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Dia. 2 Henri Bergson, Cône SAB, 1939.

Le nouage de l’art à la théorie est une affaire d’invention. Théorie dans le sens grec d’une science de la contemplation et de l’observation. S’absorber dans une observation attentive, une concentration de l’esprit. Dans la contemplation il y a ce temps qui coule comme dans une forme conique, où loge une tension, pour qu’enfin il se déverse – comme par intuition – dans le plan où loge cette " chose " qu’on pointe et qui contient notre regard, fuyant vers un devenir autre. Si on s’attarde sur ce cône SAB bergsonien59 (dia. 2) qui représente la totalité des souvenirs accumulés dans la mémoire, nous observons une base AB qui est la zone du passé laquelle demeure immobile, alors que la pointe renversée S figure à tout moment le présent et avance sans cesse en touchant simultanément le plan mobile P qui illustre quant à lui la représentation actuelle de l’univers. La mémoire du passé présente dans les mécanismes sensori-moteurs – comme formant un ressort entre la base et la pointe du cône – tient le plan mouvant de l’expérience et tous les souvenirs capables de les guider dans leurs tâches. « Comme le souvenir bergsonien, l’énoncé se conserve en soi, dans son espace, et vit pour autant que cet espace dure ou est reconstitué »60. Ainsi, la fonction que remplissent le livre ainsi que la bibliothèque est celle de se souvenir du « passé et des rêves »61, où les

59 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2007, p. 169. 60 Gilles Deleuze, Foucault, Paris, éd. De Minuit, 2006, p. 14.

énoncés ressembleraient à « des rêves, et tout change, comme dans un kaléidoscope, suivant le corpus considéré et la diagonale qu’on trace »62.

C’est bien dans la bibliothèque, lieu de la matière et de la mémoire, lieu de la documentation et de l’archive, que le récepteur peut contempler – regarder attentivement et considérer la chose par la pensée – l’œuvre dans sa totalité. Stable, statique sur sa chaise le récepteur-lecteur reçoit l’œuvre fixée, reproduite et enregistrée sur le document, présentée avec le récit précis de sa réalisation. Le passé se confond enfin avec le présent, et le virtuel de l’œuvre s’actualise devant ses yeux. C’est le rôle de la critique et de la science de l’art, qui œuvrent à collecter des récits et des témoignages précis et après-coup du processus de réalisation de l’œuvre, généralement absent, disparu de l’œuvre en soi. En l’occurrence, ce modèle a suscité un geste quasi intuitif, une nécessité de saisir des choses qui sont à ma portée, ce qui m’est disponible immédiatement. L’immédiateté a joué un rôle très important, présent par ailleurs dans le format de Technique mixte, dans la liste et l’énumération ainsi que dans le traitement du texte. Sur le plan de ma table, concentrée, je réunis en un centre un conglomérat d’éléments par une opération d’assemblage et d’accumulation en les percevant ici comme qualitatifs et non pas quantitatifs. Les pages lisses – bien que « feuilletées » 63 – des livres et des imprimés que désormais je contemple, conglomérant les particules de mots et des lignes d’encre venues d’ailleurs. Un espace de proximité, ouvert, peuplé d’événements, qu’on pourra littéralement qualifier de lisse dans le sens que lui donnent Deleuze et Guattari : « l'espace lisse sera pensé sur le modèle du feutre, comme "anti- tissu" qui n'implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, mais seulement un enchevêtrement aléatoire des fibres, à la fois homogène (lisse), susceptible de croître

61 Jorge Luis Borges, « Le livre », op. cit., p. 147. 62 Gilles Deleuze, Foucault, Ibid., p. 27.

63 « Le plan d’immanence est feuilleté », déclarent Deleuze et Guattari pour qualifier ce plan qui est « Un-

Tout » et un « chacun », in Qu’est-ce que la philosophie ?, Les éditions de Minuit, col. Reprise, 2008, p. 51. C’est dans ce sens que je considère les livres et imprimés que je contemple et à travers lesquels j’aperçois un lieu homogène et haptique.

en tous sens, et infini en droit »64. Ainsi les documents imprimés entreposés sur ma table écrivent une nouvelle partition, une nouvelle distribution, une nouvelle vérité. Car c’est dans cette pointe S du cône, que s’actualisent le présent et le lieu de l’action du mouvement et du geste. Je promène alors ma pensée créatrice et obstinée le long de lectures et de figures qui forment une grille, un réseau.

2. Digitalité, et autres manies

C’est une bibliothèque virtuellement infinie dans laquelle je m’obstine et je me modifie. Un « lieu-temps »65 où la perte de rigueur méthodologique est compensée par

l’intensité et la jouissance de la lecture libre. Décrire cette bibliothèque, expliquer son origine, ce serait entrer dans la biographie, c’est-à-dire une figure, un portrait qui serait le mien, pourquoi pas un autoportrait. Comme un portrait-robot, mes lectures me pointent du doigt. Elles forment les contours qui tentent de me limiter. Ici je me pose une limite, une contrainte qui est celle du travail au sein d’une bibliothèse qui définit mon esthétique du travail. Si je parle d’une esthétique de travail, c’est que je suis dans une posture de production artistique et d’écriture, qui est bien entendu différente de celle d’un scientifique ou encore d’un journaliste par exemple. Le travail est ici pensé et vécu comme une pratique de – et par – l’art. Ce n’est ni dans un atelier, ni sur un site extérieur que je pense et crée mes pièces mais plutôt à l’intérieur de ce lieu, assise sur une chaise, accoudée à une table qui m’appartiennent toutes les deux pendant un moment. Dans ce lieu de la mémoire, la bibliothèque insiste sur cette posture assise. S’asseoir est actif, c’est un acte antonymique à se laisser tomber sur place, le corps relâché. L’assis pense, veille, jouit dans la paresse sans aucune tâche ni responsabilité. Mais l’assis qui veille sur un malade est aux aguets, inquiet et attentionné. Ici ce n’est pas le corps qui est à l’épreuve de la tension mais l’esprit. La posture assise d’un

64 Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Paris, éd. De Minuit, 1980, p. 614.

65 Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, IMEC, 2002, p. 34.

Bouddha, posture symbolique et effective du Zen et du Tao, une sorte de médiateur par lequel passe un intense oubli du corps. Le sujet disparaît dans la méditation spirituelle formant un tout naturel avec le cosmos. C’est se mettre dans un processus de penser, de rêver, de somnambuler presque sur place. Par ailleurs, cela renvoie bien évidemment à la posture du Penseur de Rodin porté par le poids du corpus sur une main-socle.

Le penseur, cet individu qui travaille ses méninges, est la figure de la pensée en mouvement. Une activité invisible, dans la tête pesante du penseur, lieu de la mémoire et du stockage, lieu du traitement de l’information, qui ne tend qu’à être révélée par une image de pensée, ou bien un geste, une parole, un verbe. Ce penseur est marquant dans sa posture mais aussi dans sa nudité. Il se livre nu à penser, sans outil, sans artifice, sans symbole, silencieux et recroquevillé dans un éboulement pensif total. Il est le seul appareil pensif, le seul organe de pensée. Dans un corps nu, sans artifice, se meuvent la pensée, force et profondeur. Le corps du Penseur est d’ailleurs à l’image de ce que Rodin veut y élucider, une pensée forte, une musculature de pensée, un corpus au-delà du corps. Ce corps d’athlète olympique a l’air si fragile face à la lourdeur de la pensée qui pèse sur sa tête. Cette œuvre ne laisse pas indifférent le penseur et écrivain tunisien Béchir Majdoub. Il décrit dans un texte poétique en arabe, le souvenir de sa rencontre hasardeuse avec la sculpture au musée Rodin à Paris. Dans un premier temps il questionne la nudité du corps pensif. Ensuite il fait comme un éloge de la pensée (el fikr) : « la pensée est comme la flèche tendue à l’arc du corps »66. Cette métaphore de la pensée comme flèche rattachée à son corps-arc me rappelle la formule « père de la flèche est la pensée »67 énoncée par Paul Klee dans ses légendes d’esquisses pédagogiques. L’auteur tunisien est frappé en état de choc esthétique, saisi devant cette sculpture de la pensée qui le renvoie à l’image miroitante de son propre corps pensif. La pensée est donc cette forme de l’extériorité, qui s’adresse au dehors comme le voir ou le parler qui sont aussi des actes de pensée. Elle loge dans cet interstice entre le voir et le

66 Béchir Majdoub, Graines, Maison Tunisienne d'Édition, 1986, Tunis, p. 148. (Traduction par nous-

même).

67 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, op. cit., p. 128. Je reviendrai plus amplement sur cette figure

parler, entre le voir et l’écrire. Deleuze affirme que penser appartient à un dehors qui viendrait s’engouffrer entre le visible et l’écrit.