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Cette chambre noire ne renvoie pas au geste photographique de la prise de vue, mais plutôt à la transformation de celle-ci et au processus de sa révélation et sa mise en format. « Ici, tandis que le sédiment au sol gagnera sans cesse en épaisseur, un mur sera toujours réservé à des reproductions de ses propres tableaux. (…) Ainsi paradoxalement, ses tableaux gagnent en clarté à mesure que son atelier gagne en

désordre »83. L’atelier de l’artiste est quasi organique, une extension de son corps, de sa palette de couleurs et de sa mémoire, faisant ainsi partie intégrante de l’œuvre en devenir. C’est le lieu de toutes ces sources, comme un archéologue, le visiteur peut aisément remonter à l’origine des tableaux baconiens à travers ces couches de sources documentaires. Le peintre se réfère ainsi à des points de vue fixés par d’autres personnes, à des clichés et non pas à un modèle vivant, à un fait réel, comme à la recherche d’un point de vue neutre, d’un recul ou d’une distance qui le sépare de ses modèles à travers l’intermédiaire d’artifices. Ceci permet aussi à l’artiste de saisir les objets dans la multiplicité de leurs relations, et non pas comme des éléments isolés. Sous l’effet médiateur des photographies, une dialectique se déclenche entre l’œuvre et l’atelier et par extension avec le monde extérieur. Ces fragments figés par le temps médiatique sont comme privés de leurs sites naturels ; les animaux ne sont pas dans la nature et les personnes ne sont pas dans les lieux de fréquentation et de rencontre avec l’artiste. Ils sont coupés de leurs origines afin de mieux donner à voir ces traits non figuratifs d’« animalité »84 que semble chercher le peintre. Ils demeurent ainsi à la fois présents et absents. L’atelier est un contenant ouvert grâce à ces bribes de moments venus d’ailleurs. Bacon utilise des photographies chargées de sens primaire, pure illustration de la chose. C’est cette neutralité qui lui permet de construire sa Figure85 et s’éloigner ainsi de la figuration et de l’illustration. Par ailleurs, la toile à son tour devient le lieu d’ordonnancement du chaos instauré par ces documents et clichés.

Bien qu’il s’agisse de peinture, je me sens très proche de cette logique de la sensation. Ce rapport complexe avec les documents imprimés et les photographies documentaires et cette posture paradoxale à la fois de regardeur et de réalisateur cohabitent aussi dans mon univers créateur. J’ai aussi ce sentiment de proximité et d’intimité avec le média qui me donne un point de vue d’apparence avec la chose réelle,

83 Martin Harrison, Francis Bacon, La chambre noire, éd. Actes Sud, 2006, p. 81. 84 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 148.

85 Ibid., p. 11. Le philosophe emploie la majuscule afin de différencier la Figure baconienne de la figure

me permet de savoir et de traiter ce savoir dans un rapport autre au temps. Comme si dans ce face à face, j’étais seule à regarder l’autre et qu’il n’y avait qu’un sens à la vue. L’étude de l’imprimé permet au peintre de transformer son idée arrêtée sur la figure, prolifèrent en lui d’autres images comme dans un processus génétique. Francis Bacon parle d’ailleurs d’étude, nommant ainsi ses peintures : « Étude pour un portrait ». Comme une activité complexe et intense à laquelle il se livre dans la solitude, tentant de comprendre comment une bouche peut s’ouvrir dans un cri, ou encore comment un homme peut marcher ou courir. « Grâce à l’image photographique, il se trouve que je me mets à errer dans l’image et découvre ce que je pense être sa réalité beaucoup plus que je ne vois en regardant la chose »86. Errer dans une photographie87 c’est faire d’elle un monde aussi vaste que le réel. C’est ainsi qu’elle nous appartient en quelque sorte. L’image donne ce point de vue déjà stabilisé par une machine ou un appareil (cinéma ou photographie) sur la chose, au lieu de la regarder directement. Paradoxalement, elle va directement au but.

Comme une définition dans un « dictionnaire »88, elle cadre et nomme, elle norme. C’est d’ailleurs la fonction qu’ont jouée les chronophotographies de Eadweard Muybridge, qui ont servi à de multiples Figures de Francis Bacon, par les enregistrements du mouvement humain, de l’image-mouvement. Elles multiplient le sens et les points de vue jusqu’à inspirer au peintre une production de séries et de triptyques. Comme un déclencheur d’idée en marche, en devenir, le regard saute par dessus l’image et s’élance en avant. La photographie-document est un trampoline à multiples directions. Ou encore, un corpus de clichés de presse saisis au vol constitué de preuves de l’actualité sur le monde et sur l’époque de l’artiste. Les clichés représentent l’information visuelle nécessaire pour un regard critique et plastique sur le monde. « Une autre chose qui m’a fait réfléchir au cri humain, c’est un livre que j’avais acheté dans une librairie de Paris lorsque j’étais très jeune, un livre d’occasion où il y avait de

86 Francis Bacon, Francis Bacon, L’art de l’impossible, entretien avec David Sylvester, Genève, Rkira,

1995, p. 73.

87 J’aimerais préciser ici que la photographie est à prendre dans le sens de document illustré, plutôt que

d’œuvre photographique. La photographie-document repose sur une fonction documentaire.

belles planches coloriées à la main relatives aux maladies de la bouche, de belles planches montrant la bouche ouverte et l’examen de l’intérieur de la bouche ; et elles me fascinaient, et j’en étais obsédé »89, ajoute Bacon. Cette description à laquelle se livre poétiquement le peintre montre la place qu’occupent les documents dans son travail, discours qui serait analogue à celui de Cézanne vis-à-vis des pommes. Le document joue le rôle d’un motif et dans sa répétition au sein d’une pratique picturale s’affirme la recherche d’une nomination picturale de cette chose ainsi que de son « fait pictural »90, ligature proprement picturale qui ne raconte aucune histoire sauf celle de son propre mouvement.