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La métaphore de l’homme comme un scientifique spontané est relativement ancienne puisqu’elle a été employée dès les débuts des travaux portant sur le jugement personnologique (cf. voir Wegner et Vallacher, 1977, 1981). Elle condense à elle seule deux réponses à deux questions épistémologiques essentielles, qui préoccupent par ailleurs depuis longtemps les théoriciens de la connaissance (Bachelard, 1936). La première : en quoi les jugements sociaux se démarquent-ils des énoncés scientifiques ? La seconde : comment se construit la connaissance que l’homme de la rue a des objets de son environnement social ? A la première question, la métaphore de l’homme comme un scientifique spontané permet de répondre par une épistémologie dite de la continuité. A la seconde question, elle permet de répondre par une épistémologie que nous qualifierons de cognitiviste.

1.1.1 Première réponse : l’épistémologie de la continuité

Juger est avant tout un acte de connaissance (Esnard, 2009 ; Dubois et Beauvois, 2002). En jugeant une personne, on exprime la connaissance que l’on a d’elle. Par exemple, juger Thomas de gentil revient à énoncer la connaissance que l’on a de lui. Les théoriciens de

la connaissance (épistémologues : Bachelard, 1934/2009 ; Morin, 1986 ; sociologues : Berger et Luckmann, 1966/2006 ; Boudon, 1995 ; philosophes : Haré, 1952 ; psychologues sociaux : Dubois et Beauvois, 2002) s’accordent généralement pour distinguer deux formes de connaissance. La première, dite « connaissance scientifique », est faite pour produire des énoncés descriptifs (ex : « Fabrice est châtain », « cette voiture est rouge », etc.). Ces énoncés se valident avec le critère de vérité. En effet, un énoncé comme « la voiture est rouge » ne peut être que vrai/exact ou faux/inexact (Boudon, 1995 ; Dubois et Beauvois, 2002 ; Popper, 1934/1973). Il suffit, pour le vérifier, d’appliquer un test objectif sur l’objet. La seconde forme de connaissance, souvent dite « connaissance ordinaire », est faite pour produire les jugements sociaux tels que « Fabrice est intelligent », « cette voiture est luxueuse », etc. Mais une question oppose les théoriciens : quel est le critère de validité de ces jugements ?

Pour y répondre, la plupart des théoriciens adoptent une épistémologie dite « continuiste » (philosophes : Cassirer, 1995 ; Farges, 1919 ; sociologues : Fournier, 1982) selon laquelle la validité des jugements sociaux est déterminée, comme les énoncés descriptifs, par le critère de vérité. Autrement dit, pour ces théoriciens, tout jugement est supposé relever d’un seul et unique mode1 de connaissance : « la connaissance descriptive, supposée donner accès à des propriétés intrinsèques de l’objet » (Dubois et Beauvois, 2004, p.213). Les énoncés scientifiques ne se démarqueraient des jugements sociaux que par leur degré d’exactitude. Selon Farges (1919, p.458) « Nous avons deux manières de voir […]. La première est une vue d’ensemble nécessairement un peu confuse, c’est d’ordinaire la manière du sens commun ; la seconde est une vision directe et précise de chaque détail, éminemment plus claire et plus distincte, c’est celle de l’analyse scientifique ». Ainsi, les énoncés scientifiques seraient plus exacts que les jugements sociaux (Popper, 1934/1973), considérés quant à eux comme étant plus enclins à l’erreur.

En psychologie sociale, cette épistémologie de la continuité a donné lieu à la célèbre métaphore de l’homme qui juge comme un « scientifique spontané » (Heider, 1958 ; Kelley, 1968 ; Wegner et Vallacher, 1981). « Scientifique », parce que l’activité qui produit les jugements sociaux est conçue en analogie à celle d’un savant qui cherche à décrire exactement les propriétés du monde. « Spontané », parce que nombre de résultats

1 Ce que Dubois et Beauvois (2002) ont appelé le postulat de l’unité de la connaissance. Dans un même registre Bachelard (1934/2009) expliquait que si on se réfère à cette épistémologie, on est conduit à admettre que tout jugement est nécessairement doté d’un certain « coefficient de réalité », c'est-à-dire, un degré de correspondance à la réalité.

expérimentaux indiquent que l’activité sous-tendant les jugements sociaux repose sur des raisonnements prélogiques _ des biais2, des heuristiques de jugements3 (cf. Kahnemann et Tversy, 1982 ; Nisbett et Ross, 1980) _ entraînant un écart des jugements par rapport à la norme scientifique.

1.1.2 Deuxième réponse : l’épistémologie cognitive

La façon dont l’homme construit la connaissance qu’il a de son environnement social est une question qui préoccupe depuis longtemps les théoriciens de la connaissance (voir Besnier, 2005 ; Cassirer, 1995 ; Steiwer, 2010). La métaphore du « scientifique spontané » est une manière d’y répondre. Cette réponse est que toute connaissance d’un objet ne peut se construire qu’à partir de l’activité cognitive du sujet connaissant, une activité dont la fonction est d’élaborer des représentations mentales4 de la réalité.

Naturellement, cette conception est centrale dans les sciences cognitives qui, depuis Turing (1936), comparent l’activité cognitive au fonctionnement d’une machine qui traite des informations (voir Wertz, 1991)5. Toute connaissance est ici supposée résulter de « processus par lesquels les entrées sensorielles sont transformées, réduites, élaborées, stockées en mémoire, retrouvées et utilisées » (Neisser, 1967, cité dans Wertz, 1991, p.3)6. Autrement dit, ces processus traitent des données réelles de manière à les retranscrire sous forme de concepts cognitifs7 (Rosch, 1978). Ces concepts, qui donnent à l’homme la connaissance qu’il a du monde, sont donc supposés refléter des propriétés réelles.

Comme nous l’avons mentionné dans le premier chapitre, depuis les années 1950, la psychologie sociale est fortement impactée par le développement des sciences cognitives (voir

2 Par exemple, le biais de corrélation illusoire (Chapman et Chapman, 1975). Il conduit à maximiser la corrélation entre deux évènements qui sont objectivement non corrélés.

3 Comme par exemple, l’heuristique de similitude. Il conduit à surestimer la probabilité de certains évènements en fonction de la similitude perçue entre ces évènements (Kahneman et Tvsersky, 1982).

4 La notion de représentation est à considérer dans un sens solipsiste, c'est-à-dire « inscrite dans une conscience solitaire (solus) et individuelle (ipse) » (Steiwer, 2010, p.12).

5 Comme le note Wertz (1991, p.3) “Psychologists hypothesize the rules and procedures we follow when we store information […] and the scientists write programs which mimic these functions”.

6 Ma traduction de “processes by which sensory input is transformed, reduced, elaborated, stored, recovered, and used” (Neisser, 1967, cité dans Wertz, 1991, p.3).

7 En psychologie cognitive, c’est ce que formalise la notion de mapping (Evans et Pezdek, 1980 ; Rosch, 1978), définie comme la retranscription de la structure des propriétés du monde en une cartographie cognitive. Dans les célèbres travaux de Rosch (1978), le mapping est la fonction centrale conférée aux processus de catégorisation du monde physique. Les objets naturels seraient ainsi mentalement catégorisés en fonction de leurs propriétés selon une organisation inclusive (ex : un chat est un mammifère qui est un vertébré, qui est un animal, etc.) et exclusive (dans les mammifères, un chat n’est pas un chien, dans les animaux, un vertébrés n’est pas un invertébré, etc.) dont la fonction est de cartographier la structure réelle du monde.

Sampson, 1981). Cet impact se traduit par l’élaboration de théories (théorie de la dissonance cognitive : Festinger, 1957 ; théorie de l’équilibre structural : Heider, 1958) proposant des explications à l’activité de jugement à partir d’une description du fonctionnement cognitif du juge. Ces travaux appartiennent au courant de la cognition sociale. L’homme qui juge y est qualifié de perceiver, une terminologie qui suggère qu’un jugement ne peut que résulter d’un rapport d’observation du monde réel.

Selon Dubois et Beauvois (2002), cette épistémologie peut être résumée par un schéma binaire. Selon ce schéma, l’élaboration d’un jugement implique deux éléments : 1) un sujet connaissant équipé d’une cognition universelle faite pour capter les propriétés des objets et 2) un objet de connaissance doté de propriétés réelles. Ce schéma est consistant avec l’épistémologie de la continuité : si l’homme n’a qu’une façon de connaître son environnement (la connaissance descriptive/scientifique), c’est parce que la construction de cette connaissance est nécessairement assurée par des processus dont la fonction est d’encoder les propriétés du monde.

1.1.3 Conclusion sur l’épistémologie de la conception du

réalisme psychologique

Selon la conception du réalisme psychologique, juger avec des traits revient à énoncer des propriétés réelles. Pour qu’une telle conception soit possible, il faut considérer 1) que la connaissance ordinaire qui sous-tend ces jugements est analogue à la connaissance scientifique qui consiste à donner les propriétés des objets (cf. l’épistémologie de la continuité) et 2) que cette connaissance est produite par des processus cognitifs dont la fonction est d’encoder ces propriétés (cf. l’épistémologie cognitiviste). Ces deux épistémologies participent d’une seule et même conception de l’homme qui juge : celle du « scientifique spontané », très mobilisatrice en psychologie sociale.

Ces bases épistémologiques étant clarifiées, nous allons maintenant expliquer comment elles amènent les chercheurs à définir la fonction des traits de personnalité dans le jugement social.

1.2 Réalisme psychologique et fonction descriptive des