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Décalage, écart, prendre du recul

II. Mémoire vive

1. Théâtre de la mémoire pure

Fig. 6 Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, 1544.

Comme la bibliothèque, Technique mixte crée une base de données en croissance exponentielle. Elle s’alimente en entrée par des légendes conservées et rendues immuables, autant dans leur forme que dans leur nominalisation, dans un contenant imprimé. Ces pages se présentent dans un instant où leur potentialité de lecture s’ouvre dans une multitude de direction. Elles restent des surfaces de projection, puisqu’elles n’offrent au lecteur aucune référence ni origine des légendes. Des légendes venues d’ailleurs, qui peuvent jouer le rôle d’outil de mémoire. Contrairement à une taxinomie qui aide à mémoriser le contenu, on est confronté ici au hasard de la subjectivité et à la possibilité de créer des liens répondant à une vision personnelle. Les éléments ne sont plus envisagés de façon organisée, mais pour leurs propres polysémies, offrant une multiplication des possibles. Une forme de mécanisme se met en route et par les rencontres de mots au sein d’une légende, elles génèrent des images mentales, des images pures. « L’image pure et simple ne me reportera au passé que si c’est en effet dans le passé que je suis allé́ la chercher, suivant ainsi le progrès continu qui l’a amenée de l’obscurité́ à la lumière »114. Pour Henri Bergson, la mémoire est la conservation et la

reproduction du passé dans le présent. Cette mémoire est pure lorsqu’elle est l’enregistrement de tout ce qui arrive à une conscience individuelle d’où ressortent parfois des images-souvenirs. Cette mémoire pure conserve indistinctement tous les moments du temps et chaque perception de quelque chose et se transforme en souvenir. La relation entre perception et souvenir par l’intermédiaire de la conscience, qui agit comme une synthèse temporelle ou comme la durée d’une mémoire immédiate, forme le principe même d’une psychologie générale.

Ce processus génératif d’images évoque Giulio Camillo et son Théâtre de la mémoire (fig. 6). Une conception du monde du XVIème siècle considérée par l’auteur comme propice à l’invention d’un nouveau théâtre encyclopédique. Il s’agit d’inventer une machine (ou un programme) capable de transformer la pensée en image et l’image en mémoire. « Comment réduire le monde à un ensemble fini de représentations et muer toute connaissance en spectacle »115. En effet, Giulio Camillo a l’idée de réunir son savoir dans une construction en bois sous la forme d’un amphithéâtre de l’antiquité plein d’images dont les gradins sont des fiches classées et contenant les choses qui peuplent le monde et que l’on doit comprendre. Tel est le programme du vénitien, ancêtre des moyens actuels de communication et de classification informatiques et numériques, puisqu’il se base sur un vocabulaire similaire de la nouvelle rhétorique visuelle encyclopédique (portail, site, icônes, fenêtre, liens et hypertextes) et pourquoi pas un Wikipédia du XVIème siècle qui sert à externaliser la mémoire du sujet dans l’objet. Cette merveilleuse machine a vu le jour dans le soucis d’instrumentaliser une mnémotechnique pour les orateurs qui fournissaient un effort de mémoire considérable afin de retenir les longs discours. Il s’agit de diviser les parties du discours puis à en faire des synthèses visuelles. Une conversion du discours en images mentales en les projetant intérieurement dans des lieux. Des lieux de dépôt que l’orateur crée afin de pouvoir les stimuler et éveiller116 ainsi la mémoire. C’est alors par des mécanismes de rencontre entre images et symboles que se crée le discours. Une approche qui laisse une

115 Bertrand Schefer, « Les lieux de l’image », in Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, Paris, Allia,

2001, p. 7.

part importante à la subjectivité et à la logique au-delà des explications rationnelles. Ce théâtre de la mémoire est en somme l’allégorie d’une réalité dont on se souvient par évocation visuelle ou sonore. Une re-connaissance des choses et de leur sens. Précisons cette notion de théâtre.

Le théâtre, comme le musée, est un lieu de spectacle, de contemplation et de mise en contact entre le spectateur et l’œuvre. Un lieu où des œuvres sont présentées aux spectateurs comme objets finis et appartenant à un système d’appropriation effective ou symbolique. Ce rapport à la contemplation n’est pas non plus étranger à la bibliothèque et au lecteur, mais dans un lieu de spectacle, intervient le point de vue des spectateurs. Dans le théâtre classique, il y a une unité, une scène, un spectacle, un scénario, etc. Le spectateur a une vision synoptique. Il perçoit d’un coup d’œil tout ce qui constitue la scène et l’œuvre en train de se faire. Il est le spectateur d’un devenir processuel, bien qu’il soit fini. Dans un théâtre, il y a une activité auditive propre au spectateur et une activité oratoire propre au comédien. On retrouve cette vision synoptique dans la pièce « Les naufragés du fol espoir »117, à ce point que le spectateur est témoin de toutes les manies de l’arrière-scène que l’auteur a choisi de dévoiler et de mettre en avant de la scène. Les mécanismes, les mécaniques, les rouages et les techniques du jeu sont ainsi présentés comme faisant partie du décor. Et voilà que l’acteur principal se met à pointer un ventilateur en face d’un voilier provoquant un effet de vent violent lors du naufrage du navire. Geste supposé généralement comme élément du hors champ dans un langage cinématographique. Le décor se met en place devant le spectateur et non pas derrière le rideau. Dans ce « théâtre d’individuation »118, la mise en scène des techniques de la scène, au-delà d’une mise en abyme, semble mettre sur le même plan la technique et l’esthétique ou encore faire de la technique une esthétique. Différente d’une scène représentant la certitude, l’équilibre et la sécurité, Ariane Mnouchkine choisit le caractère technique au bénéfice d’un système poétique, instable et fragile, en devenir. Dans le musée, dans un point de vue unique, on est face à l’œuvre dans son format de

117 Les naufragés du fol espoir (Aurore), op. cit.

118 Gilbert Simondon, L’individu à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Million,

monstration et de médiation muséographique. En revanche, dans la bibliothèque, chacun enveloppe son point de vue, intime, inconnu, personnel, dans une langue et un langage multiple et quasi corporel car très proche du corps. Le lecteur ne prend pas de recul pour lire un texte ou une illustration, comme pour voir un tableau ou regarder une pièce. Ce corps à corps entre le lecteur et le spectacle relève des questions de frontière et de limite. La lecture est interactive. Elle appelle une transformation et une prise, du faire. Elle appelle l’expérience de l’écriture.

La mémoire devient alors connaissance, théâtre de la connaissance. En lisant les légendes de Technique mixte, on est confronté à cette synthèse d’images mentales où des objets techniques agencés créent une forme unique et personnelle de l’œuvre absente. La relation virtuelle entre les choses – comme dans « huile sur toile » par exemple – est l’agent inducteur d’images mentales. Un dispositif mental, à la fois magique et alchimique, s’active, reliant les différents éléments du monde de l’art et de la technique. Le regard s’empare des images en s’appropriant l’illusion que les légendes véhiculent, illusion du regard qui maîtrise les images, leurs modes d’apparition ainsi que l’espace dans lequel elles apparaissent. Les légendes comme mode d’appréhension immédiat du réel et du monde environnant donnent un regard panoramique, ou synoptique d’une conception de l’espace et du temps, de l’histoire. Le lecteur – ignorant les origines visuelles de ces légendes – se transforme en spectateur générateur de musée imaginaire. Ce musée, comme le théâtre ici, est l’image d’un lieu de stockage de choses qui s’articulent ensemble dans un espace. Elles forment un sens et racontent une histoire. Les légendes renvoient à des œuvres, qu’on peut définir comme une concrétisation d’idées. Ce qui renvoie à une opération de l’imagination comme passage de la pensée à l’image. À partir d’un nombre fini d’œuvres – et donc d’images – les légendes en produisent une infinité qui n’a de limite que l’imagination de son lecteur. Lire les légendes, sans essayer de me souvenir de toutes les œuvres, actualise dans ma mémoire une banque d’images virtuelles enregistrées lors de la transcription.

« Pense-Bête »

Fig. 7 Marcel Broodthaers, Pense-Bête, 1963-1964, livre, 27,5 x 21,5 cm, Bruxelles.

Pense-Bête est un recueil de poèmes réalisé en 1963 par Marcel Broodthaers119. Il colle des morceaux de papier de couleur, découpés selon des formes géométriques simples, généralement carrées ou rectangulaires, sur certaines pages, masquant ainsi une partie du texte, n’en autorisant qu’en partie la lecture. Un an après, il transforme les cinquante exemplaires du poème en les solidifiant dans du plâtre les transformant en sculpture. Geste qui symbolise le passage de la littérature vers le monde des arts plastiques par le processus de réification du langage. Ce geste de l’artiste est un acte d’enterrement de sa production passée de poète par occultation et effacement. Par ce procédé le poète devient artiste plasticien. Mais au-delà de ça, M. Broodthaers amplifie les difficultés de lecture et constate que parmi les spectateurs, peu ont la curiosité du texte (fig. 7). « Avant même le milieu des années 1960, un propos d’une portée considérable : le propre de l’art, c’est la réification ; et ce qui se trouve réifié n’est autre que le langage »120. Ce geste rend la lecture impossible. De la poésie, Broodthaers

119 Exposition Broodthaers, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1991.

aboutit à une mise en interdit du contenu dans une forme sculpturale. Ce processus de translation de sens et de forme, d’un même, vers un multiple, provoque une fixation rhétorique, un commentaire. Ce qui attire ma curiosité dans cette pièce est son titre. Pense-Bête renvoie à un procédé d’aide-mémoire qui consiste à marquer en abrégé un énoncé, des notes censées nous rappeler quelque chose dans le futur ou les points essentiels d’une question. C’est sous forme de post-it que l’on colle sur des surfaces visibles ou encore des listes que l’on dresse devant nos yeux sur une feuille volante. Penser, renvoie habituellement à une activité intellectuelle, intelligente, à peser et évaluer les choses, mais ici penser c’est se rappeler. Par le geste d’externalisation et d’objectivation de la mémoire, le pense-bête permet l’amnésie. Cette amnésie est aussi représentée par la transformation du livre – objet de mémoire –, en sculpture – objet de contemplation –. Ce jeu de mémoire et d’oubli est le propre des objets techniques utilisés par l’artiste aujourd’hui : ordinateur, appareil photographique, téléphone et réseau internet.

Par ailleurs, penser – ce verbe d’action – déclare aussi une opinion, un point de vue. Broodthaers colle des morceaux de papier qui cachent le texte comme pour rappeler ce caractère paradigmatique d’un objet lisible et d’un texte visible en ouvrant un espace de mémoire ou de perte de mémoire. Il cache comme pour créer une amnésie du sens et de la curiosité du texte, et de fait, le plaisir de braver l’interdit de l’aspect plastique. Le contenant et le contenu se confondent en un seul objet-mémoire. Ce livre d’artiste porte en lui son processus de réalisation et appelle un jeu de lecture et de contemplation. Le recours au livre est en quelque sorte un retour à la source de sa fonction : un corpus de mémoire, un pense-bête. « Un amas muet de mots stériles »121. Ici le livre est suspendu à sa forme objectale sans contenu, solitaire. Cette « solitude de l’œuvre »122 mais aussi de l’artiste, penseur, lecteur, est objet de l’expérience de la bibliothèse et on le verra plus tard dans le cas d’Un livre aveugle.

121 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p. 16. 122 Ibid., p. 13.