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La conception évaluative repose sur une épistémologie selon laquelle l’homme qui juge est un agent social évaluateur (Beauvois, 1976). Tout comme la métaphore de l’homme comme « un scientifique spontané », cette conception de l’agent social évaluateur est une manière, mais opposée, de répondre aux deux questions épistémologiques essentielles qui sont : 1) en quoi les jugements sociaux se démarquent-ils des énoncés scientifiques ? et 2) comment se construit la connaissance que l’homme de la rue a de son environnement social ?

2.1.1 Première réponse : l’épistémologie de la rupture

La conception évaluative repose sur le postulat que les jugements sociaux relèvent d’un mode de connaissance indépendant du mode de connaissance scientifique/descriptive (Derriennic, 1968 ; Boudon, 1995 ; Berger et Luckmann, 1966/2006 ; Dubois et Beauvois, 2002 ; Collin, 1996). Cette épistémologie est qualifiée d’ « épistémologie de la rupture » (Bachelard, 1934/2009 ; Dubois et Beauvois, 2002). « Rupture », parce que la validité des jugements sociaux n’est pas supposée être déterminée par le critère de vérité et aussi parce que ces jugements ne sont pas supposés être la conséquence (ni l’extension) de la connaissance scientifique (Beauvois, 1990 ; Dubois et Beauvois, 2002). Autrement dit, peu importe que ces jugements soit exacts ou inexacts, leur fonction est de valider un autre critère38. Mais quel est ce critère ?

Pour les partisans de la conception évaluative, ce critère est celui de l’acceptabilité sociale, qui n’a rien à voir avec la connaissance descriptive mais qui relève de la connaissance évaluative. Une présentation de la théorie de la double connaissance (Dubois et Beauvois, 2002) permettra de mieux présenter ce critère.

38 D’ailleurs, pour les partisans l’épistémologie de la rupture « Si la connaissance sociale [ordinaire] est souvent sous-estimée [considérée comme inexacte]»c’est justement parce qu’elle est « pensée sous le mode de la connaissance objective [scientifique] » (Conein, 1998, p.76).

2.1.2 Deuxième réponse : la théorie de la double

connaissance

« Toute connaissance est connaissance d’un objet », ont avancé Dubois et Beauvois (2002, p. 104). La théorie de la double connaissance (Dubois et Beauvois, 2002) avance que la connaissance que l’on a d’un objet (au sens d’un objet social : une personne, un objet de consommation, etc.) peut relever de deux modes distincts : le mode de connaissance descriptive et le mode de connaissance évaluative. Cet énoncé relève de l’épistémologie de la rupture. Mais le point central de cette théorie est la manière dont est conçu le processus par lequel ces deux modes s’élaborent.

2.1.2.1Toute connaissance s’élabore dans un rapport social

L’explication de ce processus relève d’une conception de l’homme comme un « agent social ». En effet, contrairement à l’épistémologie cognitive qui se résume par le schéma binaire perceiver / objet, la théorie de la double connaissance défend une épistémologie socio-cognitive donnant lieu à un schéma ternaire agent social / objet / rapport social. Selon ce schéma, si un agent est amené à connaître un objet, c’est toujours à travers le rapport social dans lequel il estinséré avec lui (Dubois et Beauvois, 2002). Ce rapport social fixe les termes dans lesquels l’agent est socialement inséré avec l’objet : il lui prescrit un rôle social à adopter et des pratiques à réaliser. Par exemple ce qu’un recruteur doit faire et dire des gens relève du rôle et des pratiques qui lui sont assignés dans le rapport de sélection professionnelle, rôle et pratiques bien différents de ceux qui lui seraient fixés dans un autre rapport social, par exemple, le rapport de cooptation amicale. Par le biais de ce rapport social est donc mobilisé par l’agent un « mode de connaissance » particulier qu’il a de l’objet.

En vertu de ce principe socio-cognitif, la théorie de la double connaissance définit les modes de connaissance descriptive vs. évaluative par trois éléments : 1) leur fonction (décrire

vs. évaluer socialement), 2) leur critère de validité (critère de vérité vs. critère d’acceptabilité sociale) et 3) le type de rapport social qui conduit à leur élaboration (rapport social d’observation vs. tout autre rapport social courant). Envisageons successivement ces définitions.

2.1.2.2Mode de connaissance descriptive et mode de connaissance évaluative : définitions

Pour bien comprendre les définitions, considérons par exemple un savant œnologue (Mr. Exact) et un caviste commerçant (Mr. Thune) qui seraient chacun amené à parler d’un même vin rouge, mettons, un Saint-Estèphe classé millésime. D’abord, Mr Exact emploie une procédure bien standard : il observe et il dit « la robe est voilée », il sent et il dit « la senteur se compose de cuir et de cerise noire », il goûte et il dit « les tanins sont ronds ». De son côté, Mr Thune déguste le vin et il dit « c’est un vin que je pourrais vendre au moins pour 50€ ».

Mr Exact mobilise le mode de connaissance descriptive. En effet, ses énoncés donnent les propriétés de l’objet et se valident par le critère de vérité. Selon la théorie de la double connaissance, ce mode de connaissance est supposé se construire dans un rapport social particulier : le rapport social d’observation. Ce rapport fixe à l’agent un rôle de scientifique et des pratiques d’observation standardisées à réaliser sur les objets (ex : Mr Exact regarde, sent et goûte le vin, toujours dans le même ordre). Dans ce rapport social, ses processus cognitifs sont orientés vers la détection des propriétés de l’objet.

Mr Thune mobilise le mode de connaissance évaluative. Ses énoncés captent la valeur sociale de l’objet. Mais cette valeur sociale ne s’assimile pas aux affects. En effet, le mode de connaissance évaluative est ici défini comme la connaissance de « ce que l’on peut faire des objets ou de ce que l’on doit faire avec eux dans le rapport social et du point de vue du rapport qui nous lie à eux » (Dubois, 2006). Par exemple, les jugements de Mr Thune captent ce qu’il peut faire du vin en tant que commerçant dans le rapport social de consommation (ex : peut-il ou non en tirer un prix intéressant ?). Précisons également que cette valeur sociale ne s’infère pas de la connaissance descriptive (Dubois et Beauvois, 2002). Cela signifie que les jugements de la connaissance évaluative ont pour fonction de positionner directement les objets sur des échelles de valeur sociale. Par exemple, le jugement de Mr Thune énonce d’emblée ce que vaut le Saint-Estèphe par rapport aux autres vins potentiels sur une échelle de la valeur marchande, ce, sans l’avoir inféré de la rondeur des tanins.

Le critère de validation des énoncés relevant de la connaissance évaluative est appelé « acceptabilité sociale » (Beauvois, 1990). Il renvoie à la décision plus ou moins acceptable qu’un jugement amène à prendre sur l’objet. Par exemple, si Mr Thune décide de vendre le

Saint-Estèphe au même prix qu’une « Villageoise »39, le jugement qui a conduit à prendre cette décision est moins acceptable socialement que s’il décide de le vendre au prix d’un vin ayant la même position sur cette échelle de valeur sociale. L’acceptabilité sociale est un critère interne car il ne valide un jugement que du point de vue d’un rapport social particulier (Beauvois, 1990 ; Dubois et Beauvois, 2002). Par exemple, le jugement de Mr Thune n’a aucune validité pour un sommelier, qui doit quant à lui savoir comment rendre ce vin le plus appréciable et non le plus cher (ex : avec quel plat le servir ? à quelle occasion ouvrir ce type de bouteille ? etc.), ce qui est aussi de la valeur sociale.

Le mode de connaissance évaluative est supposé être mobilisé dans tout rapport social qui ne soit pas le rapport social d’observation. Ainsi, qu’il soit inséré dans un rapport de cooptation amicale ou de sélection professionnelle, dans un rapport social de conjugalité ou d’éducation, dans un rapport social de co-citoyenneté ou encore de consommation, etc., l’agent social mobilise la connaissance évaluative pour émettre ses jugements sociaux. Autrement dit, l’agent social est en fait un « agent social évaluateur ».

2.1.3 Conclusion sur l’épistémologie de la conception

évaluative

La conception évaluative avance que l’homme est un « agent social évaluateur ». Cela traduit deux positions épistémologiques : 1) l’épistémologie de la rupture et 2) l’épistémologie socio-cognitive.

La théorie de la double connaissance (Dubois et Beauvois, 2002) formalise ces deux épistémologies à travers plusieurs énoncés que l’on peut regrouper en quatre principes : 1) la double connaissance, 2) élaboration sociocognitive, 3) critère de vérité du mode descriptif, 4) critère d’acceptabilité sociale du mode évaluatif (voir Encadré 1).

Nous allons maintenant nous intéresser à la fonction conférée aux traits de personnalité dans le cadre de la conception évaluative.

Encadré 1: Principes de la théorie de la double connaissance

Principe 1 (double connaissance) : Le jugement d’un agent sur un objet social relève soit d’un mode de connaissance évaluative, soit d’un mode de connaissance descriptive,

indépendants l’un de l’autre.

Principe 2 (élaboration sociocognitive) : L’élaboration des deux modes de connaissance est fonction du rapport social dans lequel l’agent est inséré avec l’objet. Le mode évaluatif s’élabore dans tout rapport social qui ne soit pas un rapport social d’observation scientifique, qui est le seul à engendrer le mode descriptif.

Principe 3 (critère de validité du mode descriptif) : Les jugements du mode descriptif captent directement les propriétés intrinsèques des objets (Dubois et Beauvois, 2002). Leur validité se détermine par le critère de vérité : le caractère plus ou moins exact du jugement.

Principe 4 (critère de validité du mode évaluatif) : Les jugements du mode évaluatif captent directement la valeur sociale de l’objet, c'est-à-dire, la connaissance de ce que l’agent peut faire de l’objet dans un rapport social donné. Leur validité se détermine par le critère d’acceptabilité sociale : la décision plus ou moins acceptable qu’un jugement permet à l’agent de prendre sur l’objet dans le cadre de ce rapport social.

2.2 Conception évaluative et fonction évaluative des