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Le texte explicatif de l’œuvre est lui-même structuré selon une forme et un contenu. Entre l’œuvre et son texte explicatif il y a une différence de nature et de langue. Dans cette traduction du langage des images vers celui des lettres il y a une perte. La tâche du traducteur est une « crypte »305 dans la mesure où l’essence de la traduction s’y trouve à la fois montrée et cachée. « Le plus grand éloge qu’on puisse faire à une traduction n’est pas qu’elle se lise comme une œuvre originale de sa propre langue. Au contraire, ce que signifie sa fidélité assurée par la littéralité, c’est que l’œuvre exprime le grand désir d’une complémentarité des langues. La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne l’éclipse pas, mais laisse, d’autant plus pleinement, tomber sur l’original le pur langage, comme renforcé par son propre médium »306. Son médium est

le langage et il ne doit pas se confondre avec la communication. « Si la traduction est uniquement traduction-des-œuvres, on ne peut la saisir qu’à partir de leur essence. Comme l’œuvre est œuvre-de-langage, la réflexion sur la traduction est nécessairement une réflexion sur le langage – sur le langage, en tout cas, tel que l’œuvre le révèle, le

304 Walter Benjamin, « La Tâche du traducteur », op. cit., p. 244.

305 Antoine Berman, L’âge de la traduction, op. cit., p. 30. 306 Walter Benjamin, « La Tâche du traducteur », Ibid., p. 257.

"met en œuvre" »307. Un pur langage. Il s’agit de donner aux mots une aura dans laquelle s’unissent clarté, obscurité et mystère. Le mot « est l’élément originaire du traducteur »308. Technique mixte est une œuvre de mots née du désir de voir et de faire voir à travers la lecture. Un peu comme apprendre à voir avec des mots, avec autre chose que les yeux, à l’aveugle.

Les légendes qui constituent Technique mixte sont des images au sens propre. Comment voir avec des mots ? Un voir ineffable. Dans ce sens voir suppose les mots, une ascèse sur les mots. Il faut d’abord détruire tous les clichés linguistiques et figuratifs. Les légendes, ces tracés fragiles, exposés en peu de mots à la périphérie de l’œuvre, oscillant entre écriture et représentation, exposent le fonctionnement littéral des éléments. Toutes ces légendes révèlent que le fragile abri qu’offrent les mots, avec lesquels chaque spectateur-lecteur dé-couvre la structure de l’œuvre, fonctionne comme la " vérité ". Elles ne disent peut-être pas la vérité, mais elles disent de la vérité, c’est-à- dire cette forme unique de doubler le visible, de l’actualiser en le verbalisant. Car les mots sont porteurs de présent, éléments de reconnaissance et de distinction du temps dont ils sont issus. Dans ces mots épars, sont visibles des éléments de la réalité qui, à travers leur apparition dans un temps et dans un espace donnés, produisent du sens. Et c’est dans la difficulté d’interprétation du réel que se crée la légende. L’aura des légendes se définit dans ses multiples lectures, dans son mystère identitaire et dans sa grammaire. Un langage épuré, élémentaire, fait de grammes et de lemmes. Les images des œuvres, contrairement à leurs légendes, ne sont pas traduction mais communication. Les légendes sont tantôt énumératives " Pièces de Lego, bacs en plastique Lego, tuyaux en aluminium poli, serre-joints, 12 enseignes au néon (verre, Plexiglas, fils, transformateurs, câbles électriques), carton, aluminium moulé poli, tuyaux d’aluminium poli, bois, feutre, thon en plastique, pois secs, perles en polystyrène, œufs de saumon, colle, orteil de chameau en fibre de verre moulée " ou encore " 1550 chaises ", tantôt descriptives " Huile sur toile de lin " ou " Film 16 mm anamorphique en couleurs avec son optique, 44 minutes ", tantôt nominatives " Installation " ou " Performance " et tantôt

307 Antoine Berman, Ibid. p. 47 308 Walter Benjamin, Ibid., p. 257.

énonciatives et faisant un avec l’œuvre " Manger un œuf dur à 12h32 " ou " Marcher ". Ensemble créant une réelle consistance littéraire et poétique. Pourtant, il y a une impression de " mal vu, mal dit " quant à la traduction littérale, un manque par rapport aux originaux que je vois disparaître au fur et à mesure de ma saisie, laissant des images muettes et fausses. La liste des illustrations devient peu à peu liste sémantique.

Alors se crée un manque métaphorique à travers un changement de nature et de format. Les images constituent une liste de matériaux incorporés et traduits dans des légendes. Un fossé se creuse alors entre une liste imagée et une liste sémantique. Autour de cette question, Umberto Eco passe en revue différentes types de listes : « la liste littéraire existe en tant que tous les éléments de la liste y sont nommés. La liste figurative, elle, existe où tous les éléments qui ne sont pas nommés sont suggérés. La liste figurative ne se construit pas comme une liste où tous les éléments sont nommés, mais comme une suggestion où la liste se poursuit hors cadre. C’était donc une déformation de l’idée »309. L’image de l’œuvre est saturée par une matière opaque de couleur et de forme pigmentées, de figure et de fond. Elle raconte une histoire reconnaissable, et ne se limite en aucun cas à l’énumération des objets qu’elle contient. La lecture de ces légendes – ainsi saisies et détachées de leurs contextes, ainsi agencées tel un essaim accroché à la surface de la page blanche, faisant corps, faisant liste – provoque une sorte de déception quant au lisible. Elle se donne en effet, comme l’histoire la plus pauvre, la plus sommaire de l’art. Elle se présente comme une courbe ou une diagonale venant tracer le déroulement médian et la variation graphique d’un phénomène complexe. Dénuées de détail, sans image, sans particularité ni identité, elles se lient par le bout des lettres et des ponctuations et se donnent à lire telles quelles.

Dès les premières lignes de Technique mixte, " Cire, tissu, résine de polyester et poudre métallique, roche volcanique, tapis, verre ", rien ne nous indique la forme visuelle de l’œuvre ni la jonction des différents éléments techniques les uns aux autres. Cet enchaînement de mots révèle l’énumération signifiante des matériaux qui

constituent les œuvres. Cet enchaînement n’est en aucun cas descriptif. Pourtant, il s’agit de la légende de l’œuvre de Maurizio Cattelan intitulée La Nona Ora (La neuvième heure) de 1992. Ici, aucun mot n’est révélateur d’une certaine identité de l’œuvre, pourtant elle se réfère à une icône de l’art contemporain L’image de l’œuvre de Maurizio Cattelan est réellement marquante, elle agit comme un choc visuel. Par ailleurs, les amateurs d’art reconnaitrons la légende " Requin-tigre, verre, acier, solution à base de formol ", comme étant celle de l’œuvre de l’artiste Damien Hirst, à savoir The physical impossibility of Death in the Mind of Someone Living (L’impossibilité physique de la mort dans l’esprit d’un vivant) de 1991. En effet, les mots " Requin-tigre " et " solution à base de formol " jouent comme des indices ou encore des preuves de l’origine identitaire de l’œuvre référence. Ces mots sont comme des révélateurs de ressemblance contrairement à d’autres comme " technique mixte " ou encore " huile sur toile ". C’est aussi le cas des légendes d’œuvres et des performances de l’artiste Ben, qui se confondent pour ne former qu’un par le biais du titre " Planter un clou, Soulever un objet, Attendre, Manger, Faire couler de la peinture ". L’image se définit par une relation des objets entre eux, une composition et une profondeur de champ.

L’image est un dispositif plastique qui disparaît aussitôt dans l’application de la liste qui se définit par les objets qu’elle contient. Car, détacher ou arracher cette légende à sa source engendre non pas le sentiment – réel – de perte mais la sensation d’une œuvre ouverte avec la possibilité de continuer cette opération pour toutes les images du monde et de réaliser une cosmogonie littérale des choses qui habitent ce monde, dont la liste dessine la cosmographie. La légende " Acrylique sur toile " renvoie dans plusieurs cas à une peinture, mais jamais cet énoncé ne peut rendre compte de la richesse des détails, des figures ni de la couleur de la peinture en référence. Cette légende met en forme une réalité technique ainsi qu’une suite de gestes. On peut imaginer une déclinaison de monochrome de matière acrylique déposée sur une toile, ou une série de toiles dans toutes les couleurs possibles et imaginables. Une déclinaison à l’infini d’un bleu Klein par exemple. Cette spéculation imaginaire permet une libération de la forme au delà de la figure et de l’illustration. Elle anéantit la signature identitaire. Ainsi, la question de la

ressemblance s’évanouit devant la magie littérale et métaphorique. Plutôt une « ressemblance interne »310, dirait H. Michaux.

Le fini, l’unique, devient infini, possible. L’œuvre demeure virtuelle et cède la place à un « infini actuel »311. Umberto Eco définit la liste comme la forme de représentation qui suggère presque physiquement l’infini qui ne se conclut pas dans une forme, contrairement à l’infini de l’esthétique qui découle de la plénitude finie et parfaite de la chose admirée et de son image. Il nomme cette modalité de représentation une liste, mais aussi énumération ou catalogue312. Les catalogues à partir desquels j’ai saisi la liste sont en quelque sorte " déjà une liste " - un inventaire, et représentent un doublon de Technique mixte, comme la légende notée sur un cartel double l’œuvre, comme la définition d’une chaise dans un dictionnaire double la chaise façonnée par un menuisier. Comme les photographies illustratives d’œuvres d’art dans un catalogue, comme une traduction d’un texte dans une autre langue, comme une hypotypose d’une scène observée, la légende double l’image et la liste double le catalogue comme une photographie de photographie, geste appropriationniste. Les légendes semblent constituer le devenir des œuvres d’art, les listes, leurs structures mortuaires.

Déception

Quant à la déception liée à la lisibilité des légendes, c’est sans réserve qu’il faut préciser la pauvreté et le minimalisme de cette hypotypose. Mais cette déception est à l’image de la source et de l’aridité particulière des légendes. Un espace réduit à un pur lieu de mémoire. Pourtant, ce simple lieu qui vient là nous faire face, ouvre vers un vaste champ de l’imaginaire. À la saisie de ces mots, j’ai l’impression de " mal vu, mal dit " quant à la littéralité des légendes en rapport à l’œuvre source. Il y a perte. Face au caractère ineffable des œuvres – généralement très connues voire considérées comme des chef d’œuvres de la création contemporaine comprenant la compactification d’une

310 Henri Michaux, Saisir, op. cit.

311 Umberto Eco, Vertige de la liste, op. cit., p. 15. 312 Ibid. p. 17

idée généralement complexe et un concept ou la représentation d’un aspect du monde social, économique ou politique - l’artiste fait référence et fait naître une multitude de littérature et de critique à son égard. Il s’ajoute une note infime mais qui fait sens : technique mixte. Un tel jugement n’est pas dénué de pertinence concernant le statut de l’œuvre source. L’histoire de l’art est inextricablement liée aux récits qui accompagnent la réalisation, la diffusion et la réception de l’œuvre. Le texte a sa place tantôt en amont, tantôt en aval de la création. Cette matière déterminante de la nature de l’œuvre consiste généralement en un titre, auteur, collectionneur et matériaux de celle-ci, mais encore au discours explicatif et informatif de l’artiste, des récits et des anecdotes sur le processus de la réalisation. Une sorte de séquence génétique de l’œuvre qui permet de fixer le maximum d’informations et de fournir les détails de sa genèse et de sa traçabilité. Une sorte de « code source »313 de l’œuvre.

Les légendes des œuvres témoignent d’une histoire parallèle à celle des idées, celle des techniques. À travers des séquences d’énumération des composites matériels de l’œuvre, on peut tracer une « lignée technique »314. Chaque œuvre peut être identifiable et fait référence à une famille technique, phylogénétique. Des signes de reconnaissance. Précises ou non, les informations obtenues par les légendes sont des renseignements permettant au lecteur d’accumuler des faits. Dans le murmure de centaines de mots et de phrases, on pourrait ne chercher que l’extraordinaire ou le résolument significatif. Ce serait sans doute un leurre ; l’apparemment insignifiant, le détail sans importance trahissent l’indicible et suggèrent bien des formes d’intelligence vive et d’entendements raisonnés se mêlant à des rêves manqués et des désirs en friche. Les mots tracent des figures intimes et surprennent les mille et une formes de la communication de chacun avec le monde. Les légendes s’enracinent dans la volonté de lire l’infinité des écarts que chacun construit avec la norme, et la complexité des chemins dessinés à l’intérieur

313 Je développerai cette question autour d’Un livre aveugle dans la quatrième partie de cette thèse. 314 « Le début d’une lignée d’objets techniques est marqué par cet acte synthétique d’invention constitutif

d’une essence technique. L’essence technique se reconnaît au fait qu’elle reste stable à travers la lignée évolutive, et non seulement stable, mais encore productrice de structures et de fonctions par développement interne et saturation progressive », in Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets

techniques, op. cit., p. 43. Simondon parle aussi de lignées phylogénétiques qui permettent une pensée

des techniques dans une diversité offrant une histoire particulière et non pas globale des fonctionnements techniques.

d’elle, pour inventer et ne pas subir, s’unir et s’opposer. Il y a là sans doute une vision du monde, une ontologie de l’actuel, l’inquiète ténacité de ne jamais rien immobiliser. Comme si la légende aussi bien que l’œuvre logeait en elle le véhicule d’un quelconque possible. Elle parle du réel sans jamais le dévoiler. Ici je me penche plus sur la nature des légendes et leur fonction centrale dans la réception et l’assimilation des œuvres. La littéralité est mise en pratique à travers les mots, les lettres, les grammes qui accompagnent généralement les œuvres. La légende est souvent placée dans une position latérale à l’œuvre, mais elle constitue une position signifiante et centrale à l’identification des ingrédients d’une œuvre. Elle constitue un élément d’information. Par ailleurs, la légende nous renseigne sur une époque bien spécifique. Ici c’est l’époque dite contemporaine, ou actuelle : l’état des techniques et de l’industrie, la pensée d’une époque à travers l’agencement spécifique des objets et matériaux. Enfin, elle nous éclaire sur la pratique sociale (religion, culture, etc.). La mixité et l’agencement des techniques et des matériaux sont ici mis en question.

2. Et cætera