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Dans le format bibliothèse que j’ai abordé plus haut, il y a ce paradigme entre théorie et pratique, entre bibliothèque et atelier d’artiste. Ce paradigme m’a entrainée à produire des œuvres de la sorte : un livre qu’on ne peut lire (Un livre aveugle), une liste de légendes d’œuvres faisant œuvre (Technique mixte), ou encore une photographie indicielle (Sans titre. Ressemblances). C’est dans la production des deux livres d’artiste au sein de la bibliothèse que se dessine la tentative d’une mixité entre théorie et art. Le format mixte présentant en lui une esthétique de l’hétérogénéité, d’une technique mixte.

167 Marcel Duchamp, Notes, Paris, Flammarion, Champ. Art, 2008, p. 47 « Donner au texte l’allure d’une

démonstration en reliant les décisions prises par des formules conventionnelles de raisonnement inductif dans certains cas, déductif dans d’autres. Chaque décision ou événement du tableau devient un axiome ou bien une conclusion nécessaire, selon une logique d’apparence ».

Un dialogue entre art et littérature se met en place, entre normes d’édition de document et de lecture et instaure une position autre à l’œuvre et au spectateur.

Documents, Jérôme Saint-Loubert Bié (Pratiques photographiques et stratégies appropriationnistes) est un catalogue qui comporte une sélection de projets de l’artiste allant de 1993 à 2006. Un essai de Cécile Dazord analyse sa pratique dans le contexte de l'histoire de la photographie et de l'art de l’appropriation. Le catalogue comporte aussi une contribution de l'artiste Yann Sérandour qui vient interférer dans cet essai sous la forme de notes et commentaires. Il écrit : « délibérément reléguée en note et partageant dès lors cette fascination quelque peu "excentrique" pour les abords, ma contribution à ce catalogue n’est pas seulement seconde, mais aussi parasite, en ce qu’elle ne peut s’articuler qu’en présence d’un autre texte dans lequel elle s’immisce »168. Les notes de Yann Sérandour prouvent et s’attachent à montrer que cette fonction de parasite ne peut manquer de renvoyer le lecteur au corps du texte de Cécile Dazord ainsi qu’aux illustrations des œuvres de Jérôme Saint-Loubert Bié. Détourné de sa fonction érudite traditionnelle, le commentaire169 porte ici un double sens élargissant le champ de l’abîme au sein de ce document-œuvre, lieu de monstration et de rencontre entre artiste, médiateur et critique.

Ensuite, compilée spécifiquement pour ce livre, une section intitulée Documents présente l'exposition des annonces, communiqués de presse et articles relatifs aux œuvres présentées dans les pages qui suivent à travers les reproductions et descriptions courtes. Les deux sections de commande de documents périphériques (de la plus ancienne à la plus récente) et la documentation des travaux classés par ordre chronologique ouvrent un interstice pouvant accueillir des nouveaux projets. La reliure spirale qui rassemble toutes les pages du document peut éventuellement, et dans ce

168 Yann Sérandour, Documents, op. cit., p. 21.

169 Une note de bas de page comme ici, trace une ligne-flèche, comme une canne à pêche, vers un milieu.

Une zone de référence qui complète, dédouble et élève le référent au carré, comme un document photographique, elle étend l’aire du visible. J’évoque ainsi dans ce sens Antoine Berman lorsqu’il tente de définir son propre ouvrage-commentaire de La Tâche du traducteur de Benjamin : « Le commentaire "donne à penser". Et donnant à penser, il nous permet de nous éloigner de lui pour penser tout seul ». Dans ce sens, au sein d’un document, les commentaires et les notes possèdent leur vie propre. in Antoine Berman, L’âge de la traduction, op. cit., p. 66.

sens, être annulée. Assez large, elle permet l’insertion de nouvelles pages dans le futur. Ce livre semble être conçu avec la possibilité d'être mis à jour dans le temps avec les rééditions. Le rapport à Saint-Loubert Bié se montre très étroit, et sa démarche se révèle didactique. La relation entre l'art et la documentation a longtemps été le sujet central de l'enquête de l’artiste. Cette publication est une tentative d'explorer l'espace entre le dossier d'un artiste et un livre d'artiste. Ce livre-catalogue est un document élaboré pour répondre à un nouveau besoin d’information, ou à « un besoin d’information d’une autre qualité »170. C’est en même temps un catalogue destiné à la médiation de l’œuvre de Saint-Loubert Bié avec des textes critiques visant la compréhension et l’intégration de cette pratique au sein d’un système historique et esthétique. Mais c’est aussi une réalisation de l’artiste qui par ses techniques de l’édition et du design lui permet de produire un catalogue-livre d’artiste au format hétérogène qui offre l’expérience d’une réappréciation des données de l’art en agissant directement sur celles-ci et en donnant l’occasion d’une re-conception d’une définition de l’œuvre, de l’artiste et de leur médiation. Un carton d’invitation, un catalogue, une carte postale, un plan d’accès, une coupure de presse, un communiqué, pour peu qu’ils fassent l’objet d’un écart réflexif, n’en sont pas moins porteurs d’une intention artistique dont le caractère discret et annexe flirte avec une certaine invisibilité. Ici, l’œuvre et sa documentation, outil de légitimation et de transmission de celle-ci, se confondent l’une à l’autre.

Ainsi, on peut corréler à Document l’adjectif de « poétique » qui va aiguiller sa qualité vers autre chose qu’un document médiatique « témoins hors-champ »171 de l’œuvre et de l’exposition. Sa qualité devient plutôt celle d’un « objet intentionnel »172 qui témoigne d’une création intentionnelle et qui présente ainsi des relations explicites avec des faits réels appartenant au passé, à l’archive d’une structure artistique et culturelle. Ici, on rejoint ce qu’on a vu plus haut, à savoir une mémoire d’archive

170 Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Questions théoriques, Forbidden Beach, 2010, p. 178. 171 Stéphanie Airaud, Jérôme Saint-Loubert Bié, « Zones de Productivités Concertées », Catalogue de

l’exposition, Mac/Val, 2007

vivante qui, stockée, devient disponible et peut à chaque moment être consultée ou modifiée dans un devenir médiatique et historique mais aussi dans un devenir poétique. Ainsi, c’est en « document poétique »173 qu’on doit percevoir Documents, dont la forme pose des problèmes de visibilité et de reconnaissance à cause de son format non normatif qui, sans être ni un document officiel, ni un document manifeste, possède certaines propriétés formelles et contextuelles grâce auxquelles il se met à fonctionner pour son lecteur comme un document aux propriétés intentionnelles. Le travail de Jérôme Saint-Loubert Bié reprend ce processus informatique d’une réification de la mémoire stockée et actualisée ou vivifiée. C’est une pratique qui puise ses origines dans un héritage artistique et conceptuel où les à-côtés, la périphérie – appelée aussi métaphoriquement " témoins hors-champ ", " seuils " ou " hors-d’œuvre " – semblent paradoxalement occuper une position centrale, jusqu’à rendre la présence de l’œuvre d’art unique et originale, un fait parmi d’autres. Ce document poétique inventé intentionnellement par l’artiste permet une traduction (translation) du mode d’immanence de ses œuvres incorporées aux formats médiatiques et véhiculées sur les supports variés de l’information, sans que cela ne détruise sa signification mais lui donne au contraire une consistance.

Placer le référent – l’œuvre d’art – à distance en lui substituant le document photographique qui prouve par l’image l’existence d’une réalité – son exposition – qui n’est plus, c’est aussi différer l’accès à l’original pour lui préférer la monstration de son indexation : Nom, Titre, Format, Technique, Date et Localisation qui en composent sommairement la légende. La légende devient ainsi la structure grammaticale de l’œuvre qui, en l’isolant de celle-ci, fonctionne comme une organisation autonome, rompant les liens avec le jugement, l’attribution et l’affirmation. Ce geste nie la reconstitution d’une vérité originelle et se concentre sur l’usage et la manipulation des signes, c’est-à-dire sur la « fabrication de nouveaux sens qui suggèrent »174. Ceci place

au centre le rapport du signe – la documentation – à son référent – l’œuvre d’art –, qui par conséquent, acquiert un être propre. La légende et le document, comme signes,

173 Ibid., p. 177.

détiennent désormais les lois qui les régissent. La légende rejoint le mythe selon Roland Barthes : « Le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n’y en a pas de substantielles. Tout peut donc être mythe ? Oui, je le crois, car l’univers est infiniment suggestif. Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société, car aucune loi, naturelle ou non, n’interdit de parler des choses »175. Les témoins hors-champ de l’œuvre représentent ce qui entoure, jouxte, encadre, prolonge immédiatement l’exposition des œuvres d’art, en renvoyant le spectateur au contexte spatial ou temporel d’exposition au cœur même de celle-ci, mais aussi dans sa proximité immédiate. L’œuvre d’art, ou du moins ce qui s’y substitue sous la forme d’un document, n’est jamais qu’un signe qui renvoie au contexte dans lequel il est inclus.