• Aucun résultat trouvé

Point de vue, point d’écoute (Nuits blanches)

« L’idée que mes pensées sont invisibles par d’autres ; que ma tête est un trésor plein de représentations et de rêves qui reposent enfermés en moi ; que mes réflexions produisent un livre que nul ne peut lire avec moi depuis l’extérieur ; que mes idées et connaissances n’appartiennent qu’à moi, sont transparentes pour moi- même, impénétrables pour d’autres (…) ce syndrome composé d’idées du caractère dissimulé des pensées dans le sujet réfléchissant a acquis dans l’histoire récente de l’apparence privée une importance que l’on ne saurait surestimer »260.

Fig. 19 Point de vue, point d’écoute (Nuits blanches), 2010. Photographie, protections auditives en cire naturelle, coton, 14 cartels.

Mes pensées m’appartiennent et nul ne peut les deviner sans que je ne les prononce, que je ne les traduise en mots compréhensibles pour mon interlocuteur, dans sa langue, qu’elles ne deviennent son ou encore trace. Mes pensées flottent librement dans une cellule dans mon corps-cerveau. Il m’est impossible de deviner la pensée des autres. Cette dialectique d’une pensée intime me rappelle celle d’une certaine solitude du lecteur. Une « solitude peuplée », comme dirait Albert Camus261, qui définit spécifiquement l’internaute. Cette posture de l’internaute face à l’interface du réseau informatique. Lorsqu’il communique avec un au-delà sans le voir, lorsque sur un forum de discussion se crée une proximité de référents absents et lointains. L’internaute se connecte alors à un agencement machinique comme ligaturé par un rhizome d’usages, d’utilités, de services et de fonctions. Cet individu qui joue des images et des énoncés à travers une digitalité discursive, animée par une poétique paradoxale d’être à la fois ici et là. Cet individu seul derrière une interface technique de communication et d’information de masse, s’ouvre simultanément par les sens sans corps à une espèce d’espace peuplé. Cette sphère intime et peuplée à la fois est alors proche de celle de l’espace de la pensée. Point de vue, point d’écoute (Nuits blanches)262, est un dispositif composé de trois éléments (fig. 19) : une photographie de boules quiès – représentation et mise en scène d’objets du quotidien –, des boules quiès posées sur un socle – présence de l’objet prototypique et ready-made – et 14 cartels – commentaire, détournement du support médiatique – contenant des témoignages réels d’insomniaques que je collecte sur les forums médicaux263. Chaque élément du dispositif renvoie à l’autre par une sorte d’écho ou d’ancrage, une connexion s’établit alors virtuellement. Les éléments qui constituent le dispositif sont à l’image des interfaces des réseaux sociaux264 et de leur caractère ouvert et intime à la fois : image, objet de l’image,

261 Albert Camus, L’été [1954], Paris, Gallimard, 2010, p. 15.

262 Cette pièce est montrée dans le cadre d’une exposition collective intitulée Figures du sommeil, Galerie

municipale Jean-Collet, Vitry-sur-Seine, 24 mars - 6 mai 2012. Mes cartels ponctuent les œuvres des 14 artistes exposants.

263 Ma fouille de témoignages d’insomniaques est réalisée principalement dans le forum en ligne

Doctissimo.

commentaire textuel. L’image, l’objet et le texte (le titre de l’œuvre et les témoignages) forment les points de vue de l’œuvre. J’établis alors trois déclinaisons – image, texte et objet – menant le spectateur vers l’expérience de trois événements que peut vivre un insomniaque dans une sorte de conversation entre les choses qui préludent à leur symbolisation dans le verbe.

Un corps insomniaque greffé de boules de cire et relié au monde par le bouts des doigts possède un fort potentiel poétique et plastique. Le sommeil est généralement lié aux yeux, à l’espace nocturne crée par la fermeture des paupières. Ici, je mets en évidence l’activité auditive du sommeil. Les boules de cire et de coton, constituent désormais des paupières auditives. Les oreilles, en substitution des yeux fermés, constituent l’organe actif du sommeil. De nombreuses personnes souffrent d’une incapacité à dormir dans le bruit. Même un bruit discret, mais constant ou répétitif, peut empêcher le dormeur de plonger dans son sommeil. Dans ce cas, l’avant-sommeil devient une source de récits et de points de vue. À chacun son histoire. Cet avant- sommeil se prolonge pour devenir une nuit blanche peuplée de pensées intenses. Les boules quiès renvoient aux oreilles, à l’audition. On les utilise généralement afin de couper le son ou le bruit. Comme les paupières, les boules quiès nous plongent dans notre intériorité et intimité. Il nous arrive par moments d’entendre le battement de notre cœur à l’intérieur de notre corps. Cela nous coupe du monde extérieur. L’« éboulement », ce tas de boules, représente la quantité de moments et d’états de renfermement sur soi. Cette « intimité panoptique »265 remet en question les frontières traditionnelles entre l’image et le réel, le regard et l’écran, le sens et le message, le sujet et le monde, le public et le privé, la présence et l’absence, le désir et le manque, l’objectivité et la subjectivité. Elle est panoptique, car c’est un dispositif de point de vue et de point d’écoute, entre objectivité et subjectivité. L’insomniaque, généralement solitaire est en détresse, partage, crée et réagit avec l’autre. Il devient producteur de mots et de réseaux communiquant. Ici et là, solitaire et social. La photographie présente un essaim de boules de cire, accumulées constituant une forme pyramidale. La quantité

265 Magali Uhl, « Intimité panoptique. Internet ou la communication absente. Ou la communication

de boules peut laisser entendre l’utilisation massive de cet objet propre à l’insomniaque et sous-entendre ainsi l’insomnie chronique.

Fig. 20 Jean-Luc Parant, L'ordre et le désordre. Les boules lisibles et les boules touchables, 1991.

Cette dialectique de l’œil qui touche (haptique) et des yeux qui pensent à travers les mains est celle de la pratique obsessionnelle de production de boules à laquelle se consacre l’artiste et poète Jean-Luc Parant (fig. 20). Les boules de cire font appel à la dimension manuelle de leur utilisation. Il faut les modeler afin qu’elles prennent la forme des orifices auditifs. En effet, elles sont des objets préhensibles par les mains, ce sont donc les mains qui les modèlent. De même, les textes d’insomniaques sont écrits par les bouts des doigts et sont adressés aux yeux. « Entre mes boules de terre ou de cire que je touche une première fois en les modelant dans mes mains pour faire naître le touchable et mes boules d’encre que je touche une dernière fois en les traçant la première fois sur la page pour faire naître l’intouchable, mon corps se déplace entre la terre et le ciel et passe de la position couchée à la position debout, comme du sommeil à l’éveil »266, écrit Jean-Luc Parant. Sur la distinction entre les yeux et les mains, entre les mots et les boules de cire, ou entre les yeux et les boules, j’élabore tout un système, une cosmologie et une poétique. Écrire des mots, du texte et modeler des boules sont pour

266 Jean-Luc Parant, reConnaître, Les yeux, les boules. Les boules, les yeux. Entretien par Nadine Gomez-

moi deux activités similaires et complémentaires, qui constituent deux faces indissociables de la pièce. Il s’agit de toucher les boules de cire en pensée et avec les yeux jusqu’à les lire ; et de lire les textes jusqu’à les toucher.

Ainsi, dans un « sommeil analogique »267, l’insomniaque des forums médicaux fait parvenir sa voix en l’absence de son corps, à travers le bouts des doigts. Dans l’impossibilité de rapporter une preuve – témoignage de l’état d’insomnie – en dehors des récits et traductions, descriptions d’émotions et d’états, commentaires et légendes, cette aventure insomniaque donne lieu à une pratique interactive par le biais de la toile. Les forums médicaux – dispositif interactif par excellence – permettent une forme de communication directe. L’insomniaque lance un cri – signal – à la communauté et reçoit simultanément les réponses de ses semblables ainsi que des conseils médicaux de spécialistes. La pratique du forum – cet espace de discussion où a lieu une individuation psychique et collective – est très répandue chez les internautes. Parmi eux développeurs et programmeurs cherchent des réponses ou bien fournissent une aide technique aux débutants. Se rencontrent alors une pratique professionnelle et amateur qui permettent des échanges de connaissance et de techniques. « S’il est vrai que les amateurs forment des communautés d’amateurs, et aiment à se rencontrer pour parler ensemble de ce qu’ils aiment, cette individuation psychique devient aussi une individuation collective à travers un processus de transindividuation – c’est cela qui constitue une époque, et dans ce processus, les tous premiers amateurs sont les artistes eux-mêmes »268. Des non- médecins proposent des solutions aux malades par expérience de vie. Les internautes qui fréquentent les forums de discussions se font disponibles en dehors du temps professionnel des médecins et ingénieurs. Ils sont amateurs en médecine ou autre à « plein temps »269. L’insomniaque se libère de ce moment indésirable par la discussion transparente, une rhétorique, sans se soucier de son anonymat et de révéler des états intimes. Les utilisateurs de forums ne dévoilent ni leur corps, ni leur visage et

267 Magali Uhl, « Intimité panoptique », Ibid., p. 155. 268 Bernard Stiegler, « Shakespeare to-peer », op. cit. 269 Ibid.

s’identifient par des noms d’usage qui protègent leur intimité sous le regard panoptique des autres. Ces autres voyeurs sont désormais protégés par l’anonymat des consultations.