• Aucun résultat trouvé

Nous avons présenté trois modèles expliquant la bi-dimensionnalité du jugement social des personnes (Peeters, 1992 ; Wojciszke, 1994) et des groupes (Fiske et al., 2002) à partir des motivations individuelles que poursuit le juge. Selon les travaux les plus récents (Abele et Brückmuller, 2011 ; Abele et al., 2008), le maniement des traits relevant de la première dimension (cf. la sociabilité) serait sous-tendu par une motivation relationnelle d’approche vs. d’évitement d’autrui (cf. communalité) alors que le maniement des traits relevant de la seconde dimension (cf. la compétence) serait sous-tendu par une motivation personnelle de réussite (cf. agentisme).

Pour valider cette approche, comme nous l’avons montré, l’une des variables les plus manipulées est la perspective que le juge adopte (soi vs. autrui). Cette structure expérimentale est en continuité avec le modèle de Peeters selon lequel les traits expriment deux formes de valeur adaptative : la profitabilité pour autrui vs. la profitabilité pour soi. L’hypothèse avancée est que la motivation relationnelle (approcher vs. éviter) devrait être induite par l’adoption de la perspective d’autrui et conduire ainsi à privilégier les traits PA (donnant la communalité/moralité), alors que la motivation individuelle (atteindre ses objectifs) devrait être induite par l’adoption de la perspective du soi et conduire ainsi à privilégier les traits PS (donnant l’agentisme/compétence).

Par ailleurs, les théoriciens avancent que l’organisation cognitive des traits en deux dimensions (dont la plus massive est la communalité) a des propriétés adaptatives. Selon Fiske et al. (2007 ; voir aussi Abele et Bruckmuller, 2011), elle s’est construite en réponse aux nécessités essentielles de l’évolution qui sont de savoir rapidement 1) qui l’on peut approcher / doit éviter dans l’environnement social et 2) qui a et qui n’a pas les ressources pour atteindre ses objectifs. Si on observe systématiquement la prépondérance de la dimension « communalité », c’est parce que la première question relèverait d’une nécessité plus fondamentale pour la survie que la seconde.

5 Conclusion générale sur la bi-dimensionnalité

du jugement social

L’objectif général de ce chapitre était d’examiner les dimensions fondamentales qui structurent les traits dans les jugements sociaux. Nous avons commencé par rappeler que les jugements sociaux s’énoncent principalement à l’aide de traits de personnalité (section 1). En effet, nous avons montré que lorsqu’on se forme une impression sur une personne, les traits sont des informations que l’on infère spontanément à partir de données minimales comme l’apparence physique ou les comportements. Nous avons également rappelé que les traits s’infèrent à partir d’autres traits (section 2) et que ces inférences montrent une forte consistance évaluative : les traits positifs permettent d’inférer d’autres traits positifs, les traits négatifs permettent d’inférer d’autres traits négatifs. Le concept de TIP, défini comme l’organisation cognitive des relations entre les traits, permet d’expliquer ces inférences. En effet, les recherches montrent que les traits sont structurés autour d’une dimension clairement évaluative (elle oppose les traits positifs aux traits négatifs) qui explique la plus grande part de la variance. La structure des TIP comporte une seconde dimension évaluative (section 3). Les deux dimensions sont ainsi interprétées comme 1) la plus ou moins bonne sociabilité des individus et 2) leur potentiel intellectuel plus ou moins bon (Rosenber et al., 1968). Depuis les années 1990, une explication théorique domine en psychologie sociale pour rendre compte de la mobilisation de ces deux dimensions dans le jugement social (section 4). Elle consiste à avancer que leur mobilisation dépend de la motivation que poursuit le juge, motivation qui relève soit de la « communalité » (cf. la recherche de relations sociales positives), soit de l’« agentisme » (cf. la recherche de pouvoir et de réussite personnelle).

Comme nous l’avons précisé, cette explication théorique, bien que dominante, n’est pas la seule à être avancée. Une autre approche est défendue en France depuis plus d’une trentaine d’années (Beauvois, 1976 ; Beauvois et Dubois, 2005, 2009 ; Cambon, 2006a ; Pansu et Dompnier, 2011 ; Mollaret, 2009 ; Mollaret et Mignon, 2006). Elle consiste à avancer que les deux dimensions, appelées ici « désirabilité sociale » et « utilité sociale », correspondent à deux nécessités évaluatives prescrites par le fonctionnement social et que tout juge, en tant qu’agent social, mobilise dans les rapports sociaux pour évaluer les personnes. Il s’agit donc d’une analyse purement sociale et non individuelle de la bi-dimensionnalité du jugement.

Mais pour bien comprendre cette conception, il nous faut expliquer en quoi elle diffère de l’approche individuelle motivationnelle. Nous verrons que le point de divergence central est la nature de la connaissance mobilisée par les traits de personnalité dans les jugements sociaux. Pour les partisans de l’approche individuelle, les traits sont supposés transmettre une connaissance réelle de la personne, pour les partisans de l’approche sociale, les traits sont supposés transmettre une connaissance évaluative. C’est la raison pour laquelle Beauvois et Dépret (2008 ; voir aussi Dubois et Beauvois, 2011) qualifient la première conception de « conception du réalisme psychologique » et la seconde, de « conception évaluative ». C’est à ces deux conceptions que nous consacrons le prochain chapitre de cette thèse.

Bi-dimensionnalité du jugement social :

conception du réalisme psychologique

et conception évaluative

On peut considérer avec Beauvois et Dépret (2008 ; voir aussi Dubois et Beauvois, 2011) qu’il existe deux conceptions générales des traits de personnalité, et plus particulièrement, de la connaissance que ces traits délivrent dans les jugements sociaux. Selon les auteurs, l’approche qui sous-tend les travaux vus au chapitre précédent (communalité / agentisme) repose sur une conception dite la « conception du réalisme psychologique » parce qu’elle considère que les traits de personnalité désignent les propriétés psychologiques réelles des personnes. L’approche sociale (désirabilité et utilité sociales) que nous aborderons dans ce chapitre repose quant à elle sur une conception dite « conception évaluative » parce qu’elle considère que les traits fonctionnent comme des critères d’évaluation sociale. Dans ce chapitre, nous présentons successivement ces deux conceptions. Il comporte donc deux grandes sections.

La première section est consacrée à la conception du réalisme psychologique. Dans un premier temps, nous expliquons qu’elle relève d’une épistémologie particulière selon laquelle les jugements que l’homme de la rue construit à propos des objets sociaux relèvent d’un mode de connaissance descriptive, fait pour donner les propriétés de ces objets. Dans cette épistémologie, l’homme qui juge est considéré comme un scientifique spontané. Dans un second temps, nous montrons que cette épistémologie donne lieu depuis longtemps à un vaste courant de recherches dont l’objectif est de mesurer le degré d’exactitude des jugements sociaux réalisés à l’aide de traits. Nous expliquons que la fonction des traits est conçue en référence au modèle scientifique de la personnalité (Epstein, 2010) : ils sont supposés coder les propriétés réelles des personnes, et ils ne peuvent être opérationnalisés que par une information descriptive qu’ils apportent sur les comportements des personnes. Dans ce modèle, le pouvoir évaluatif des traits est considéré comme une implication affective

découlant de l’information descriptive. Dans un troisième temps, on argue que les dimensions « communalité et agentisme » du jugement social sont conçues dans cette conception du réalisme psychologique. En effet, même si les travaux étudiant ces deux dimensions ne s’intéressent pas à l’exactitude des jugements, ils reposent sur l’idée que les deux dimensions s’assimilent à deux propriétés réelles de la personnalité humaine, que le perceiver, en tant que scientifique spontané, a appris à capter dans ses jugements en fonction de ses motivations.

La seconde section est consacrée à la conception évaluative. Dans un premier temps, on explique qu’elle s’inscrit dans une épistémologie particulière, dite « la double connaissance » (Dubois et Beauvois, 2002), selon laquelle les jugements sociaux relèvent d’un mode de connaissance évaluative 1) indépendant du mode de connaissance descriptive, 2) se construisant dans les rapports sociaux quotidiens (ex : rapport social de cooptation amicale, professionnelle, etc.) et 3) donnant la valeur sociale des objets. Autrement dit, l’homme qui juge est considéré comme un agent social évaluateur. Dans un second temps, on montre que cette épistémologie donne lieu à une conception des traits selon laquelle ils comportent à la fois une composante descriptive (cf. les comportements que produisent les personnes) et une composante évaluative qui relève du concept de valeur sociale (cf. les comportements qu’on peut faire avec les personnes dans un rapport social donné). On présente les travaux validant cette conception. Dans un troisième temps, on explique que les dimensions « désirabilité sociale » et « utilité sociale » sont définies comme deux aspects de la valeur sociale que le juge capte dans les rapports sociaux et qu’il exprime avec les traits de personnalité. Les travaux abordés montrent que 1) la dimension de désirabilité sociale (DS) renvoie à un mode d’évaluation hédonique et la dimension d’utilité sociale (US) renvoie à un mode d’évaluation économique des personnes et 2) que la mobilisation de l’une ou l’autre des deux dimensions est fonction du rapport social dans lequel le juge est inséré avec la personne qu’il juge.

1 La conception du réalisme psychologique

Le Poultier et Guéguen (1991) notent que lorsque l’homme de la rue juge d’autres personnes à l’aide de traits de personnalité, il ne fait aucun doute pour lui que ces traits désignent des propriétés psychologiques réelles. Cette croyance, que Allport et Odbert (1936) ont appelé le « réalisme du sens commun » (ibid., p.9), consiste donc à penser que « les mots-traits représentent des composantes authentiques de la structure de la

personnalité ». Autrement dit, l’homme de la rue considère que les traits « […] n’existeraient pas s’ils n’avaient pas des correspondants naturels » (ibid., p.9).

Cette croyance n’est pas propre au sens commun. Elle fait l’objet de nombreux développements scientifiques en psychologie de la personnalité (Allport et Odbert, 1936 ; Ashton et Lee, 2005 ; Epstein, 2010) ainsi qu’en psychologie du jugement social (Funder, 1995). Dans ces travaux, les traits sont donc considérés comme des mots désignant les propriétés psychologiques des personnes. C’est la raison pour laquelle Beauvois et Dépret (2008) ont avancé que ces travaux s’inscrivent dans une conception qu’ils ont qualifiée de « conception du réalisme psychologique ». Pour bien comprendre cette conception, penchons-nous sur la question suivante. Si les traits désignent les propriétés des personnes (tout comme les symboles du tableau périodique désignent les propriétés des objets), alors lorsqu’on juge untel de « sociable », exprime-t-on une connaissance similaire ou différente de celle que manipule le sciuentifique à propos d’un corps physique ? La réponse se trouve dans l’épistémologie sur laquelle repose la conception du réalisme psychologique. Cette réponse est que la connaissance que l’homme exprime dans les jugements sociaux s’apparente à celle que manipule le scientifique.