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Fig. 9 Jérôme Saint-Loubert Bié, Loot, 1998, Photographies, Übermain Gallery, Los Angeles.

C’est aussi en ce sens qu’en 1998 lors de l’exposition Loot, Jérôme Saint-Loubert Bié, en visitant de l'espace de l’exposition, photographie la galerie vide. Les résultantes en tirage sont épinglées sur les murs. Cinq imprimés épinglés au mur, neuf affichés dans les boîtes Kodak en magasin de la galerie. Les tirages épinglés au mur sont photographiées à nouveau et imprimées au même format. Par une sorte de renversement, le travail est mis de côté et sa documentation exposée. « Si le travail de Bié renvoie si souvent à l’espace dans lequel il se trouve – salle d’exposition, catalogues, etc. –, c’est que son objet d’investigation principal n’est autre que l’exposition elle-même : ce qui l’annonce, la documente, la transmet et permet dès lors de la jouer, ailleurs et autrement, non pas sous la forme d’une reconstitution historique mais, selon les projets, d’une recomposition photographique, bibliographique, infographique ou encore typographique. Il vise à élargir ce qui encadre et annonce l’exposition en tant que lieu de visibilité temporaire de l’art »176. Ainsi, et encore dans

la même logique, l’artiste renouvelle l’opération en 2007 dans l’exposition Zones de Productivités Concertées (ZPC) au Mac/Val en actualisant des archives de documents d’œuvres d’artistes exposés ultérieurement au musée. ZPC s’empare littéralement de ces formes documentaires, photographiques et scripturales (fig. 9).

Au-delà des pratiques appropriationnistes, son geste serait plutôt « citationniste ». Comme des citations, ces photographies présentent et « restituent la mémoire »177 dans

l’espace qui les contient. Comme une exégèse de tout ce qui entoure l’œuvre et de ce qui la fomente, comme dans l’espace du texte, « il se situe toujours dans un lieu ouvert entre matière et mémoire »178. Mettre en vue la virtualité du processus médiatique de l’œuvre déclare sa dépendance médiatique et économique, ce qui donne de l’importance esthétique et poétique à son contenant médiatique en ce qu’elle y fait dériver le sens. Une œuvre n’est que si elle est vue. En continuité avec la logique de l’exposition Zones de Productivités Concertées, qui se définit comme un cycle de vingt et une expositions monographiques réparties en trois volets sur la saison 2006-2007, l’artiste prolonge

176 Yann Sérandour, Documents, op. cit., p. 22.

177 Stéphanie Airaud, Jérôme Saint-Loubert Bié, op. cit., 2007.

cette approche " citationniste " au niveau du catalogue de l’exposition. Il se livre à la fin du catalogue de ZPC du Mac/Val dans un entretien avec les commissaires de l’exposition Frank Lamy et Julien Blanpied à un jeu de réponses-citations, des bribes de réponses d’artistes extraites d’autres entretiens avec les commissaires. Les artistes répondent à sa place pour appuyer la façon dont il pense construire sa pratique. Il explique par les mots de Raphaël Boccanfuso : « j’utilise les fonctionnements de même que les objets culturels, comme un matériau malléable avec lequel il est possible de travailler ». Il ajoute par les mots de Nicolas Floc’h : « mon travail, d’un point de vue plastique, peut aussi être mis en parallèle avec celui d’un metteur en scène dans la mesure où je m’approprie un ensemble d’éléments que j’interprète, que je réinvente dans un contexte donné » 179. Cette manière singulière de citer me place dans une posture confuse où ma notion d’auteur est un relais intellectuel qui m’autorise un geste immédiat de réappropriation des œuvres d’autrui et qui pose inévitablement la question de la signature et de l’auteur (autographique et allographique). Les mots prennent alors une autonomie formative et normative. Travailler les modes de représentation de l’art sous leur forme documentaire, tel que l’archive, ou publicitaire comme communication, permet de restituer le mythe de l’œuvre par un jeu de reproduction, de détournement et de retournement. Ces modes de représentation de l’art constituent les contours de l’œuvre, et par extension elles-mêmes.

Dans Technique mixte, je brouille les frontières entre œuvre d’art et documentation/communication. À sa périphérie, je situe l’œuvre à la limite du dedans et du dehors, en investissant des lieux annexes et néanmoins limitrophes – la bibliothèque, l’histoire de l’art, le catalogue – tandis que les légendes indexent le cadre spatial, matériel, technique et culturel dans lesquelles elles se trouvent. Si les écarts produits par les légendes sont d’ordre multiple par un transfert d’un médium à un autre et les déplacements spatio-temporels, ils n’en jouent pas moins sur cette ligne de partage qui sépare l’œuvre d’art autonome de sa diffusion dans le monde de l’art. Autant de manières de manifester le devenir des œuvres, dont on ne fait majoritairement

l’expérience qu’au travers des produits et des informations qui en dérivent. Par ce transfert entre formats, se définit une pratique du passage et du transfert beaucoup plus qu’une pratique de transformation ou de représentation. Elle se définit par une trame où au-delà de l’imagination ou de la figuration, il y a une intention logique de présenter les choses une nouvelle fois, comme dans le fait de dire les choses, de les écrire ou de les lire, comme « une quête aux similitudes : les moindres analogies sont sollicitées comme des signes assoupis qu’on doit réveiller pour qu’ils se mettent de nouveau à parler »180, écrit Michel Foucault à propos des aventures de Don Quichotte. Dans ma pratique, comme dans celle de Saint-Loubert Bié, il y a une forme de frustration car il n’y a pas d’invention matérielle, de création, mais l’œuvre se définit par un déplacement de la perspective, par une transformation du point de vue sans altérer la source. Ce mode de translation et de traduction me semble découler d’une mise à distance avec le référent, manière de se dé-placer entre l’avant-coup de l’œuvre et son après-coup, et ainsi de se définir comme un traducteur.

CONCLUSION I

Cette approche de la bibliothèque comme prothèse technique permet d’appréhender le savoir dans sa globalité par classement et indexation. La notion de bibliothèse pense une analogie entre cette forme de technique de savoir et celle des techniques numériques et machiniques plus récentes comme Internet. Ce milieu technique associé aux formes du savoir constitue pour moi une boîte à outils théorique et plastique. Habiter ce lieu quotidiennement revient à le pratiquer en atelier. La bibliothèque-atelier permet alors une certaine esthétique du travail. Dans cette première partie, nous avons décrit l’esthétique du travail plastique comme la genèse d’un art de la pensée. La genèse de l’œuvre Technique mixte et son individuation sont le fruit de multiples relations génétiques avec la bibliothèse comme « milieu associé »181. Technique mixte est à

180 Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 61.

181 Terme emprunté à Gilbert Simondon pour qui il est question de penser une mise en relation de

l’image de cet environnement encyclopédique dans lequel j’ai longuement évolué : il s’agit d’un livre qui contient une liste, une taxinomie indexée de légendes d’œuvres d’art. Les formats de contenu et de contenant reviennent à mettre en image une esthétique du travail de la pensée en bibliothèque.

À travers l’étude d’Une pile de langues de Robert Smithson, des cartes de pensée de Lia Perjovschi, de Pense-bête de Marcel Broodthaers ou encore des pratiques appropriationnistes de Saint-Loubert Bié ou de Simon Starling, nous avons souligné l’importance de la question du format. Document, catalogue, liste et exposition, à travers le détournement de leurs limites et normes, permettent un nouveau paradigme de pensée de l’art où la mixité des techniques et des domaines constituent le médium de l’œuvre. Ce médium est traductible, témoigne d’une pratique de traduction et met en avant une logique du langage de l’art et des sensations. Le format n’est plus synonyme de moule mais de modulation des forces. Désormais, la périphérie de l’œuvre habite son centre et son centre devient à son tour sa périphérie.

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