la variance des descriptions que les sujets ont faites des objets avec des adjectifs.

2.3.1 La prépondérance de la première dimension

Nous avons également constaté que la première dimension (AG=62.24%) expliquait plus de variance que la seconde (VM=24.38%). Ce résultat est consistant avec ceux obtenus dans les jugements personnologiques (Abele et Wojciszke, 2007 ; Cambon, 2006a ; Gallay, 1992 ; Wojciszke et al., 1998) et dans les jugements d’animaux (Dubois et Beauvois, 2011).

Mais le fait de retrouver cette prépondérance dans le jugement des objets peut davantage se comprendre avec la conception évaluative qu’avec la conception du réalisme psychologique.

Les partisans de la conception du réalisme psychologique expliquent la prépondérance de la dimension de « communalité » en avançant que les traits relevant de cette dimension désignent les propriétés psychologiques plus ou moins morales des personnes que tout juge cherche à détecter pour savoir s’il peut ou non les approcher (Abele et Brückmuller, 2011 ; Peeters et al., 2003 ; Wojciszke et Abele, 2007, 2008). L’acuité dans cette détection constituerait un problème adaptatif fondamental pour la survie des hommes dans leur environnement social (Fiske et al., 2007). Par conséquent, la configuration cognitive du

perceiver serait équipée pour détecter plus rapidement les caractéristiques relatives à cette dimension (Abele et Bruckmüller, 2011). Cette explication suppose que l’on admette que les traits désignent effectivement ces caractéristiques. Or cette explication rend difficilement compte de la prépondérance de la dimension d’agréabilité dans les jugements d’objets. En effet, s’il était vrai que cette prépondérance résultait d’une contrainte adaptative, on aurait dû s’attendre à ce que la dimension la plus massive des descriptions d’objets rassemble des adjectifs désignant les propriétés des objets qui sont nécessaires à la survie des hommes. On aurait donc dû s’attendre à ce qu’elle oppose des adjectifs tels que utile, indispensable,

efficace vs. inutile, dangereux, inefficace, etc. Mais nos résultats, bien qu’embryonnaires, montrent plutôt que les adjectifs saturant la première dimension sont en rapport avec la valeur hédonique : le plaisir plus ou moins fort que procurent les objets.

On peut comprendre ces résultats avec la conception évaluative (Beauvois, 1995 ; Beauvois et Dubois, 2009). Il faut pour cela considérer que tout juge est un « agent social » qui a appris à repérer la valeur sociale des personnes et des objets. En effet, la conception évaluative explique que si les agents sociaux préfèrent la DS à l’US pour juger les personnes, c’est parce que ces deux dimensions, bien que distinctes conceptuellement, entretiennent une corrélation positive dans le jugement. Cette corrélation s’explique par le fait que les agents sociaux auraient appris, par le biais d’un processus d’internalisation des valeurs qu’ils font fonctionner à travers les pratiques évaluatives, à aimer ce qui est socialement utile (Beauvois, 1995 ; Cambon, 2006b). Cette explication est corroborée par nos résultats. Ils indiquent en effet que, dans la tâche de catégorisation, les sujets ont fait fonctionner une théorie implicite selon laquelle « ce qui est agréable est cher et ce qui est cher est agréable ». Il est donc tout à fait plausible que la prépondérance de la dimension d’AG s’explique par l’intervention dans le jugement des objets du même processus d’internalisation de la valeur économique en valeur

hédonique. Autrement dit, les sujets, en tant qu’agents sociaux évaluateurs, auraient appris à aimer tout objet social (objet de consommation ou personne) qui véhicule une forte valeur marchande4.

2.3.2 Limites de l’expérience 1

Deux limites principales peuvent être évoquées et seront prises en compte dans l’expérience 2.

2.3.2.1Le caractère circulaire de la procédure expérimentale

Une première limite de cette expérience concerne son caractère potentiellement circulaire. On pourrait effectivement objecter que les deux dimensions attendues ne sont obtenues que parce qu’elles ont été explicitement introduites dans l’esprit des sujets par les consignes de catégorisation. Autrement dit, selon cette objection, retrouver les deux dimensions dans l’analyse serait somme toute assez trivial et ne constituerait pas une preuve en soi qu’elles structurent bien les adjectifs.

Nous répondons que cette objection serait parfaitement légitime si nous savions au préalable que les 60 adjectifs proposés aux sujets véhiculaient bien les deux dimensions attendues. Dans ce cas, demander aux sujets de juger des objets agréables/désagréables vs.

chers/pas chers avec des adjectifs donnant l’agréabilité vs. la valeur marchande reviendrait effectivement à leur demander tout simplement de choisir les « bons » adjectifs pour juger tel ou tel objet. Or, nous n’avions aucune certitude à ce sujet : il s’agissait de notre hypothèse théorique. Ainsi, le fait que les deux dimensions ressortent de l’analyse et, surtout, qu’elles expliquent une forte part de variance, montre que les adjectifs communiquent bien à la base les deux dimensions attendues. S’ils ne les communiquaient pas, comment notre procédure expérimentale, quand bien même est-elle potentiellement circulaire, aurait-elle permis d’obtenir un tel pourcentage (88%) de variance expliquée ?

Une seconde limite concerne le statut intra-sujet de nos deux VI : agréabilité (positive

vs. négative) X valeur marchande (forte vs. faible). En effet, la structure intra-sujet a potentiellement rendu les sujets clairvoyants des contrastes évaluatifs opposant les quatre catégories d’objets qu’ils devaient ensuite caractériser avec des adjectifs. Ils ont ainsi pu être

4 Certains économistes (ex : Jevons, cité dans Cambon, 2000) arguent d’ailleurs que la valeur marchande d’un produit a pour origine directe le plaisir qu’il procure au consommateur.

conduits à choisir volontairement des adjectifs différents pour juger les objets appartenant à chacune des quatre catégories. Comme l’analyse des correspondances repose essentiellement sur les contrastes de fréquence de choix des adjectifs entre chaque catégorie (une technique essentiellement descriptive), il pourrait donc être objecté que les deux dimensions obtenues reflètent davantage les contrastes entre les catégories qu’une structure propre aux adjectifs. Pour nous assurer du contraire, il nous faut reproduire nos résultats à l’aide d’une procédure permettant 1) d’utiliser les critères évaluatifs en VI inter-sujet, 2) de montrer la structure dimensionnelle des adjectifs à partir d’une analyse factorielle (qui repose sur les corrélations et non sur les fréquences) et 3) de montrer l’impact direct d’une information sur la valeur hédonique vs. économique d’un objet sur l’utilisation des adjectifs qu’on utilise pour le juger. La procédure employée par Dubois et Beauvois (2010, expérience 2) satisfait ces conditions. C’est cette procédure que nous avons utilisée5 dans l’expérience 2.

2.3.2.2Le faible nombre d’adjectifs donnant la valeur marchande

Bien que les résultats aillent dans le sens de notre hypothèse théorique, ils ne nous permettent cependant pas d’obtenir une liste d’adjectifs équilibrée sur la valence et sur les deux dimensions. En effet, la première dimension obtenue est plus équilibrée et rassemble plus d’adjectifs (AG : 16 adjectifs positifs, 16 adjectifs négatifs) que la seconde (VM : 5 positifs, 1 négatif). De plus, deux des adjectifs obtenus sur la dimension VM (cf. encombrant, monstrueux) peuvent mettre en doute que le contenu de cette seconde dimension est effectivement relatif à la VM. Pourtant, les résultats indiquent que cette dimension s’explique par l’opposition des catégories d’objets à forte vs. faible valeur marchande. Nous pensons donc que ce déséquilibre s’explique par le faible nombre d’adjectifs exprimant explicitement la valeur marchande dans la liste de 60 adjectifs.

On peut noter que parmi les adjectifs saturant la dimension VM, c’est bien celui qui exprime le plus directement la valeur marchande (cf. cher) qui a été de loin de le plus choisi (cher : 124 occurrences, luxueux : 23, impressionnant : 15, monstrueux : 5). Cela suggère que si d’autres adjectifs (communiquant aussi bien que « cher » la valeur marchande) avaient été présents dans la liste, ils auraient sans doute été plus utilisés, et plus représentés par la dimension VM. Pour nous assurer du bien fondé de cette interprétation, nous inclurons donc

5 Précisons que cette procédure a été conjointement élaborée pour l’expérience 2 (Schiffler, Dubois et Mollaret, 2010, soumis) et pour l’expérience 2 de Dubois et Beauvois (2011), mais que seule la seconde a donné lieu à publication.

de nouveaux adjectifs donnant la valeur marchande dans la liste d’adjectifs utilisée dans l’expérience 2.