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Tracé intuitif : mais qui saurait-il le lire ?

Dia 6. Diagramme de Feynman, 1949.

Dia 7. Gilles Deleuze, Sur quelques Régimes de signes.

Dia 8. Thierry Delcourt, Moteur mou métaphorique, Artiste Féminin Singulier, 2000.

On peut distinguer plusieurs types de diagrammes qui illustrent dans les ouvrages théoriques. Des diagrammes qui ne sont pas tracés par des artistes mais plutôt par des penseurs, des philosophes ou encore des scientifiques dont les physiciens Feynman, Penrose ou encore des philosophes comme Guattari, Deleuze, Bergson ou Bachelard (dia. 6-7). Thierry Delcourt, dans son ouvrage Artiste féminin singulier, trace un

diagramme qu’il imagine dans une forme d’utérus et le nomme Moteur mou métaphorique pour décrire et légender dans un tracé dynamique le processus créateur chez des artistes femmes (dia. 8). Des flèches, des notes, des légendes, des lignes continues ou interrompues et des points ornent les contours d’un diagramme qui se veut une métaphore d’un art féminin organique. Dans Kosmogramme 2, Christophe Berdaguer et Marie Péjus transposent des cryptogrammes, au moyen de tubes néon, sur un disque suspendu au plafond sur un plan circulaire au-dessus de la tête du spectateur. Comme une constellation, le Kosmogramme 2 exige de lever les yeux vers le ciel et de basculer la tête en arrière, le regard est ainsi suspendu entre deux. Ces cryptogrammes sont la réplique de ceux qui ont été envoyés dans une sonde par la NASA en 1977 pour explorer les planètes extérieures du système solaire. Cette sonde transporte un disque d’or gravé de cryptogrammes témoignages de la civilisation humaine. L’œuvre fonctionne comme une constellation lumineuse et énigmatique, interrogeant le langage, la communication, la fonction des signes et la possibilité de les décrypter ; c’est un message. Comment les signes peuvent-ils être compris par des extra-terrestres si même pour nous humains ils demeurent mystérieux ? In fine, le spectateur se retrouve-t-il dans la position de l’extra-terrestre, destinataire initial du message ?

Dans un autre domaine, Richard Feynman introduit les graphes qui permettront d’asseoir l’électrodynamique quantique et d’inaugurer les développements des futures techniques diagrammatiques. « Je ne peux pas expliquer ce que j’ai clairement à l’esprit, parce que je le rends actuellement confus et que je ne peux avoir une vue introspective et connaître ce qui s’y passe. Mais la visualisation est sous une forme ou une autre une part vitale de ma façon de penser et il n’est pas nécessaire que j’en fasse un diagramme. Le diagramme est en réalité, et en un certain sens, l’image qui vient pour essayer de clarifier la visualisation, une sorte de cadre vague, mélangé de symboles »345. Edward Rolf Tufte, statisticien et infographiste auteur du livre Envisioning information346, se

345 Richard Feynman, Interview avec S.S. Schweber du 13 novembre 1984, in Schweber, p. 465.

Cf. Franck Jedrzejewski, Diagramme et catégories, Dominique Lecourt (dir.), Thèse de doctorat en philosophie, Université Paris 7, 2007, p. 86.

prête à la modélisation sculpturale des diagrammes de Feynman et les introduit dans l’espace d’exposition de l’art347. Il s’agit de prototypes en acier inoxydable d’une série de descriptions électrodynamiques (fig. 27).

Fig. 27 Edward Rolf Tufte, ET All Possible 6-Photon Scattering (120 Space-Time Feynman

Diagrams), The Conceptual and Cognitive Art of Feynman Diagrams, 2012, acier inoxydable.

Les graphiques minimalistes forment des lignes droites et ondulées que le sculpteur manipule afin de reproduire les diagrammes de Feynman de la notation scientifique à la forme abstraite. « Dans les diagrammes de Feynman, des particules virtuelles remontent le temps et croisent des particules actuelles qui le descendent, expression fossile d’un partage équitable entre matière et antimatière qui fournit par ce puisement dans le virtuel et la mise en œuvre d’une machinerie faite de règles calibrées et d’expressions mathématiques associées aux points de jonctions des nœuds et des lignes d’univers, une formule physique que le calcul traditionnel ne pourrait mener à terme »348. Cette

347 Exposition All Possible Photons. The conceptual and cognitive art of Feynman Diagrams, ET

Modern, New York, 2013.

compactification de calculs en diagramme fonctionne comme une entité mathématique, un élément d’une fonction. Sa machinerie est celles des règles instaurées par le physicien. Ainsi dans ce glissement des sciences physiques à l’art, Edward Rolf Tufte dévoile le potentiel graphique et esthétique – que leur créateur ignore – de tracés de lignes, de points et de flèches qui décrivent des particules subatomiques et dont ils prévoient l’interaction. Les sculptures de Tufte sont dépouillées d’explications mais conservent leur fonctionnement scientifique grâce aux flèches et aux légendes qui dénotent les chemins possibles des photons dans l’espace temps. Il n’y a là ni couleurs, ni profondeur, ni perspective, aucun point de vue, ni théâtre de forme et de fond. On peut les montrer du doigt et elles demeurent toujours en attente de désignation, objet séparable et séparé. On peut y voir « une figure permettant de désigner, outre ce qui a été dit, une sorte d’entre-deux qui serait un signe par lequel s’exposeraient des virtualités demandant à être reprises par le créateur même ou par le spectateur »349.

C’est en ce sens que je conçois les légendes et dans ce but que je les mets en liste. Lire Technique mixte, c’est lire l’expression d’un jeu de forces dans leur développement littéral et grammatical. C’est aussi traduire des œuvres existantes dans d’autres langues. C’est lire le mode d’existence des objets techniques dans le champ de l’art et dans un mode d’expérience des techniques. Ces légendes saisies au vol dans leur agencement d’énoncés, branchées diagrammatiquement sur des réalités complexes, constituent des grammes immobilisés et mis au repos, complices des métaphores poétiques, elles « saisissent les gestes au vol ; pour ceux qui savent être attentifs, ce sont les sourires de l’être »350, ajoute G. Châtelet en désignant la nature des diagrammes. Des sourires de l’être poétique, où des mots chargés de sens et d’identité saisissent le regard plus fortement que des images. Il faut préciser que chez Châtelet, le diagramme est physicomathématique et possède une topologie, une fonction et une matière. Sa fonction est de propulser la pensée par un saut. Comme les diagrammes, les légendes sont une compactification ou encore une compression de l’œuvre absente et virtuelle. La légende immobilise une opération artistique, en esquissant ou en découpant. Elle

349 Pierre Paliard, « Une modernité diagrammatique », Roven, n° 8, 2012, p. 9. 350 Gilles Châtelet, Les enjeux du mobile, op. cit., p. 33.

renvoie aux objets et désigne des agencements techniques. Elle complète ce qui manque à voir dans l’image tout en réservant une sorte de technique d’allusion. Elle dissimule un programme. Afin de me rapprocher du caractère diagrammatique des légendes, je m’attarde ici sur la lecture de Gilles Châtelet qui, bien que relevant du domaine de la philosophie des mathématiques, offre une littérature très proche de la problématique de Technique mixte ou encore Légendes. Les légendes sont à l’image des diagrammes dans le sens où elles rendent compte de la « main pensante » des œuvres, en quelques lignes épurées. « La figure illustre de façon statique, alors que le diagramme est une figure- calcul dynamique. Il est malléable : il fixe, il épouse une réalité donnée tout en étant capable de s'adapter à une réalité à venir, comme un savoir ou un problème inédits »351. On peut voir les légendes comme des lignes tantôt pointillées, tantôt épaisses révélant l’articulation des éléments que constituent les figures. Comme dans les diagrammes de Feynman – qui représentent « la partition de la mise en musique de la théorie quantique des champs » 352 – les légendes en quelques mots nominatifs tracent ce qui est visible mais aussi invisible et muet dans une œuvre et appellent à une visualisation.

Les tableaux et listes de Georges Perec qu’on peut retrouver dans son cahier des charges de La vie mode d’emploi353 sont assez proches de ma pratique en ce qu’ils constituent la visualisation de la partition de son livre à faire. Par une sorte de logique de lecture, de relation et de concordance, Perec agence des mots et constitue des figures. Son cahier des charges est une preuve du processus visuel et logique de la réalisation d’un roman, en indexant, ordonnant dans un système panoptique le chaos dans lequel se trouvent les choses qui l’entourent afin d’en dresser une forme tissée et figurée sous forme de listes. Le cahier des charges, « le passage de la liste au texte – donc du

351 Alexis de Saint Ours, « Aux avant-postes de l'obscur », in Eurêka, Le moment de l’invention, un dialogue entre art et science, Paris, L’Harmattan, art 8, Paris 8, p. 6.

352 Gilles Cohen-Tannoudji, « Diagrammes et amplitudes de Feynman, la partition du modèle standard »,

L’atelier de Simondon, Ens rue d’Ulm, 7 octobre 2010.

353 Georges Perec, Cahier des charges de la vie mode d’emploi, Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques

diagramme de la machine abstraite aux agencements concrets du roman »354, représente alors l’outil/moment entre le chaos et la figure. Il dessine une forme de traduction. Sa visualisation donne à voir le moment où Perec pense par le diagramme. Dans « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », l’auteur s’adonne – comme par nécessité – à l’écriture algébrique. Je le cite : « un de mes amis conçut un jour le projet d’arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L’idée était la suivante : ayant, à partir d’un nombre n d’ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s’imposer de n’acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu’après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre K d’ouvrages reste constant et égal à 361 : K + X > 361 > K – Z » 355.

Le diagramme est « ce qui précède la pensée. Il est la notation du non-encore- pensé et désigne le lieu intermédiaire où l’informe, orienté par la seule intuition, s’ouvre au devenir des forces en jeu dans ce qui émerge »356. Par les stratégies de monstration et d’édition des œuvres, le processus de traduction, plastiquement précaire, rencontre son lecteur sous forme d’un potentiel. Ce potentiel existe virtuellement comme « possibilité de fait ». Il ne traduit pas, ne se traduit pas, mais il est le traducteur – ou encore machine abstraite – qui conduit les éléments d’un état de données éclatées vers un autre état de données formées. Il est très proche de la programmation algorithmique. Les opérations de passage entre éléments et textes – comme de la légende à l’image – sont assez nombreuses et approximatives et peuvent s’effectuer par déplacement du signifiant, par métaphore ou encore transformation sémantique et la part d’indécidabilité peut être lue comme « une des possibilités du système »357. C’est un dispositif technique d’indexation aléatoire qui se situe entre le chaos et le germe de l’œuvre.

354 Alison James, « Pour un modèle diagrammatique de la contrainte : l’écriture oulipienne de Georges

Perec », in Pensée par le diagramme, op. cit., p. 60.

355 Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 31.

356 Bénédicte Letellier. « Saisir la pensée diagrammatique, lectures plurielles », Acta Fabula, vol. 6, n° 2,

été 2005, <http://www.fabula.org/revue/document962.php>.

357 Alison James, « Pour un modèle diagrammatique de la contrainte : l’écriture oulipienne de Georges